Lulu a été créé inachevé à Zurich en 1937. En effet, le décès du compositeur en 1935 ne lui permit pas de compléter son opéra qui ne sera présenté intégralement qu'en 1979. Cela aura lieu à Paris, au Palais Garnier, grâce au travail du compositeur autrichien Friedrich Cerha. Le livret écrit par Berg est adapté de deux tragédies du dramaturge allemand controversé Franz Wedekind - La Boîte de Pandore et L'Esprit de la Terre - qui, avant guerre, avait publié des pièces mettant en valeur des faits psychologiques et sociaux particulièrement noirs, voire sordides.
Le premier grand intérêt de cette production de Lulu réside dans le traitement théâtral de l'œuvre, révélateur de la qualité du travail du metteur en scène français Olivier Py. Direction d'acteurs, décors, costumes et lumières véhiculent son incontestable empreinte.
Dès le Prologue et tout au long de l'Acte I, un océan de couleurs, de lumières, et des inscriptions en néons accompagnent une expression théâtrale qui se déroule simultanément sur plusieurs niveaux du plateau. D'aucuns pourront y trouver trop d'agitation et de couleurs criardes pour servir une œuvre relativement intimiste qui doit avant tout être centrée sur le personnage de Lulu. Mais le parti pris opposé d'Olivier Py peut se défendre tout autant. Il restera donc à apprécier comment Patricia Petibon s'adapte à cette conception.
Un autre aspect de la mise en scène s'exprime dans l'importance accordée à la sexualité et à la mort. Plusieurs inscriptions sur des néons appuient cette dimension infiltrée dans la tragédie humaine qui se joue. Du côté de Thanatos, la désirable Lulu surgira soudainement habillée en squelette, tandis qu'on se retrouvera souvent en présence d'une tête de mort. Du côté d'Éros, quand bien même le corps de Lulu apparaît-il ici comme assez dénudé, allant de pair avec un comportement particulièrement érotique, on se montre résolument plus sage au Liceu qu'à Genève sous la direction du même metteur en scène. Nombre de costumes peuvent également sembler provocateurs : Patricia Petibon déguisée en lapin, Jack l'éventreur costumé en Père Noël, des animaux échappés d'un cirque imaginaire…
Cette mise en espace est parfaitement captée par le réalisateur François Roussillon. Toujours extrêmement soignée, sa mise en images met en valeur les principaux solistes, et sa caméra filme fort bien le personnage de Lulu au moyen de gros plans souvent très suggestifs. On trouve dans la maîtrise de cette captation une préservation du caractère intimiste de l'œuvre de Berg.
L'autre intérêt de cette production de Lulu est l'excellente performance de Patricia Petibon dans le rôle-titre. La soprano française nous avait auparavant conquis par ses interprétations dans les répertoires baroque et classique. Sans doute, sur le plan vocal, certains déploreront-ils des stridences dans les aigus souvent proches de cris. Mais écoutons-la, vers la fin de l'Acte II, dans son "O Freiheit". Ou bien encore, jouissons de son chant magnifique, juste après le duo avec Alwa, amoureux fou de Lulu, sans doute un des plus beaux moments de cette représentation. Il y a aussi cette expression vocale emplie de terreur dont est capable Patricia Petibon lorsque la comtesse Geschwitz lui apporte son portrait. C'est sans aucun doute sur le plan dramatique que l'artiste convaincra totalement. Plus Lulu encore que Lulu elle-même, elle incarne sans retenue ce rôle épuisant dès son entrée en scène. On pourrait s’attendre à une Lulu femme fatale, dévoreuse et meurtrière d'hommes. Dans l'interprétation de Patricia Petibon, la frêle Lulu - surtout à l'Acte III - semble autant, sinon plus, victime du pouvoir érotique qu'elle exerce sur les hommes qu'elle en jouit vraiment elle-même. Sa Lulu tentatrice est aussi en souffrance. Comment interpréter autrement la quasi-nudité muette de l'artiste à l'extrême fin de l'œuvre lorsqu'elle apparaît en position christique ? Grâce à cette présence qui émane de l'artiste, c'est l'âme de Lulu qui semble s'envoler devant un fond de scène sur lequel se détache l'inscription lumineuse "Meine Seele" (Mon âme). Patricia Petibon est totalement habitée par son personnage, à tel point que certains critiques ont pu parler du rôle de sa vie.
Tutti-magazine a récemment rencontré Patricia Petibon. Nous vous invitons à lire ce que l'artiste nous confie sur cette captation de Lulu : Lire l'interview de Patricia Petibon.
Autour du personnage dominant de Lulu, les principaux interprètes solistes ne déméritent aucunement. À commencer par le baryton Ashley Holland dans le rôle de Docteur Schön/Jack l'éventreur, le très connu ténor américain Paul Groves (Alwa, fils du Docteur), et la mezzo-soprano Julia Juon (la comtesse Geschwitz). En dehors de certains passages purement parlés, l'expression vocale de ces solistes se situe dans un axe expressionniste, ce qui nous rapproche de Wozzeck, opéra antérieur de Berg, ou dans celui du sprechgesang, chant parlé lié au dodécaphonisme de Schönberg. On peut saluer l'aptitude de cette distribution à mémoriser des phrases musicales particulièrement ingrates et, sur le plan dramatique, s'incliner devant leur énergie à la hauteur de cette tragédie particulièrement glauque.
À la tête de l'Orchestre Symphonique du Liceu, dont il est directeur musical depuis la saison 2008-2009, le rôle de Michael Boder compte également pour beaucoup dans la richesse de ce Lulu. Dès le Prologue, nous sommes plongés avec une parfaite lisibilité dans cet univers orchestral fait de dodécaphonisme et de sérialisme, avec ses séries de douze sons ne cherchant aucunement la tonalité. Il est donc indispensable d'habituer nos oreilles à des lignes musicales qui ne sont plus fondées sur des consonances rassurantes. Élève d'Arnold Schönberg, Alban Berg adopta ces nouvelles techniques en 1926 et composa Lulu entre 1929 et 1935. Michael Boder maîtrise excellemment le flux orchestral quasi-continu de Lulu, si ardu à interpréter. Le public ne s'y trompe d'ailleurs pas en applaudissant spontanément - tout particulièrement - la très belle Coda de l'Acte I, rapide, efficace et convaincante.
Nous ne retiendrons ainsi aucune faiblesse dans cette production singulière de l'opéra de Berg. Et si la mise en scène assume son caractère envahissant, ce n'est certes pas en défaveur de Patricia Petibon dont l'incarnation de Lulu se situe bien en marge de cet univers d'angoisse et de désespoir humain, qu'elle incarne superbement.
À noter : Lulu est réparti sur 2 DVD. Le premier disque contient le Prologue et l'Acte I ; le second les Actes II et III.
Jean-Luc Lamouché