Lorsqu'Alexandre Borodine meurt à 54 ans, Le Prince Igor qui sera son ultime opéra est loin d'être parvenu à bon port. Aucune Ouverture n'est composée, et ses seulement 185 pages achevées sur les 710 de la partition laissent un boulevard à son élève Glazounov qui en écrivit 157, et à Rimsky Korsakov qui prit en charge tout le reste. Au générique de cette captation, un certain Pavel Smelkov est même crédité pour d'additionnelles orchestrations. L'ordre des scènes n'était pas non plus arrêté, ce qui offre aujourd'hui un second boulevard à Dmitri Tcherniakov pour la conception de sa première mise en scène au Metropolitan Opera de New York.
Le trublion russe est connu pour les derniers outrages scénaristiques qu'il fait parfois subir à des œuvres quant à elles tout à fait arrêtées. Rappelons-nous l'impasse en la matière atteinte par son Trouvère bruxellois, déjà en germe dans ses invraisemblables Dialogues des carmélites munichois ou son maladroit Don Giovanni aixois. Le Prince Igor dans son inachèvement s'avère donc proie idéale.
La production signée Tcherniakov et dirigée par Gianandrea Noseda compte trois Actes au lieu de quatre, et ne fait entendre que la musique de Borodine, avec même des inédits. Les scènes sont agencées en fonction de la narration scénique, au plus près des vœux du compositeur. Et c'est une des plus belles réussites du bouillonnant metteur en scène russe, toujours très inspiré quand il chante dans son arbre généalogique, ainsi que peut en témoigner son récent Kitège barcelonais.
Le Prince Igor, qui occupa le cerveau de son auteur plus de 20 ans, est tiré entre autres du Dit de l'ost d'Igor, chanson russe du XIIe siècle narrant la catastrophique campagne expansionniste d'Igor vers le sud de son pays contre les Polovtsiens ainsi que son retour dans sa ville dévastée par l'incurie régnante de son beau-frère, le Prince Galitsky. Ce fil narratif offrait à Borodine tout ce qui pouvait l'inspirer : une épopée patriotique, incontournables fourches caudines de l'opéra russe, la variété des personnages, la passion des sentiments, et même l'attrait de l'orientalisme qui lui fit composer son ticket d'entrée pour l'immortalité avec les célébrissimes Danses Polovtsiennes.
"Déclencher une guerre est le meilleur moyen d'échapper à soi-même". On reconnaît dans ce salutaire surtitre énoncé en préambule la volonté de Tcherniakov d'apporter sa pierre d'artiste dans le creuset philosophique de la marche de notre Monde. Pourra s'y reconnaître qui voudra. En tout cas le cerveau du spectateur entre immédiatement en résonance avec certains événements récents, également du côté sud de la Russie, qui disent assez bien l'acuité de l'opéra de Borodine.
Pas d'Ouverture donc, et nous nous retrouvons donc très vite dans le vif du sujet. Préparatifs va-t-en-guerre dans un imposant décor de cour intérieure de forteresse, adieux à la bien-aimée... Un interlude muet en noir & blanc de type Alexandre Nevsky narre en 2 minutes le désastre militaire qui laisse un Igor au crâne sanguinolent étendu de rimbaldienne façon dans un immense champ de coquelicots. Le contraste est puissant : ce champ rouge écrasé par la lumière d'été va être ce paisible "trou de verdure" où va couler la rivière des souvenirs et des rêves d'un Igor peut-être mort. Proches et fantasmes vont se croiser dans ce champ polovtsien, sublime invention décorative, expression parfaite de l'horreur de la guerre opposée à la paix sensuelle du cœur humain. C'est à la fin de ce mémorable second tableau que surgissent les corps, les chevelures, les torses des Danses polovtsiennes pour offrir à ce russe Dormeur du val une chorégraphie que l'on aimerait ne jamais voir finir.
Le tableau suivant nous montrera Poutivl, la ville délaissée par Igor, ravagée par la gestion du veule Prince Galitsky, incarnation révulsante de ce que bestialité, veulerie et violence humaine veulent dire. Le très beau décor à deux niveaux vu au Prologue subira une puissante déflagration venue d'en haut, image fracassante qui rappelle l'Acte I de De la maison des morts dans la vision de Patrice Chéreau. Ce décor en ruine, dont nous pouvons tout juste regretter que la partie supérieure soit sous-employée par Tcherniakov, accueillera pour l'Acte III un Igor revenu du pays des morts et prêt à la reconstruction. Pour sûr, jamais Le Prince Igor de Borodine, ici brûlot pacificateur, n'a été aussi lisible que dans cette version. On sent le chef italien Gianandrea Noseda, qui fut principal chef invité au Mariinsky où fut créé Igor, en parfaite entente avec le metteur en scène. Sa lecture est prenante, alternant avec bonheur dramatisme et lyrisme, transformant littéralement l'Orchestre du Met en phalange de l'Est.
Chaque chanteur est à sa place au sein d'une distribution à la hauteur du défi engagé. En tout premier lieu, forcément, détachons Ildar Abdrazakov, jeune basse à la stature vocale impressionnante, parfait dans les scènes toutes de rigidité militaire, plus gauche ailleurs, notamment dans la sensualité des coquelicots.
La soprano Oksana Dyka campe une émouvante Yaroslavna, dotée d'une égalité somptueuse de tous les registres. Somptuosité c'est encore ce qui caractérise au mieux l'opulence de la Konchakovna d'Anita Rachvelishvili. Mikhail Petrenko, qui fut l'Oreste si émouvant du dernier Chéreau, s'amuse à faire ici le grand écart avec un Galitsky vériste détestable, miroir de toutes les tares humaines, très bien envoyé vocalement. Serguey Semishkur projette le fils d'Igor avec cette couleur typique des chanteurs russes, et cet aplomb que rien ne pourrait briser.
Les graves inouïs du Konchak tranquillement chantant de Stefan Kocan récoltent un triomphe mérité. Toutes qualités que l'on retrouve chez les rôles pas si secondaires que cela que sont les parties plébéiennes, passage obligé de tous les opéras russes - disons façon Varlam et Missaïl de Boris Godounov - de Ovlur et Skula, tenues respectivement par Mikhail Vekua et Vladimir Ognovenko. La nourrice de Barbara Dever et la jeune Polovtsienne de Kiri Deonarine complètent sans faille cet alléchant tableau vocal. Le Chœur du Met, très sollicité par le compositeur, est en tout point à la hauteur de l'entreprise.
La captation de Gary Halvorson manque de peu sa couronne de lauriers, car, toujours à bonne distance des enjeux scéniques jusqu'à la fin de l'Acte II, elle néglige inexplicablement de montrer l'intégralité du décor dévasté de l'Acte III enfin éclairé, qu'on ne voit qu'une fois, lors d'un flash fugace ce qui nécessite même la touche Pause si l’on veut comprendre ce qui se passe.
On aura compris que, sur l'échelle Tcherniakov, ce spectacle magnifique dont les choix radicaux sont parfaitement défendables, peut être crédité au nombre des réussites du metteur en scène. Grâce à lui Le Prince Igor est de retour. Louons donc le beau travail de Tcherniakov qui, à l'instar d'Igor reconstruisant sa ville sur les dernières mesures, a reconstruit la partition dévastée !
À noter : Le DVD 1 contient le Prologue et l’Acte I (88'21) ; le DVD 2, les Actes II et III (104'05).
Lire le test du Blu-ray Le Prince Igor au Met en 2014
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Jean-Luc Clairet