Le personnage de Lulu apparaît, lors des trois Actes de l'opéra éponyme de Berg, tel un pantin démantibulé par le désir et par l'artificialité. Un pantin qui se veut l'acteur d'une sensualité aboutie, conduisant ainsi les hommes à leur perte, au moyen du désir qu'elle leur inflige et qui finit par commander entièrement leur être. Cette production de Lulu mise en scène par Krzysztof Warlikowski est très explicative sur ce point. Aussi, d'aucuns lui reprocheront une trop grande percée dans l'érotisme. Mais cette percée n'est en rien gratuite. Si Barbara Hannigan apparaît quasiment dénudée, à certains moments, si les contorsions de son corps, sans cesse en mouvement, épousent les arabesques du désir qui se lit dans le chant des hommes qu'elle rencontre, c'est pour répondre à cette assertion émanant de l'un de ses amants : "À travers cette robe, je vois ton corps comme une musique. Ces chevilles, un grazioso. Ces rondeurs, un cantabile. Ces genoux, un misterioso. Et le puissant andante de la volupté ! Comme ces deux sveltes rivales se rejoignent paisiblement pour que l'une ne dépasse pas l'autre en beauté". En écoutant attentivement ce chant amoureux qui apparemment obéit, dans ses modulations, aux diktats de la séduction, est soudain rendu perceptible le fait suivant : si le corps de Lulu apparaît comme une musique, une fois qu'il est dénudé, – et si les autres apparitions féminines obéissent au même goût pour le déshabillé et pour le passage du vêtement au nu, s'affirmant toutes comme des échos visibles, palpables, de la présence de Lulu –, l'inverse est tout aussi vrai. La musique apparaît comme un corps gracieux, débarrassé des oripeaux, des faux-semblants, des tissus, seraient-ils chatoyants, des apparences. Et tout l'art de Krzysztof Warlikowski a été de chercher à rendre perceptible le corps même de la musique de Berg, dans sa délicatesse, son élan, dans sa fièvre, sa fougue aussi. Et de signifier que cette musique trouve son incarnation la plus juste dans le personnage de Lulu, dans ce corps qui la porte et surtout qu'elle porte, par ses quasi-mouvements de danse (naissant de l'imagination féconde de Rosalba Torres Guerrero), par la tristesse et la paradoxale candeur auxquelles elle donne forme, auxquelles elle prête vie.
Si la musique de Berg, dans Lulu, est un tel corps, cela tient à la frénésie, à la magnificence, à la nouveauté qui en sont les vecteurs, lesquelles atteignent à certains endroits une intensité inédite, sans jamais se départir d'une simplification - tout à fait singulière eu égard à Wozzeck - que donne constamment à ressentir Lulu. La façon qu'a la musique de Berg d'incarner le corps de Lulu, en s'incarnant devant les spectateurs, a été bellement théorisée par Theodor W. Adorno* (1903-1969) et ce de telle sorte que cette musique donne forme à un goût profond pour la démesure, celle-ci serait-elle portée par une exigence de transparence, comme le montre la simplification opérée dans le tissu même du texte musical, par Berg.
Adorno écrit ainsi dans Alban Berg, Le maître de la transition infime*, essai qui, plus que tout autre écrit portant sur l'opéra, nous permet de comprendre avec précision quels sont les principes de mise en scène, de dramaturgie qui ont porté, dans son ensemble et son détail, cette représentation de Lulu : "Le principe d'une disposition large des accords gouverne toute la partition, produisant les effets instrumentaux les plus extraordinaires. On dirait parfois que l'art de la composition a triomphé de la pesanteur de l'orchestre, par exemple à l'un des points culminants du rondo – la musique d'Alwa –, aux mesures 128 et 129, où les violons et trois flûtes montent, dans la nuance fortissimo, jusqu'au sol aigu. Comme si la musique, dans son exubérance, allait au-delà de ses propres limites, ce point culminant est lui-même dépassé, et au-dessous du sol retentit le si bémol. Cette note est jouée par les trois clarinettes à l'unisson. On aurait pu penser que dans ce registre difficile, et à côté de la sonorité lumineuse des cordes, cette note très aiguë ne "sortirait" pas. Mais la disposition instrumentale de tout le passage, avec notamment le redoublement de l'octave inférieure par les hautbois, est telle que le si bémol des trois instruments solistes ne domine pas seulement le sol des violons et des flûtes, mais encore le tutti de l'orchestre".
* Traduction de l'allemand par Rainer Rochlitz, Gallimard, collection Bibliothèque des idées, 1989.
À cet égard, si la scénographie et la mise en scène de Krzysztof Warlikowski répondent parfaitement à l'ambition de Berg, la manière qu'a Paul Daniel de conduire l'Orchestre symphonique de la Monnaie est parfois trop timorée par rapport à ce qu'un mélomane est en droit d'exiger d'une telle partition, à la richesse stupéfiante, cette partition abritant une musique qui cherche sans cesse à épouser au plus près l'émotion à son acmé. Et cette acmé est l'intensité avec laquelle peut se confondre le déploiement de la musique, quand celle-ci développe toutes les potentialités des instruments lui donnant naissance – ce qui est le cas dans Lulu.
Et si la musique, dans sa nudité implacable, et le corps de Lulu sont un, c'est logiquement que sa voix, son chant, se développent suivant les mêmes règles d'expressivité que la mélodie de l'orchestre tenant ensemble, unies, les tessitures si distinctes des différents instruments qui le composent. "La puissance de l'apparition sonore, en tant que transparence et art de la composition", caractérise, constate le musicologue allemand, "la démarche compositionnelle tout autant que l'expression de la beauté sensible. Les voix, pour ainsi dire portées en pleine lumière, revendiquent l'espace sonore créé pour elles". Et Adorno d'ajouter : "Rien ne sépare plus le mélos des instruments et celui du chant ; les violons chantent, de la même façon que la voix de Lulu joue sa partie de colorature". Et si la voix de l'orchestre et celle de Lulu sont indissociables, c'est à un point tel que l'orchestre se met à parler lorsque Lulu ne peut plus le faire. Il se met à parler non pas à sa place, mais avec ses mots, c'est-à-dire avec ses émotions, avec sa détresse, lorsqu'elle n'est plus en mesure de le faire. Lorsqu'elle n'est plus en mesure de donner voix à sa démesure. Il se met à parler pour elle, lui prêtant voix, lui prêtant vie. "L'effet – impossible à rendre avec des mots – produit par l'accord de la mort de Lulu est obtenu [également] par l'art de la composition", écrit Adorno. "La clarté et la transparence de la sonorité orchestrale deviennent un ferment de l'expression : jamais, auparavant, un accord de douze sons n'avait été ressenti de façon aussi physiquement pénétrante. Car jamais, dans un tel accord, la diversité au sein de l'unité n'avait été aussi manifeste".
Si l'orchestre faiblit parfois du fait de la mollesse qui entache, à certains endroits - les deux derniers Actes principalement - sa direction, ne parvenant jamais tout à fait à rendre sensible l'interdépendance qui existe entre la musique des instruments et la voix de Lulu, jamais un tel méfait n'advient pour ce qui est de l'interprétation de Barbara Hannigan. D'une plénitude affirmée musicalement et scéniquement, donnant à sa voix un déploiement dans l'aigu qui jamais ne se dépare de la plus grande justesse et de la plus pleine intensité qui soient, et composant un jeu nuancé faisant parfaitement ressortir les tourments intérieurs de son personnage, Barbara Hannigan éblouit. Et dans l'audace avec laquelle se confond son interprétation, elle n'est pas sans rappeler, en allant encore plus loin dans l'outrance, l'interprétation magistrale de Patricia Petibon dans le même rôle en 2010 à Salzbourg et au Liceu. Ce faisant, elle en vient à faire oublier les autres chanteurs, les reléguant au second plan. Et pourtant, ces chanteurs sont, tous, pleinement engagés dans l'expressivité de leurs personnages, et l'interprétation à laquelle ils donnent cours n'est entachée d'aucune faiblesse significative, quand elle n'est pas admirable, ce qui est le cas de Natascha Petrinsky (Gräfin Geschwitz).
Néanmoins, seule Barbara Hannigan parvient à répondre entièrement à l'audace assumée, à l'exubérance teintée de pop-art et de mouvance post-punk de la mise en scène, qu'exaltent les costumes de Małgorzata Szczęśniak, et qu'habitent des visions propres aux cinémas de David Lynch et de Stanley Kubrick. Magnifique mise en scène de Krzysztof Warlikowski servant l'opéra de Berg avec l'inventivité qu'il mérite et qu'il appelle à la fois, - et montrant, en conjuguant danse, chant, expressivité scénique, projection de vidéos… -, combien Lulu ressortit de l'art total et est intimement lié à la scène.
Enfin, par la succession de plans souvent fixes visant à faire exister et le décor dans ses lignes, dans son intense géométrie, et les mouvements endiablés ou empesés des chanteurs dans l'espace scénique, cette captation réalisée par Myriam Hoyer est admirable, même si son rendu n'est pas à la hauteur de nos attentes. Et ses deux grands mérites sont de servir brillamment cette interprétation de l’œuvre et de justifier ce résumé d'Adorno : l'opéra Lulu "fait partie de ces œuvres qui révèlent toute leur qualité à mesure que l'on s'immerge en elles plus longuement et plus profondément".
À noter : Le Prologue et les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (127'42) ; l'Acte III sur le disque 2 (64'44).
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Matthieu Gosztola