L'Amour de Danaé (Die Liebe der Danae) est une "mythologie joyeuse" composée entre 1938 et 1940 par Richard Strauss sur des esquisses de son dramaturge fétiche Hugo von Hofmannsthal. Le sujet peut surprendre en pleine période de grands troubles internationaux mais conserve les trois constantes dramaturgiques de son auteur, à savoir la permanence de l'Antiquité (ou de l'histoire ancienne), le triomphe de l'amour et une figure féminine centrale. Victime du contexte historique qui empêcha sa création publique avant le décès du compositeur et pâtissant tout autant du caractère de son style musical, L'Amour de Danaé souffre encore aujourd'hui d'une désaffection des scènes d'opéra. À peine une petite vingtaine de représentations depuis la première en 1952 au Royal Albert Hall sous la direction de l'ami de toujours, Clemens Krauss, soit le nombre dévolu à Salomé ou au Chevalier à la rose pour une seule année ! Mais tout l'intérêt d'une telle édition ne se pose pas uniquement en regard de sa rareté, bien heureusement.
À chaque production d'un opéra de Strauss se pose le même problème de sa dramaturgie et de sa scénographie… Le sujet de cette "mythologie joyeuse", ainsi nommée sur une suggestion de l'épouse de Clemens Krauss, Viorica Ursuleac, pour qui le rôle de Danaé fut écrit, reste pour le moins superficiel par rapport au contexte historique dans lequel elle vit le jour. Par moments, sa parenté avec une opérette à costumes risque de dénaturer totalement la richesse de la musique, véritable synthèse artistique d'un compositeur âgé de près de 85 ans. Les interludes orchestraux relèvent du grand art. À l'image de ceux d'un autre opéra de Strauss, La Femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten), la matière orchestrale continue fait bien souvent penser à Wagner, comme le traitement des voix et des personnages: Jupiter rappelle fréquemment Wotan – voir la scène de ses adieux – les quatre Reines peuvent être rapprochées des Filles du Rhin, et le couple formé par Danaé et Midas ne manque pas de faire penser à Tristan et Isolde pour la scène d'amour. Quant à la pâte musicale, certains passages lorgnent avec évidence vers les Quatre Derniers Lieder. La musique de L'Amour de Danaé, continue et expressive, complexe à mettre en place, ne laisse aucun répit à ses interprètes et nécessite une précision diabolique de tous les instants. Andrew Litton caresse cette partition avec attention, et se montre aux petits soins pour ses chanteurs. À la tête du Deutsche Oper Berlin, sa direction fouille en profondeur la multitude de richesses de cet ouvrage à redécouvrir d'urgence.
La soprano allemande Manuela Uhl joue Danaé avec conviction, aussi à l'aise en déesse dans une robe cousue d'or qu'en piteuse victime de la condition humaine. Les notes aiguës fréquentes sont atteintes facilement avec cependant une pointe de tension. Mais sa fréquentation de l'univers straussien et wagnérien lui permet de compenser largement cela par une intelligence du personnage.
Matthias Klink réussit également son Midas, avec une limite semblable quant à la puissance, et l'on aurait aimé avoir affaire à plus de chaleur, d'épaisseur, de gras dans le registre parfois couvert par sa consœur. Mais leur duo d'amour sonne juste, et le chanteur montre une bonne présence scénique dans l'évolution de son personnage.
Le baryton américain Mark Delavan campe un Jupiter impressionnant, qui s'améliore au fur et à mesure du déroulement de l'opéra. Il gagne ainsi de plus en plus "en voix", pour finir par libérer totalement son talent dans des adieux très réussis ("Auch dich schuf der Gott", Acte III, 3e Tableau). Son personnage est un des plus complexes de l'œuvre puisqu'il évolue du dieu rayonnant et amoureux au jeteur de sorts vengeur, pour finir en divinité impuissante devant l'amour humain.
Mercure est fidèle à sa symbolique mythologique de perspicacité et d'allégresse, et s'illustre dans un jeu d'apparitions et de disparitions réussi. Le ténor belge Thomas Blondelle reste truculent et très à l'aise dans ses déplacements, et la voix est parfaitement en accord avec l'aspect visuel en se montrant légère et présente à la fois.
Burkhard Ulrich, autre ténor léger, assure un Pollux de même catégorie, affolé par les chambardements qui l'entourent, mais dont l'absence de grande scène ne permet pas au spectateur d'apprécier toutes les qualités.
Le quatuor vocal formé par les quatre Reines – les sopranos Sémélé et Europe, la mezzo-soprano Alcmène et la contralto Léda – est une réussite totale. Strauss considérait les ensembles qu'il confie à ce quatuor vocal parmi ses meilleures réussites, ce qui ne peut qu'être confirmé à l'audition des interprètes réunies à Berlin, jouant sous l'angle de polissonnes entremetteuses.
Voyons maintenant ce que propose la mise en scène de Kirsten Harms, épaulée par le dramaturge Andreas Meyer…
Nous l'avons dit, L'Amour de Danaé mélange les genres et navigue en permanence entre l'opérette et le drame. La thématique initiale d'un État réduit en faillite par le Roi Pollux trop dépensier, assailli de créanciers, d'huissiers et de déménageurs, est une aubaine à ne pas laisser passer dans notre contexte de crise actuelle, et l'absolue nécessité de trouver des financements ainsi que la fascination totale pour l'or – on pourrait s'amuser à totaliser les très nombreuses fois où le mot apparaît dans le livret – sert en partie de fil conducteur visuel jusqu'à la conclusion. Associées à l'amour, sans lequel quasiment aucun opéra n'existerait, ces deux thématiques engendrent une nouvelle dramaturgie visuelle convaincante et intelligente. L'actualisation des habits élude l'opérette à costumes. Le rappel de la mythologie s'effectue avec subtilité. On remarque ainsi les tableaux à sujet mythologique directement en rapport avec les personnages du livret saisis par les créanciers, les statues de dieux ou le masque grec de Jupiter. Plus subtils encore, le bas de la robe d'une des Reines à motif grec caractéristique, le chapeau melon de Mercure rappelant la coiffe du dieu romain et, surtout, les presque trop discrets attributs des quatre Reines sous forme de sacs à mains que l'on s'amusera à associer à leurs illustres propriétaires respectives.
Le travail sur les lumières dirigées par Manfred Voss mérite qu'on s'y attarde : la succession des bleus intenses, le magnifique orangé couvrant le duo d'amour, les fumées très wagnériennes sur les débris architecturaux, et les blancs intenses de certains costumes parachèvent une véritable réussite visuelle. Le piano suspendu par les pieds pendant presque tout l'opéra, comme une épée de Damoclès inventée par Dalí, ne manquera pas de rester quant à lui dans les mémoires…
En résumé, pour sa rareté qu'on ne demande qu'à voir s'atténuer et pour la qualité artistique globale, cet Amour de Danaé doit figurer sur vos étagères en bonne place et ne demandera qu'à être à nouveau visionné pour en apprécier toute la richesse du contenu.
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Nicolas Mesnier-Nature