Ainsi que le professe Frédéric Chambert, actuel Directeur du Théâtre du Capitole de Toulouse, en ouverture des remarquables suppléments qui accompagnent ce DVD, l'opéra ne peut se reposer sur un répertoire du passé, aussi riche soit-il, et il est du devoir d'une maison de l'envergure de la scène toulousaine d'apporter sa pierre à la pérennisation d'un genre qui n'en finit pas d'être le miroir du monde… Aussi, avec la curiosité et la passion qui est la sienne, a-t-il fait le choix du compositeur français Philippe Hurel. Passé par l'IRCAM, issu de l'école de la musique spectrale des années 70 - en gros, produire avec un orchestre traditionnel, et avec le trouble y afférent, un son qui évoque celui d'un synthétiseur -, il la dépasse en lui greffant sa propre expérience : les syncopes du jazz, ou ici l'infinie douceur de La Flûte enchantée. Philippe Hurel, qui avait déjà composé pour la voix Espèces d'espaces d'après Perec, se voit confier avec Les Pigeons d'argile son premier opéra. Alors que l'on n'en finit pas de s'expliquer comment Pierre Boulez a pu échapper sa vie durant au genre "opéra" qui peut être tenu comme le couronnement de la vie d'un compositeur, on saisit vite l'impatience de composer qui a aussitôt empoigné l'élu du Capitole ! Il est du reste amusant de l'entendre assez naïvement affirmer n'avoir jamais cru jusque-là que l'opéra pouvait être un genre contemporain, quand on sait combien Les Pigeons d'argile seront à tout niveau de la production la démonstration du contraire ! C'est Philippe Hurel qui a indiqué le nom du romancier Tanguy Viel à Frédéric Chambert, lequel assure avoir lu en 48h tous les livres de l'écrivain avant de donner aussitôt son aval. Les trois hommes tombèrent d'accord sur l'envie d'une œuvre immédiatement lisible "avec une vraie histoire… du suspense… pas intello… pas une affaire prise de tête sur le sens du verbe…", explique avec un humour posé Frédéric Chambert. Un opéra à même de saisir au cœur le public le plus novice. Le polar, genre qui innerve depuis les gares jusqu'aux plus hautes sphères de la littérature, apparut comme la référence.
La troublante affaire Patty Hearst qui défraya la chronique en 1974 fut le fait divers sur lequel les mots et les notes seraient posés. Patty, petite-fille fille du magnat de la presse Randolph Hearst (le héros de Citizen Kane), fut victime d'un enlèvement à la conclusion inédite : elle prit le parti de ses ravisseurs, selon un phénomène qualifié depuis 1973 de "Syndrome de Stockholm".
Ce scénario, qui ne constitue que la base des Pigeons d'argile, est l'occasion pour les auteurs de brosser un portrait au plus près de l'humain et des engagements - le politique incluant l'intime - auxquels tout homme peut être confronté au cours de son existence. Citant judicieusement le regretté Pier Paolo Pasolini, mort en 1975 ("Gettare il suo corpo nella battaglie" : Jeter son corps dans la bataille, fut un temps le titre envisagé pour l'opéra), Viel et Hurel font un point des plus salutaires en ce vacillant début de XXIe siècle, sur des idéaux révolutionnaires et sur la lutte des classes. Et cela, sans didactisme aucun. L'on se sent constamment concerné par le fil d'une intrigue palpitante qui aligne, en brefs tableaux ramassés, tous les codes narratifs, avec flash-back et même twist à la fin de l'Acte II. On frémit jusqu'à l'ultime seconde où le polar manque de peu de virer à la tragédie grecque lorsque la balle de Hearst vise le blouson rouge de Toni porté par… sa propre fille. Tout cela en 1h37, soit une durée cinématographique, bien sûr !
Créer un nouvel opéra est une entreprise délicate. Il s'agissait d'offrir aux deux auteurs une traduction scénique à la hauteur de leur vision, à même de donner toutes ses chances à l'œuvre auprès d'un public ordinairement ballotté entre Les Noces de Figaro et La Traviata. Qui choisir pour la mise en images d'une action haletante déjà en mouvement quand le rideau se lève et qui saura montrer plusieurs actions simultanées à la façon des split-screens des polars haut de gamme signé De Palma, mais aussi des Soldaten de Zimmermann mis en scène par Alvis Hernanis à Salzbourg ? Le duo complice est devenu trio avec l'arrivée de Mariame Clément.
Mariame Clément est une metteure en scène passionnée et passionnante, qui existe aujourd'hui, enfin, malgré l'ombre portée de l'univers tout masculin des productions d'opéra : Sellars, Carsen, Guth, Py… Il n'est qu'à voir l'appétit lyrique qu'elle exprime au début du bonus qui lui est consacré pour mesurer à quel point elle a, elle aussi, "jeté son corps dans la bataille" de ces Pigeons d'argile, sa 25e mise en scène d'opéra. Les précédentes productions de Mariame Cément, pour celles que nous avons vues, font entendre le sous-texte de subtiles lectures politiques : émancipation des femmes et réflexion acérée de la norme dans sa géniale Platée à l'Opéra du Rhin, rapports parents/enfants dans le spectaculaire Hansel et Gretel de l'Opéra national de Paris, relations familiales dans son Castor et Pollux autrichien repris à Toulouse la saison dernière, magouilles à Hollywood dans La Belle Hélène, luttes des classes (au sens propre) dans le Boeing de son Voyage à Reims belge… Excellent choix donc que Mariame Clément pour ces Pigeons d'argile où l'on voit certaine société qualifiée de "haute" tirer au sens propre sur la métaphore ouvrière du tir au pigeon, et où l'on assiste au combat perdu d'avance de ces autres pigeons que sont les deux héros de l'opéra, Charlie et Toni. Amants désespérés à l'ombre de Rimbaud, mus par le rêve d'une société plus juste, leur combat sera brisé par l'autre politique, tout aussi terrible, du lien amoureux. "Ne pas confondre l'amour et la révolution". Charlie fera les frais de cette confusion des sentiments. C'est une Charlie rasée, énigmatique vestale d'outre-tombe, qui ouvre l'Acte I et raconte comment la machine s'est enrayée. On s'identifie à des personnages tous mémorables : Toni et son bloc de révolte butée, les idéaux socialistes brisés de son père, l'amour de Patty pour le beau révolutionnaire, la douleur de Hearst, et même le constat de la commissaire à qui Viel fait dire avec un humour hilarant : "Je suis nulle en sentiments". Mais c'est Charlie qui nous touche au-delà par sa foi, ses doutes et la jalousie de son corps jeté définitivement dans la bataille.
Il faut dire aussi que Charlie est incarnée par Gaëlle Arquez. Gaëlle Arquez, qui rythma la saison 2014/2015 : impeccable chez Rameau dans deux Castor et Pollux aussi stimulants l'un que l'autre (Barrie Kosky à Dijon, Mariame Clément à Toulouse), Iphise à Bordeaux et même Hélène au Châtelet, elle prouve l'étendue de son registre en faisant ici, pour sa première incursion contemporaine, une composition phénoménale. On n'est pas près d'oublier la modernité intense de sa Charlie à la chevelure savamment désordonnée, ses regards brûlants, ses yeux comme des fenêtres sur une âme dévorée.
Le tout aussi séduisant Toni d'Aimery Lefèvre s'inscrit pour longtemps dans la mémoire, bombe à retardement aux larmes rentrées, chien battu flamboyant dans le rouge de son perfecto. Magnifique duo à même d'incarner la phrase du poète "Les chants les plus désespérés sont les chants les plus beaux". Possédant, comme le dit Arkel dans Pelléas et Mélisande, "la beauté de ceux qui ne vivront pas longtemps", Gaëlle Arquez et Aimery Lefèvre brûlent les planches et la pellicule.
Vannina Santoni, soprano tutoyant la colorature sans problème à maintes reprises, est la révélation du spectacle. Sylvie Brunet-Grupposo, inhabituellement perruquée de blond, est une commissaire empathique et lumineuse, néanmoins implacable dans l'exercice d'un métier qu'elle semble faire à regret, à deux doigts de basculer elle aussi dans le Syndrome de Stockholm. Il n'est qu'à voir le magnifique moment où elle recueille sur son épaule le désespoir de Charlie après que Toni a cédé lui aussi à la confusion des sentiments. Vincent Le Texier est un Hearst où pointe l'excellent Golaud qu'il sait incarner sur d'autres scènes. Gilles Ragon se débat plus qu'honorablement avec la tessiture écorchée de Pietro qui n'est pas sans faire songer à celle de l'Alwa de Berg.
Toute cette équipe vocale est à louer pour l'engagement, et pour une diction, il est vrai, facilitée par une orchestration des plus attentives, et parfaitement exécuté par un Orchestre du Capitole sous la baguette précise et acérée de Tito Ceccherini. Les Pigeons d'argile convoquant tout l'arsenal du genre, il ne manquait que le chœur. Celui du Capitole fait une pièce non négligeable de l'ensemble au cours de quelques apparitions remarquables.
Lauriers également pour le décor de Julia Hansen, par ailleurs responsable des costumes. Il faut voir l'aplomb tranquille avec lequel la décoratrice et la metteure en scène ont apaisé les doutes du librettiste qui se demandait jusqu'où l'on pouvait aller en termes techniques sur une scène d'opéra. "Sens-toi libre… Fais ce que tu veux… C'est à nous de nous débrouiller après", fut leur seule injonction. Le duo imaginatif que forment les deux femmes a parfaitement réussi la gageure d'un décor tournant, affrontant sans complexe la mise à mal des unités de lieu et de temps des auteurs, et permettant de donner à voir plusieurs lieux, parfois simultanément et même à des moments différents. Tout cela aboutit à une sorte de manège désenchanté dont la structure métallique colorée renvoie aux jardins merveilleux de l'enfance, à laquelle les personnages ont été arrachés par le réalisme social. Toni et Patty se sont connus là. La Patty de Philippe Hurel est davantage victime d'un autre syndrome que celui de Stockholm : le coup de foudre. Ajoutons que les entrelacs de ce décor exemplaire, où jouent les lumières crépusculaires de Philippe Berthomé, sont dominés par le contrepoint très actuel d'un écran où cinéma et opéra tiennent un stimulant dialogue…
Dans l'excellent livret qui accompagne le DVD, Mariame Clément raconte les doutes qui l'ont agitée lorsqu'elle s'est lancée, entre Hansel et Gretel et Armida, dans l'aventure nouvelle pour elle qu'était une création. Notamment la question cruciale : cela va-t-il fonctionner sur le public ? Mariame Clément, plonge les racines de son art dans l'actualité la plus brûlante et c'est aussi évident que lorsqu'elle plonge Platée dans les fifties. Ne disposant au départ que du livret, elle a dû renoncer à son habitude de s'immerger d'abord dans la musique, commode source des rêves. La réponse fut sans ambiguïté et le succès fut grand à Toulouse. Le spectacle est parfaitement lisible, conforme au souhait initial d'échapper à une création pour initiés. Il émeut profondément, ne génère aucune seconde d'ennui et hante même. "Mission accomplie", pourrait-on dire.
Maintenant, une question se pose : va-t-on faire une place à ces Pigeons d'argile, formidable DVD, entre Dialogues des carmélites et Akhnaten, Saint-François d'Assise et The Death of Klinghofer, pour ne citer que quelques opéras marquants de la seconde moitié du XXe siècle qui ont trouvé leur place dans les DVDthèques ? Fera-t-il partie de ceux, à l'instar de bon nombre d'opéras français, dont on admire la haute technicité d'écriture, que l'on crée puis que l'on range ? Les Pigeons d'argile délesté du ramage de ses plumes scéniques, deviendra-t-il pigeon d'argile en CD ? Les lignes vocales, bien qu'éloignées des folles expérimentations sérielles que l'on explora naguère, adoptent une ligne très lyrique, voire une déclamation proche de Pelléas. La partition, dont la modernité épouse parfaitement celle du livret, s'interdit à l'orchestre l'épanchement qu'elle autorise aux voix. Son interlude entre Acte II et III, dont on espère beaucoup, n'égale pas la puissance émotionnelle de celui de Wozzeck, opéra auquel ces Pigeons d'argile n'interdisent pas de penser.
DVD magnifique, jusque dans sa politique éditoriale, filmé avec une inspiration elle aussi toute cinématographique par François-René Martin, Les Pigeons d'argile à Toulouse fut la réussite d'une conjonction de talents exceptionnels. Son éventuelle reprise connaîtra assurément le même succès. Souhaitons donc à ce bouleversant opéra un bel envol dans le ciel chargé de l'Histoire de l'art lyrique.
À noter : le DVD est accompagné d'un livret de 36 pages proposant résumé de l'argument, note d'intention, entretiens ainsi que biographies des créateurs et interprètes. Une excellente initiative éditoriale.
Jean-Luc Clairet