L'ère du numérique a du bon : les amateurs de vieilles cires comme ceux de vieilles bobines sont aux anges ! Pour peu que les laboratoires spécialisés fassent un réel travail de restauration sous l'égide d'éditeurs concernés, le résultat obtenu dépasse le plus souvent toutes les espérances. Ce fut déjà le cas avec des films comme Metropolis de Fritz Lang, Psychose ou La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock. À chaque visionnage, la redécouverte ne cesse de fasciner, et le regard posé sur la pellicule peut être assimilé à celui du spectateur de l'époque qui découvrit ces chefs-d’œuvre dans leur état originel.
Les Chaussons rouges viennent ainsi de rejoindre le panthéon des élus, privilège accordé aux œuvres d'art qui marquèrent leur époque et s’inscrivirent durablement dans l'Histoire du cinéma mondial.
Le film, réalisé juste après la guerre et sorti en 1948, cumule l'avantage de rassembler un public éclectique pour lequel la musique, la danse et la peinture se trouvent réunies en une totale symbiose. S'appuyant sur le conte éponyme d'Andersen, cinéaste, scénariste et chorégraphe ont travaillé conjointement pour en extraire certains éléments et en ont modifié la fin pour en tirer un conte moderne. La musique originale, composée par Brian Easdale, qui écrivit l'année précédente la musique de l'autre génial film de Michael Powell et Emeric Pressburger, Le Narcisse noir, est dirigée par Thomas Beecham, et accompagne notamment la fameuse scène de ballet. Durant près de quinze minutes, véritable œuvre dans l’œuvre, elle est l'objet de toutes les attentions.
Powell a en effet réussi non sans mal à réunir pour la première fois de vrais danseurs pour réaliser son film : Léonide Massine (1896-1979) est issu des Ballets russes de Diaghilev, Robert Helpmann (1909-1986) a créé les chorégraphies des Chaussons rouges, Ludmilla Tcherina (1924-2004), artiste polyvalente, et Moira Shearer (1926-2006) qui lui dut sa célébrité internationale. On retrouvera ces mêmes danseurs dans Les Contes d'Hoffmann du même réalisateur en 1951.Hormis un énorme gain au niveau de la bande sonore et de la précision de l'image - ce qui est illustré dans les bonus par une judicieuse comparaison avant/après -, c'est surtout l'éclat des couleurs qui ressort en tout premier lieu. D'une extrême intensité, on éprouve exactement la même sensation de redécouverte éblouissante que lors du dévoilement d'un vitrail ou d'une fresque débarrassés des outrages du temps. La restauration numérique, qui a pourtant ses détracteurs, loin de défigurer, assure ici une pérennité artistique pour les nouvelles générations de spectateurs qui auraient tendance à négliger, voire à ignorer, les merveilles d'autrefois sous prétexte de leur ancienneté.
Les amateurs de danse pourront apprécier la technique des artistes de ces années d'après-guerre, mais aussi leur pouvoir expressif et la façon dont les caméras de l'époque cadraient la danse. En outre, les classes de danse montrées dans le film donneront une idée de la pédagogie d'alors. On pourra de même dénombrer les citations des ballets classiques tels Coppélia ou Le Lac des Cygnes. De plus, l’histoire de la jeune ballerine Victoria Page qui doit choisir entre son art et son amour pour le jeune compositeur Julian Craster, choix imposé par le directeur de troupe tyrannique Boris Lermontov, témoigne avec le recul de l'ambiance et du mode de fonctionnement qui pouvaient exister dans les tournées organisées par les Ballets Russes de Diaghilev.
Fort d'une thématique universelle – une vie consacrée à l'art jusqu'à la mort, la création artistique et la folie qui peut l'accompagner, l'absolu qu'exige la pratique d'un art -, Les Chaussons rouges véhiculent de nos jours une impression d'authenticité indémodable et ce malgré, une incompatibilité éprouvante entre le cinéma et la danse. Danser devant une caméra plusieurs fois de suite dans des conditions de studio inadaptées pour un danseur restera une épreuve et un mauvais souvenir pour Moira Shearer.
Cette œuvre, fruit de la collaboration entre différentes familles artistiques a su faire oublier la triste réalité d'après-guerre. Elle gagne aujourd'hui une seconde vie grâce aux technologies de pointe. La découverte ou la redécouverte s'impose.
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Nicolas Mesnier-Nature