Nous avons déjà longuement détaillé dans nos pages le Ring de Wagner mis en scène par Carlus Padrissa au Palau de les Arts Reina Sofia de Valencia, également disponible en DVD et Blu-ray C Major. Cette version des Troyens captée en novembre 2009 se présente comme tout aussi surprenante et plonge le spectateur dans un univers de science-fiction qui n'est pas sans rappeler La Guerre des étoiles, Star Trek, Dune ou 2001 L'Odyssée de l'espace. Tout est pensé pour lui faire croire en un voyage vers des mondes intergalactiques nouveaux, pour lesquels on peut trouver un parallèle avec ces Troyens qui, à Carthage, sont obsédés par l'idée de se projeter vers l'Italie. Tout a été rassemblé pour l'occasion : vaisseaux spatiaux, tubes envahissants, ordinateurs futuristes… Le célèbre Cheval de Troie se présente même ici tel un de ces fameux virus qui assaille parfois nos misérables PC !
On pourra cependant s'étonner de certaines provocations inutiles comme asseoir Cassandre dans un fauteuil roulant, ces combats de boxe avec panneaux indiquant les différents rounds, ou ces petites tentes façon "Droit au logement". Pourtant, la mise en scène de Carlus Padrissa intègre des idées plutôt captivantes, à commencer par les projections vidéo, en particulier à l'Acte V avec une belle vue sur une planète bleue et le passage des vaisseaux des Troyens en hyper-espace. En revanche, concernant la direction dramatique des chanteurs, nous nous trouvons face à trop de souplesse, comme si peu d'indications précises leur avaient été fournies.
La direction d'orchestre de Valery Gergiev apparaît en fait comme l'atout principal de cette production. Dès le début de La Prise de Troie (ou première partie), à l'Acte I, le chef déploie par sa gestuelle si particulière toute l'énergie qu'on lui connaît jusqu'à la Marche Troyenne finale dont la grande ampleur symphonique est parfaitement exprimée par l'Orquestra de la Comunitat Valenciana qui lui obéit au doigt et à l'œil. Pour le Prélude de l'Acte II, il dramatise l'expression en prévision de l'action qui va se dérouler sur scène, lançant puis retenant les effets orchestraux. Au début de l'Acte III - Les Troyens à Carthage (ou seconde partie) -, Gergiev sculpte véritablement le Prélude grâce à la grande discipline dont font preuve les différents pupitres de l'orchestre. À l'Acte IV, il nous fait pénétrer dans l'univers de Carthage et de la reine Didon, par l'extrême douceur des cordes et des bois, avant d'aborder une des pages les plus connues des Troyens : "Chasse royale et orage", dont l'interprétation se montre très convaincante. Suivront une Marche pour l'entrée de la Reine et diverses musiques de ballets d'excellente tenue. Enfin, à l'Acte V, la qualité de l'accompagnement de la mort de Didon peut être comparée à un véritable écrin de musique symphonique sertissant la voix.
Hector Berlioz fut pionnier en matière d'orchestration, comme en témoigne son célèbre ouvrage Grand traité d'instrumentation et d'orchestration modernes publié en 1843-1844 ; Gergiev en apporte une éclatante preuve contemporaine.
Les incarnations des deux principaux personnages féminins, Cassandre et Didon, comptent parmi les bonnes surprises de cet enregistrement. Elles sont par ailleurs les seules artistes à s'exprimer dans un français correct.
Avec un superbe timbre de soprano dramatique, la Cassandre d'Elisabete Matos se montre parfaite en prophétesse troyenne. À l'Acte I, "Les Grecs ont disparu ! … Malheureux roi dans l'éternelle nuit !", cette page parmi les préférées de Berlioz est parfaitement servie par l'ampleur de la tessiture et la dimension tragique de la cantatrice. Sa vision de la prise de Troie sera ensuite très convaincante, avant de nous toucher par ses qualités de tragédienne et ses pianissimi dans "Non, je ne verrai pas".
Didon, Reine de Carthage, interprétée par la mezzo-soprano Daniela Barcellona, dans la seconde partie de l'œuvre, se montre au moins aussi performante. Soutenu par le chœur, "Chers Tyriens" présente, il est vrai, un vibrato un peu instable sans doute en raison d'une voix encore trop "froide" ; mais le lyrisme qu'elle parviendra ensuite à exprimer fera merveille dans le duo avec Énée "Nuit d'ivresse et d'extase infinie". Puis, à l'Acte V, Daniela Barcellona livre deux passages extrêmement forts, vocalement et dramatiquement, avec le célèbre monologue "Je vais mourir", puis l'air moins connu "Adieu, fière cité" qui mettra en valeur sa tessiture parfaite en la circonstance.Le qualificatif "honorable" conviendra parfaitement à la plupart des autres rôles. Le baryton Gabriele Viviani, Chorèbe, exprime une ligne de chant soignée, et la basse Yuri Vorobiov, l'ombre d'Hector, impressionne par sa profondeur à l'annonce de la chute imminente de Troie. Stephen Milling, autre basse dans le rôle de Narbal, montre une projection intéressante à l'Acte IV avec l'air "De quels revers". Le ténor Eric Cutler est un assez bon Iopas dont la couleur intéressante sert bien "O blonde Cérès". Mais était-il nécessaire de lui faire chanter cette mélodie devant un simple micro ? Dmitri Voropaev apporte ses qualités lyriques de ténor léger au rôle d'Hylas, Giorgio Giuseppini son convaincant registre de basse à Panthée, et Tomeu Bibiloni campe un Mercure glacial densifié par la profondeur de son timbre. Enfin, la soprano Oksana Shilova offre un aspect frais et juvénile au rôle d'Ascagne.
En revanche, on se montrera déçu par l'interprétation des rôles d'Énée et surtout d'Anna.
Lance Ryan était un assez bon Siegfried dans La Tétralogie de Wagner en 2008 sur cette même scène, mais il ne possède pas les moyens vocaux du héros troyen Énée. Considéré comme un heldentenor de bon niveau, le chanteur se produit souvent dans des rôles wagnériens, même les plus "lourds". Pourtant, dès l'Acte I des Troyens, on sent que la tessiture, comme la prononciation du français, lui posent un problème important. Nettement plus à l'aise dans les passages lyriques qui font davantage appel aux registres médium et grave, il se montre nettement insuffisant dans les aigus forte à la projection approximative qui frise parfois le cri. Le chant est en outre à certains moments à la limite de la justesse.
La plus grande faiblesse de cette production concerne la mezzo-soprano Zlata Bulicheva dans le rôle d'Anna, là même où Berlioz avait confié le rôle de la sœur de Didon à une contralto. Le vibrato extrême de la chanteuse russe devient très vite insupportable, d'autant que le timbre n'est pas des plus agréables. Sur le plan dramatique, sa gestuelle bien trop exagérée ne rattrape en rien ses défaillances vocales. Mais accordons-lui un mieux au finale de l'œuvre dans sa manière d'aborder la mort de sa sœur.
Le chœur de la Generaliotat Valenciana fait preuve de cohésion et se montre globalement satisfaisant tout au long de ces Troyens, tandis que plusieurs interventions des danseurs se révèlent convaincantes dans un mélange de styles mariant expression corporelle relativement moderne, inspiration orientale et vocabulaire plus classique.
En bref, trouveront leur compte les spectateurs prêts à souscrire à la vision High-tech du metteur en scène. Ils seront alors à même d'apprécier la véritable performance que constitue la direction d'orchestre de Valery Gergiev, mais aussi les très bonnes incarnations d'Elisabete Matos en Cassandre et de Daniela Barcellona dans le rôle de Didon. Pour le reste, avouons que Berlioz mérite, pour cette grande partition, d'être mieux servi.
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Jean-Luc Lamouché