C’est dans les années quatre-vingt que Paco de Lucía, déjà mondialement connu et reconnu comme la référence incontestée de la guitare flamenco, surnommé le "monstre sacré", se tourne vers une formation originale et inédite : le sextet. Il intègre ainsi la flûte traversière, le saxo, le cajón et la guitare basse à une formation traditionnellement composée de la guitare et du chanteur, voire de danseurs. On assiste dès lors à une évolution scénique mais surtout musicale pour la guitare qui, grâce à lui, passe de l'accompagnement "en retrait" du chant et de la danse à une position privilégiée, entourée d'autres instruments qui contribuent à enrichir le message musical.
Sur le plan proprement technique de la guitare, ce qui est véritablement extraordinaire avec Paco de Lucía, est qu’il a su intégrer les techniques de ses prédécesseurs de renom tels Sabicas et el Niño Ricardo, tout en révolutionnant la pratique de la guitare flamenco. Mais encore plus fort, sur le plan de la créativité, de la composition donc, "Paco" montre une créativité sans limite.
Les rencontres, notamment avec les musiciens de jazz, apportent un élément déterminant à ce guitariste qui, depuis des années, joue du "Paco" avec le son "Paco" grâce à ce "toque", cette façon de jouer si personnelle dans la manière de toucher les cordes et d'instiller la pulsation flamenco dans les morceaux. L’improvisation lui ouvre de nouveaux horizons et lui permet d'intégrer ces nouveaux instruments connotés "modernes", auxquels il réussit à accorder une place essentielle au sein de chacune de ses interprétations, à tel point qu’on en oublie que la flûte n’est pas un instrument traditionnel du "flamenco". Mais, finalement, ce n’est que pure logique pour une musique aux multiples influences que de s’ouvrir à de nouvelles et d’être influencée par l’évolution des autres styles.
Cette captation de 1996 lors du festival allemand Germeringer Jazztage s'avère proprement exceptionnelle : chaque note du maestro est parfaite et l’on reconnaît là le perfectionnisme mais surtout le génie de ce musicien hors-norme. Saluons le travail de l'ingénieur du son Martin Wieland qui a réussi à autant rendre le son flamenco dans son intégrité que les sonorités fantastiques de musiciens tous au sommet de leur art.La présence de Joaquín Grilo constitue un autre point fort de ce concert. Que ce soit en solo avec Paco de Lucia, ou en tant que chorégraphe, ce danseur a su créer son propre style. Capable de toutes les expressions sur scène, incarnant à merveille les émotions et sentiments humains, sa danse est tout entière de charisme. Son élégance, sa finesse et sa beauté, font que Joaquín Grilo transcende son art et parvient à éclipser les instruments pour quelques précieux instants lorsqu’il entre en scène. Le public ne s’y trompe pas et, conquis à chacune de ses apparitions, lui réserve un triomphe comme si le danseur, à lui seul, permettait au spectacle d’atteindre son paroxysme.
Ce concert live offre en outre une émotion particulière lorsqu'on retrouve Paco accompagné de ses deux frères Ramon de Algeciras et Pepe de Lucía. Le brillant Ramon a été le frère aîné qui a inspiré Paco et a accompagné les plus grands chanteurs que Paco accompagnera à son tour par la suite. Pepe est le chanteur qui a tant composé, notamment pour un autre génie, "el Camarón de la Isla", considéré unanimement comme le plus grand chanteur de flamenco de tous les temps, avec lequel Paco formera pendant des années un duo d’une profondeur et d’une puissance créatrice jamais égalées.
Au final, trois bonnes raisons nous semblent rendre incontournable l'acquisition de ce DVD. Tout d'abord, ce concert de 1996 propose la quintessence des très nombreux disques enregistrés avec maestria par Paco de Lucía au cours de sa carrière. Ensuite, il constitue un témoignage superbe sur la façon dont la guitare flamenco a pu évoluer en seulement quelques décennies. Enfin, il est passionnant d’assister à l’incroyable métamorphose qui se produit sous les yeux des spectateurs lorsque chaque instrument invité à rejoindre la guitare se met à sonner "flamenco", comme si telle était sa nature profonde depuis toujours. Ce dernier point ne pourra pas, sans aucun doute, laisser de marbre tout amateur de jazz épris d’improvisation, d’innovation et, en définitive de créativité. Olé el Maestro ! Olé Paco ! Qué duende !
Jean-François Sanchez