L'opéra baroque n'échappe pas au dilemme qui agite aujourd'hui tout metteur en scène : respect de la tradition ou transposition? Deux visions du premier opéra de Rameau ont été récemment publiées : celle d'Ivan Alexandre pour l'Opéra Garnier, en DVD chez Erato, qui reproduit scrupuleusement costumes et gestique XVIIIe ; celle qui nous occupe s'évade à l'exact opposé avec décors et costumes ultra-contemporains. Il en fut de même à l'automne 2014 avec deux Castor et Pollux qui virent l'audace temporelle très radicale de Barrie Kosky à Dijon et Lille triompher de sa rivale empesée au Théâtre des Champs-Élysées en venant à bout avec aplomb de tous les détours d'un livret qui n'avait jamais paru aussi lisible. Cette production bouleversante rendait à un Rameau débarrassé de la poussière de la reconstitution toute sa puissance lyrique. En va-t-il de même pour Jonathan Kent, dont la luxuriante mise en scène de The Fairy Queen, à Glyndebourne déjà, avait ravi de nombreux spectateurs ?
"Une vie vécue avec démesure est désastreuse mais une vie vécue dans la plus stricte retenue est amputation de la vie même", déclare Jonathan Kent. Le duel Raison/Passion exposé dès le Prologue d'Hippolyte et Aricie au travers des personnages de la froide Diane chasseresse et de l'Amour conduit l'inventif metteur en scène anglais à une transposition doublement audacieuse, non seulement temporelle mais aussi géographique : toute l'action filera la métaphore du réfrigérateur ! Ce sera d'abord la porte de l'appareil ménager avec bac à glace d'où Diane harangue ses troupes et compartiment à œufs où éclora littéralement l'Amour. Puis la chambre froide avec carcasses de cerfs immolés. Pour l'Acte des Enfers, l'envers de l'appareil avec sa grille de réfrigération et ses câbles oxydés accueillera le trio des Parques tricotant au milieu des mouches tombées, alors que le final se déroulera dans la chambre froide ultime : la morgue. Même l'appartement des époux Thésée vu en coupe sera comme un univers de glaciation des sentiments où il pleuvra sur les personnages, après que le bouillonnement de son aquarium géant aura pris en charge la tempête finale de l'Acte III.
Un tel choix, fatalement déroutant, un peu délicat à saisir à la première vision, est néanmoins tout à fait cohérent. Dès que l'Amour prend le pouvoir dans le frigo du Prologue, les danseurs, jusque-là en manteaux de fourrure blancs, se dévêtent. Le poussin Amour chante juché sur un pied de brocolis… On devine que l'on ne va pas s'ennuyer, d'autant moins que cette conception originale est défendue par des moyens visuels extrêmement persuasifs, à la hauteur de l'ambition esthétique. L'applaudimètre se met d'ailleurs en branle dès le lever de rideau à la vision de l'invraisemblable premier décor qui, comme les cinq qui suivront, est éclairé de la plus séduisante façon par Mark Henderson. Les costumes vont des caleçons de Calvin Klein à la plus folle exubérance qui qualifie Jupiter et Pluton ! Cette réussite visuelle, œuvre du designer Paul Brown, d'une folie imaginative sans cesse renouvelée et source d'un constant pouvoir d'enchantement respecte donc finalement à la lettre l'esprit baroque. Avec Jonathan Kent, le spectateur du XXIe siècle n'a rien à envier à celui du XVIIIe en matière d'émerveillement scénique. Ainsi, on n'a pas lésiné sur les moyens : physiques hollywoodiens, costumes, décors, apparitions en tout genre, tempêtes… Assurément le compte y est. Jonathan Kent, qui avait déjà beaucoup amusé en 2009 avec ses libidineux lapins purcelliens offre de même à son Hippolyte et Aricie des allures de comédie musicale pour la scène des marins de l'Acte III. Rameau à Broadway, qui l'eût cru ?
On ne fait pas que s'amuser dans ce spectacle haut en couleur souvent très sensuel, mais également très habile dans sa partie tragique : si l'on éclate de rire en assistant à la naissance du poussin Amour, on est à l'inverse touché au cœur lorsque Phèdre disparaît dans la fosse d'orchestre après sa déconfiture du IV ou lorsque l'opéra se clôt avec elle, évacuant à propos le très convenu happy end ramiste. Aucun regard condescendant ni provocateur de la part d'un metteur en scène qui prouve à chaque instant qu'il est un bon lecteur : ainsi, pour donner opportunément sens à l'irruption chorégraphique un brin convenue de l'Acte III, il fait chanter la matelote par… l'Amour. Imparable ! En claire osmose avec le propos de l'œuvre, la scène finale est glaçante. Chez Kent, l'Amour se pend.
Au rayon bien mince des réserves, l'on mettra la chorégraphie d'Ashley Page, par endroits plus divertissante que véritablement inspirée. L'on s'interroge également un peu sur la lisibilité du lien effectué entre les Actes par le visage en noir et blanc d'un homme sans âge qui, tout à tour, a les yeux fermés, rivés sur les spectateurs ou la bouche hurlante : métaphore de l'être humain au-dessus des passions qu'il est parvenu à dompter ? Ou double philosophe d'un William Christie revenu de tout ?
L'indiscutable William Christie qui, justement, fait parler au merveilleux Orchestra of the Age of Enlightenment le même langage que la scène. On sait combien Sir William aime à s'amuser : pour mémoire, rappelons les irrésistibles saluts des Indes Galantes dans la vision d'Andrei Serban pour Paris en 2004. Il dirige ici d'autorité une partition qu'il possède sur le bout des doigts. Les tempêtes sont au rendez-vous. Les cuivres somptueux de l'irrésistible scène chasseresse de l'Acte IV portent très haut les couleurs de cette musique, et l'ampleur qu'il donne à la sublime phrase de Thésée "Puisque Pluton est inflexible" à l'Acte II est absolument bouleversante. Tout comme se montre bouleversant le Thésée interprété par le merveilleux Stéphane Degout. Idéalement chantant, immergé comme il sait si bien le faire dans les affres des personnages qu'il incarne, le baryton français est comme à l'accoutumée d'une allure scénique magnétique.D'autres français l'accompagnent dans cette aventure anglaise. En tout premier lieu, l'excellent François Lis : d'une stature imposante, très gâté par ses costumes successifs, il fait montre d'une autorité vocale impressionnante.
Dans les nombreux seconds rôles, on se réjouit avec le beau chant d'Emmanuelle de Negri qui ravit avec le tube "À la chasse, à la chasse !" ainsi qu'avec la piquante Tisiphone à tête de Méduse de Loïc Félix.
Du côté Anglais, on ne démérite pas avec une idiomatique prononciation du français pour tous. Ed Lyon convainc totalement avec son juvénile Hippolyte, doté d'un physique entre Robert Carsen et Mel Gibson, aussi touchant que séduisant. La Phèdre très concernée de Sarah Connolly, d'une expressivité à la Janet Baker, montre une autre facette de l'interprète qui nous avait fort impressionné dans sa Lucrèce avec David McVicar. La belle Aricie sans afféterie de Christiane Karg complète avec la Diane autoritaire de Katherine Watson et l'Amour dévastateur d'Ana Quintans une distribution sans fausse note.
Sans oublier le Glyndebourne Chorus qui n'a rien à envier à celui des Arts Florissants.
Quel chemin parcouru depuis l'enregistrement fondateur d'Anthony Lewis ! Rappelons, avec William Christie, le rôle essentiel de cet enregistrement Decca dans la découverte de l'œuvre. De fait, parti d'Angleterre avec Lewis et des chanteurs exclusivement anglais, Hippolyte et Aricie revient comme chez lui en Angleterre, et de la plus belle façon, avec Christie et son équipe glanée des deux côtés de la Manche.
En guise de conclusion, tressons à nouveau de reconnaissants lauriers à la magnifique captation de François Roussillon. On reconnaît très vite le travail exceptionnel du réalisateur à son abondance des plans d'ensemble, seuls habilités à pouvoir rendre compte des enjeux d'une mise en scène. Jusqu'à l'ultime plan au service de Jonathan Kent, le travail du réalisateur en sort magnifié. Par le biais de cette initiale humilité, le vidéaste français devient alors le magnifique artiste supplémentaire d'une équipe de haut vol.
À moins que l'on ne reste attaché à une certaine tradition, cette production hautement recommandable sert on ne peut mieux une vision stimulante au diapason de la jeunesse éternelle de Rameau et de son Hippolyte et Aricie.
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Jean-Luc Clairet