C'est en 1852 à Weimar que fut créée Manfred, une œuvre d'un genre nouveau pour l'époque, entre l'opéra et le poème symphonique. Robert Schumann avait d'ailleurs expliqué à Richard Wagner à son propos qu'"elle ne devait pas être présentée comme un opéra, un Singspiel ou un mélodrame, mais comme un poème dramatique avec musique". Cela étant, les errances psycho-oniriques de ce pauvre Manfred inapte à l'amour demeurent encore bien éloignées du profane contemporain et on ne peut qu'être reconnaissant envers tout scénographe qui vient, malgré les instructions du compositeur, éclairer d'une mise en scène, quelle qu'elle soit, cette mise en musique, belle et tourmentée, du texte de Lord Byron. Quelques-uns s'y sont donc hasardés, mais sans jamais complètement convaincre.
Johannes Deutsch est de ceux-là. L'artiste possède, n'en doutons pas, une vision. Son but est de nous faire pénétrer l'âme de Manfred à travers la vidéo. Couleurs et paysages apparaissent ainsi saturés et nébuleux, comme au beau milieu d'un rêve éveillé. Le dispositif de projection est à la fois proche de la vision humaine par sa forme globale, mais également étrange par l’adjonction d’une boule sous-exploitée qui dépasse d'un écran de projection flanqué au dessus de l'orchestre sur toute sa largeur.
Toute à l'honneur de l'artiste, metteur en scène et même réalisateur de ce DVD, sur le plan conceptuel, cette expérience serait concluante si ce programme visuel n'était au final si abstrait qu'il ajoute à l'opacité de l'œuvre musicale elle-même. Et l'émotion romantique de se transformer en perplexité contemporaine. Car il faut bien se garder de perdre de vue qu’il s’agit là de belle musique avant tout, à commencer par cette Ouverture proprement magnifique. Et l’on ne peut pas dire que l’orchestre ne s’applique pas. Mais trop peut-être.
À un compositeur fou il faut un interprète de folie et non un sage. Le souffle titanesque de cette partition aussi désespérée que puissante demande un chantre habité, un don et non une maîtrise palpable, froide et implacable telle une démonstration chirurgicale que vient renforcer le discours très cadré du récitant/Manfred Johann von Bülow.
Et puis, n’est pas démiurge qui veut. Quand Schumann est à la barre, le bateau essuie tempêtes et calmes plats comme nul autre, faisant se succéder, voire s’entrechoquer avec schizophrénie, des opposés réunis. Pour intéressant qu’il est, Johannes Deutsch ne possède pas la même envergure et c’est prétention que de reléguer orchestre et soliste dans une pénombre qui n’a d’égale que l’étroitesse de la prise de son.
Certes, les chanteurs, notamment masculins, apportent force et harmonie à l’interprétation, sans pour autant avoir les moyens vocaux et musicaux pour atteindre des sommets.
On en ressort de ce Manfred avec un goût d’incomplétude et d’intellectualisme au lieu d’une expérience totale. Les outils étaient pourtant là…
Jean-Claude Lanot