Rafraîchissante et louable initiative que celle de son Directeur Peter Gelb d’introduire le répertoire baroque au Met, mais à double tranchant. La salle mythique construite il y a plus de 125 ans maintenant a plutôt été envisagée pour Verdi et autres Puccini, mais en aucune façon pour la délicatesse d’un orchestre baroque, ce qui pose un certain nombre de problèmes auxquels cette production a tenté de répondre de façon tout à fait intéressante.Pour autant, les instruments baroques ne seraient faits que pour les chapelles, les boudoirs et les placards à balais ? Certes non, et on se souvient d’effectifs orchestraux titanesques pour des performances historiques : Concertos Grossi de Corelli ou Water Music de Handel. Fort des représentations intimistes actuelles de la musique baroque (correctes, mais partielles), on peine à imaginer les 24 hautbois, 12 bassons, 9 cors et 9 trompettes de la création de Music for the Royal Fireworks du même Saxon. Et pourtant, la musique baroque est bel est bien tout sauf figée, et sait remarquablement s’adapter aux circonstances.
Fort de ces considérations, le Met a pris le parti de s’adapter à la fois à ses capacités physiques et à son public en partant de sa culture et en faisant quelque part le cheminement d’un Nikolaus Harnoncourt il y a 40 ans. Lui-même était parti du Philharmonique de Vienne avec quelques amis pour découvrir empiriquement la pratique dite "historique" et avait été rejoint tant par des grandes figures romantiques, voire contemporaines comme Helen Watts (première Messe en si) ou Gérard Souzay (Castor et Pollux), que par des interprètes authentiquement "baroques" comme le contre-ténor Paul Eswood. D’où le style atemporel caractéristique du personnage et de son univers.
De la même manière, c’est bien l’orchestre du Met qui se met au baroque, passant de Richard Strauss à Handel et du violon moderne au clavecin. Belle ouverture d’esprit et belle flexibilité qui s’enrichit de l’expérience des différents chefs invités par la grande maison, de William Christie (The Enchanted Island) à, aujourd’hui, Harry Bicket, transfuge de l’Orchestra of the Age of Enlightenment. Dans ces conditions, rien à redire sur la grammaire de cet orchestre de circonstance. Seule une absence de style véritable, d’identité serait à déplorer, un côté lisse et policé dans les phrasés, préoccupant si l’ensemble n’était pas si jeune sous cette configuration et ne s’était pas formé vitesse grand V pour pouvoir ainsi présenter une performance absolument crédible. Pas complètement satisfaisant dans les détails, l’orchestre laisse donc plutôt augurer de jolies perspectives.
Côté voix, maintenant, c’est aussi le mélange des genres. On y retrouve ainsi une star straussienne, une autre wagnérienne, un ténor et une basse romantiques et deux contre-ténors baroques. Un catalogue qui serait juste s’il n’était si caricatural, mais qui montre bien l’assemblage incroyable de talents venus des quatre coins du monde - USA, Canada, Angleterre, Allemagne et Chine - et des quatre coins de la musique réunis ici par Renée Fleming. Un casting qui a de quoi remplir le théâtre tant en termes de projection sonore que de recettes, mais dont le caractère hétéroclite ne garantit en rien la consensualité.
L’image sonore globale de ce plateau est déjà, par nature, déséquilibrée, et cela se ressent dès l’apparition des deux contre-ténors, Andreas Scholl et Iestyn Davies. Si le timbre du premier a quelque chose de miraculeux qui n’est pas sans rappeler la grâce magique d’un Deller, il peine à contrebalancer ses coreligionnaires de par son chant plus dans l’élégance que la puissance. Cela se ressentait déjà lors de la diffusion en direct de ce Rodelinda dans les salles de cinéma, et se voit ici confirmé par l'édition vidéo. Garants historiques de cette production, les deux contre-ténors ne sont en rien à blâmer tant leur performance est digne d’éloges et on imagine le travail fourni de part et d’autre, notamment dans le duo final de l’Acte II entre Rodelinda et Bertarido, pour parvenir à faire malgré tout de ce mariage forcé un véritable moment de musique, et de très belle musique en vérité.
Ensuite, on assiste béat à l’incroyable performance de Stephanie Blythe, mezzo wagnérienne s’il en est, qui montre ici une compréhension remarquable du langage handélien, tant dans sa prosodie (son italien est impeccable et ses récitatifs idoines) que dans sa grammaire (ornements et vocalises magnifiquement expressifs). Le tout avec une assise vocale ahurissante, et une évidente affinité avec l’acoustique du lieu. L’autre belle surprise nous vient de la basse Shenyang. Issu du conservatoire de Shanghai, il a été remarqué par Renée Fleming qui lui a permis de rejoindre l’équipe du Met. Quelle profondeur de timbre ! Quelle élégance ! Et un flegme délicieux qui convient à merveille à son personnage et met ce second rôle carrément sur le devant de la scène !
Plus discutable est l’interprétation du ténor Joseph Kaiser. Rien à dire sur son timbre : beaucoup de matière, de rondeur et de puissance à la fois, ainsi qu'une grande élégance et une parfaite compréhension de son rôle de méchant de service qui finit par s’humaniser et servir la cause des héros. Mais dès qu’arrivent les vocalises, rien ne se passe. Les notes s’enchaînent et ne nous disent plus rien d’autre que de la technique, irréprochable mais tellement scolaire…
Quant à Renée Fleming*, son interprétation nous plonge littéralement dans l’embarras. En dépit de toute l’admiration qu’on peut lui porter, et de la reconnaissance qu’on peut éprouver pour le fait qu’on lui doit quelque part cette ambitieuse production, on ne peut malheureusement être convaincu par sa prestation. De fait, son "sfumato sonore", comme l’a qualifié jadis Renaud Machard, n’a pas sa place ici. Pour cristallins et magiques que soient ses aigus, la générosité de ses portamenti tient de l’excès, tout comme son agogique, qui rend ses vocalises pour le moins approximatives, créant un gouffre parfois béant avec l’orchestre. Et que dire de son italien à peine articulé. Certes, il y a du bel canto dans le baroque, mais ce n’est pas la seule donnée et il semble difficile à la diva de s’approprier de nouvelles habitudes. Une personnalité vocale comme Renée Fleming avait beaucoup à apporter au monde du baroque. Là, elle reste sur le côté et au final, celle qui est l’instigatrice de ce spectacle et de ce plateau paraît paradoxalement la plus éloignée du propos et constitue le plus grand sujet de déception de ce projet.
* Cf. extrait de "Moi caro bene !" par Renée Fleming à la fin de cette critique.
Côté mise en scène, le défi était de rendre acceptable sur la scène gigantesque du Met ce huis clos autour de deux couples. Pas de chœur et un simple final en sextuor dans ce Rodelinda. Pourtant, la scénographie de Stephen Wadsworth, bien qu’un rien formelle et parfois raide, fait des merveilles par son sens de l’espace et du détail, jouant avec art sur le proche et le lointain tel un réalisateur de cinéma, avec une direction d’acteur d’un relief de chaque instant, y compris pour les personnages qui ne sont pas sous les projecteurs. Et que dire de ces changements de décors gigantesques, de la chambre au jardin, et de la bibliothèque à la cour, avec cette incroyable machinerie qui soulève les écuries pour nous faire pénétrer sous terre, dans les cachots de Milan ? Cet opéra est capté comme un film - dommage pour l’orchestre, mais le parti pris est assumé – qui nous plonge dans une intrigue dont nous ne sortons pas.
Bref, une histoire passionnante, remarquablement servie malgré ses défauts essentiellement philologiques, mais sans doute une étape importante vers la création d’un style baroque propre au Metropolitan Opera. Nous avons la chance d’assister, grâce aux éditions Blu-ray et DVD de ce live de 2011, à cet événement passionnant. Cette production de Rodelinda laisse augurer de bien belles choses à venir !
Lire le test du DVD Rodelinda au Metropolitan Opera avec Renée Fleming
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Jérémie Noyer