Quatrième opéra de Richard Strauss, Elektra voit le jour 4 ans après Salomé. Les deux œuvres s'inscrivent dans la même mouvance esthétique définie par un orchestre très chargé qui arrive aux limites expressives acceptables par les spectateurs de la création. D'emblée, un énorme défi est posé au chef : l'absolue nécessité de ne pas couvrir les voix malgré la bonne centaine de musiciens réunis dans la fosse. D'autres exploits resteront à réaliser : veiller à demeurer constamment clair, suivre les fils conducteurs des motifs qui parsèment la partition de Richard Strauss à la manière des opéras de Wagner, mais aussi soutenir et nourrir sans cesse le flux sonore ininterrompu. Une épreuve qu'assume ici parfaitement Christoph von Dohnanyi, grand chef straussien, à l'aide de l'orchestre-maison de l'Opéra de Zürich, phalange magnifique en la circonstance.
Elektra possède une autre particularité : il s'agit d'un opéra de femmes. Une soprano dramatique tient le rôle-titre, une autre soprano celui de sa sœur Chrysothemis, et une mezzo-soprano incarne leur mère Clytemnestre. Strauss a écrit pour chacune d'éprouvantes parties, fort longues et souvent solistes, véritables moments clés participant à la progression dramatique très simple inspirée par la pièce éponyme de Sophocle à Hofmannsthal. Ces parties solistes nécessitent en outre de très bonnes actrices. Le traitement de la voix par le compositeur étant quasiment par moments une négation même de la voix, l'équilibre entre chant et théâtre demande de solides incarnations. Les trois solistes de cette distribution prestigieuse tiendront avantageusement leurs rôles sur la scène de l'Opéra de Zürich.
En premier lieu, Eva Johansson, en permanence sur scène, est une Elektra omniprésente dans le dramatisme. Intensité du regard, gestuelle maîtrisée, cette Elektra est une jeune femme moderne. Sa haine obsessionnelle et son esprit de vengeance tendent vers un absolu de destruction inexorable et impitoyable. Exempte de sentiments humains, matricide par la main de son frère et infanticide, l'hystérie la domine. Les yeux de la chanteuse, particulièrement mis en valeur par les gros plans, expriment la complexité des pulsions qui l'habitent avec une étonnante justesse. Et quelle voix ! Puissante, nuancée, aussi intense dans l'extériorisation des sentiments que dans leur intériorité. Aucune faiblesse de régime durant cette heure et demie… Une performance que l'on retrouve chez ses deux partenaires.
Avec une voix plus "raisonnable", la sœur d'Elektra, Chrysothémis, est elle aussi brillamment jouée par la soprano Melanie Diener qui maîtrise son registre avec force et nuances. Les parties en duo sont également une heureuse réussite. Si ce personnage est habillé de blanc, on aurait tort de prêter trop d'humanité à ce personnage, et l'expression donnée à ce rôle par la soprano tend à illustrer cet axe. Melanie Diener, en 2005, faisait partie de ces voix jeunes qui ont tout à donner et qui nous le font sentir.
Dans le rôle maternel, celui de Clytemnestre, nous retrouvons la mezzo-soprano slovène Marjana Lipovsek, très imposante en raison de la maturité qui convient parfaitement au rôle. Une seule grande scène lui est dévolue, mais inoubliable : sorte d'Elektra bis, elle manifeste une névrose encore plus développée que celle de sa fille. Consumée par ses cauchemars, envahie par la colère et la peur, l'angoisse la détruit. L'imposante silhouette vêtue de rouge de Marjana Lipovsek en impose à elle seule. Quant à son interprétation, elle est dominée par des cris, de larges déclamations et de fascinantes métamorphoses vocales, reflets d'un esprit détraqué.
Des courtes interventions masculines, nous retiendrons l'Oreste du baryton-basse Alfred Muff, bras armé d'Elektra aux allures de Wotan voyageur, et l'Egisthe de Rudolf Schasching, ténor massif déguisé en parvenu obsédé, meurtrier et vulgaire.
La mise en scène réalisée par Martin Kusej pour illustrer cet opéra à la violence physique et psychologique permanente, ne convainc cependant que partiellement. En effet, si l'on peut adhérer à sa proposition de huis clos qui abrite les maladies mentales des protagonistes et le principe d'un décor unique, ce qui s'y déroule nous fait émettre quelques réserves. Par exemple, Elektra déterre une hache qu'on ne lui verra jamais tenir, ce geste étant laissé à d'autres. Certaines scènes ménagent des surprises mais nous laissent davantage dubitatifs car elles peinent à rejoindre le livret et une réelle cohérence de traitement.
Le décor de Rolf Glittenberg est composé de huit portes capitonnées de blanc qui rappellent celles des cellules des asiles d'antan. Sur le sol, rien n'est plat, à la manière de dunes de sable. Une lumière aveuglante transperce d'un bout à l'autre l'espace scénique. La modernité très actuelle des costumes de Hendi Hackl projette les travers moraux d'Elektra et des autres acteurs du drame dans notre époque. "Elektra est un mélange de lumière et de nuit, de noir et de clarté", disait Richard Strauss à propos de son opéra. En cela, le travail des lumières de Jürgen Hoffmann suit fidèlement les indications du compositeur, en particulier dans la scène qui place face à face Elektra et son frère Oreste : l'intensité du bleu nuit et les vapeurs tombant du plafond, contrairement à d'autres moments, figurent un grand moment de justesse psychologique visuelle.
Comme Salomé, aucune Elektra de notre connaissance n'est jamais dirigée comme le souhaitait son compositeur, à savoir comme du Mendelssohn, de la "musique de fée". Mais peu importe, finalement, quand le résultat musical convainc autant que sous la baguette de Christoph von Dohnanyi. Si la mise en scène appelle certaines réserves, musicalement, cette version d'Elektra compte de fait parmi les très bonnes versions disponibles.
Lire le test du Blu-ray Elektra à l'Opéra de Zürich en 2005
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Nicolas Mesnier-Nature