Composé entre La Rondine et Turandot, son dernier chef-d’œuvre, Il Trittico occupe une place importante dans les grands opéras des dernières années de la vie de Puccini. Il Tababarro (La Houppelande) fut achevé en 1916, Suor Angelica en 1917 et Gianni Schicchi l'année suivante. L'ensemble compose par conséquent un tout homogène au niveau chronologique, mais également une belle unité à la fois musicale et intentionnelle, ce malgré les apparences. L'écriture puccinienne, pour peu qu’on passe outre les "facilités" expressives souvent attachées aux grands airs qui retiennent à eux seuls toute l'attention du public, revêt une de ses plus belles parures dans Il Trittico. Elle atteindra des sommets absolus dans son œuvre ultime, Turandot, malheureusement inachevée.
Marqué par le souci presque maniaque du détail, d'un modernisme par moments soutenu, Il Tabarro demande à un vrai chef de fosse de les rendre évidents et vivants. Le remarquable Antonio Pappano fait partie de cette confrérie, qui sait nous faire entendre klaxons, sirènes, glockenspiel, célesta de manière parfaitement scénarisée et non plaquée gratuitement.
Suor Angelica présente cette spécificité d'être un opéra de femmes, sans aucune voix masculine, sorte de pendant contraire à La Fanciulla del West créé en 1910 qui, lui, ne contenait qu'une voix féminine. Certainement le plus méprisé des trois opéras du Triptyque, mais le préféré de Puccini, il a contre lui un aspect mystico-religieux difficile à assumer sur une scène. L'apparition finale de la Vierge ne fait que renforcer ce problème, que le metteur en scène Richard Jones élude toutefois avec talent et opportunisme. Son ancrage dans un univers hospitalier pour enfants des années 50 – en lieu et place d'un cloître du XVIIIe siècle - évite ainsi le décor lourdement signifiant de l'édifice religieux originel prévu par le livret. Une idée qui porte ses fruits au regard de la réussite totale à laquelle aboutit cette production du Royal Opera House de Londres.
Enfin, Puccini parvient encore à apporter des innovations dans Gianni Schicchi. Sa seule comédie reste la plus connue du Triptyque, et présente cette particularité de ne proposer que des scènes d'ensemble qui réunissent le plus souvent une dizaine de personnages. L'action originale se passe au XIIIe siècle, mais là encore, Richard Jones conserve une unité temporelle en la transposant à la même époque que Suor Angelica. Le spectateur attentif remarquera sur scène une statue de Dante, allusion à l'auteur de l'argument de Gianni Schicchi. Le sujet de la quête de l'héritage reste une constante à travers les époques, et l'on apprécie, comme pour Suor Angelica, que la transposition choisie par le metteur en scène ne nuise ni ne choque en rien en raison de l'universalité des thèmes traités.
Si les sujets du Triptyque paraissent indépendants, fidèle à l'aspect dramatique qui lui est cher, Puccini choisit la mort pour les lier : meurtre dans le premier, suicide dans le second et décès naturel dans le dernier. Les deux premières victimes sont la conséquence du drame qui se joue, mais la dernière en est en revanche la cause. Un contraste étonnant existe par ailleurs entre Il Tabarro et Suor Angelica, où l'action scénique reste volontiers statique et oppressante, où chaque héros vit dans son propre enfermement, et Gianni Schicchi, merveilleusement représentatif de la famille italienne, outrancière et trépignante. Une progression stylistique reste à noter dans le passage du drame noir vériste d'Il Tabarro au drame lyrique de Suor Angelica, pour finir en beauté avec de plus en plus de légèreté avec la bouffonnerie grinçante. Gianni Schicchi contient le fameux air de Lauretta "O mio babbino caro", au programme de maints récitals de sopranos mais qui, sorti de son contexte, n'a pas du tout la même portée qu'au sein de cette comédie noire au demeurant fort drôle.La distribution choisie présente en outre des similitudes vocales qui renforcent encore l'unité du programme.
On retrouve dans Il Tabarro le baryton Lucio Gallo, formidable Michele en patron de péniche torturé, un rôle très difficile à mettre en place en raison de son constant parlando. Son "Perche non m'ami piu" et la scène finale sont des grands moments d'intensité théâtrale. Lucio Gallo jouera brillamment le rôle-titre de Gianni Schicchi, un personnage très typé, prototype du profiteur et arnaqueur d'arnaqueurs, qui finit vainqueur à l'issue d'une histoire totalement amorale. La voix parvient à s'y épanouir, alors qu'elle peut paraître par ailleurs plus difficile et contenue.
Le baryton italien forme un couple bien assorti avec la soprano hollandaise Eva-Maria Westbroeck, un duo que nous avons déjà apprécié dans La Fanciulla del West. Le personnage de Giorgetta permet à la cantatrice de développer son sens du théâtre dans cet archétype très puccinien de la petite femme accablée par la fatalité et le malheur. Son hurlement final, très violemment représenté en pleine lumière pour trancher sur l'atmosphère jusque-là poisseuse et sombre, fait froid dans le dos et n'est pas sans rappeler celui de la Lulu de Berg. Très en forme vocalement, son duo avec le ténor Aleksandrs Antonenko "E ben altro il moi sogno" ne cherche pas le beau son mais la vérité et la passion d'un amour interdit. La stature du ténor est bien à sa place dans le rôle de Luigi, malgré une voix un peu métallique.
Ermonela Jaho domine sans aucun doute Suor Angelica, et il n'est guère besoin de visionner son interview proposée en bonus pour comprendre que tout son être s'incarne avec une extrême intensité dans ce personnage de sœur fragile au désir refoulé. Le contraste de lumière proposé pour ce volet produit un certain apaisement chez le spectateur, tandis que pour la chanteuse, la blancheur douce et l'atmosphère paisible de l'hôpital pour enfants permet de développer un sens théâtral hors du commun malgré l'homogénéité de la palette de couleurs et la similitude des tenues des nonnes. Quelle voix ! Son "Senza mamma" s'avère déchirant, tandis que le duo avec sa tante – Anna Larsson, véritable ange de la mort à la stature impressionnante mais à la voix maintenant limitée - sera éprouvant, avant le terrible suicide final, nullement édulcoré ni surjoué ici. Les gros plans sur son visage captent l'intensité d'une émotion presque insoutenable.
Le brillant Gianni Schicchi bénéficie de la présence du ténor italien Francesco Demuro, au registre léger qui convient bien au rôle-titre, et de celle de la soprano russe Ekaterina Siurina (déjà remarquée dans L'Elisir d'amore, critiqué dans nos colonnes) à laquelle le bref mais intense "O mio babbino caro" sied très bien tant elle le chante avec retenue et sentiments. La mise en situation de toute la troupe est ici comme ailleurs subtilement filmée par les caméras de Francesca Kemp, propres à saisir mimiques drolatiques et postures caractéristiques. Le public rit franchement au cours de cette détente satyrique finale, tournant la mort en dérision.
Malgré ses sujets fortement contrastés, les trois volets d'Il Trittico gagnent à être joués simultanément dans la même soirée, car leurs trois livrets très différents s'unissent dans un même drame. Malicieusement, Puccini proposera du reste un certain nombre d'auto-citations que l'on se plaira à reconnaître dans Il Tabarro : des bribes de mélodies venues de Tosca et surtout le motif immédiatement identifiable rattaché à Mimi dans La Bohème.
Cette édition d'Opus Arte, disponible en DVD et en Blu-ray, atteint de très hauts niveaux artistiques. Gageons qu'elle saura trouver une place de choix sur les rayonnages de tout amateur d'opéra.
À noter : Saluons la belle présentation du Triptyque dans un coffret regroupant les 3 DVD, présentés chacun dans un boîtier slim, au côté d'un livret illustré présenté "façon portfolio". Chaque DVD propose un opéra : le DVD 1, Il Tabarro (56'44) ; le DVD 2, Suor Angelica (61'10) ; le DVD 3, Gianni Schicchi (60').
Lire le test du Blu-ray Il Trittico de Puccini au Royal Opera House
Nicolas Mesnier-Nature