Au fil de la trilogie montéverdienne entamée en 2008 par William Christie et Pier Luigi Pizzi au Teatro Real de Madrid, un chiasme semble s’être dessiné entre l’interprétation musicale et la mise en scène, l’une s’améliorant de production en production, l’autre déclinant. Cette dernière production - Le Couronnement de Poppée - confirme ainsi la tendance d’une aventure passionnante mais qui, à aucun moment, n’a su trouver ni son équilibre ni, a fortiori, sa plénitude.
Rappelons-nous…
En 2008, L’Orfeo souffrait principalement de son rôle-titre, Dietrich Henschel, dont ni le timbre ni la déclamation ne convainquaient, à la différence de la scénographie, irradiante et idéalement ultramontaine.
En 2009, la mise en scène du Retour d'Ulysse dans sa patrie commençait à se raidir, empêchant de fait une distribution pourtant parfaite de donner le meilleur d’elle-même. Finalement, en 2010, avec ce Couronnement de Poppée, la direction artistique est tellement insignifiante qu’elle n’offre plus aucune contrainte aux musiciens, notamment aux continuistes, leur permettant de donner une performance rien moins qu’exemplaire.
Il y avait sans doute d’autres moyens de dépeindre la décadence de l’Empire romain qu’en donnant des attributs phalliques à des glaives ou en urinant contre un mur… Pour le reste, les attitudes sont soit figées, soit ne tiennent aucun compte de la physiologie des chanteurs. Pour preuve, à un moment, Danielle de Niese doit chanter tout en se penchant en arrière pour s’allonger sur un escalier… Qu’on aime ou pas son style, il n’en demeure pas moins que Pier Luigi Pizzi a beaucoup donné à l’opéra mais l’on sent ici que son inspiration s’épuise. Au-delà du hiératisme des décors et de la direction d’acteurs, on appréciera plutôt la qualité de certaines costumes issus de ses dessins. Ceux de Danielle de Niese, en tête, mais également ceux d'Octavie (Anna Bonitatibus), Sénèque (Antonio Abete) et bien sûr Néron (Philippe Jaroussky), dont les reflets ou encore les drapés sont tout bonnement magnifiques – exception faite des plumes de corbeau à l'Acte I, qui évoquent plus le gros oiseau de Sesame Street qu’un empereur romain. Mais ne nous acharnons pas et concentrons nous plutôt sur les merveilles musicales de cette version.
La version du Couronnement de Poppée proposée ici est du reste la plus longue existante, basée sur le manuscrit de Vienne et restituée par Jonathan Cable. Il est vrai que le continuo de William Christie est un modèle du genre, offrant splendeur et richesse sans aucun déballage. Comme d’habitude avec Christie, le texte est accompagné avec un équilibre maniaque et idoine entre le respect absolu et l’imagination. L’attention aux détails est telle que le chef n’a aucun moment de répit. Toujours en alerte pour souligner ou renforcer telle ou telle inflexion avec une grâce infinie, il adapte instrumentarium et geste musical à chaque nuance du drame.
Dirigés de si belle façon, les chanteurs s’en donnent à cœur joie. La toujours charmante et juvénile Danielle de Niese parvient ainsi à donner une véritable profondeur au personnage de Poppée en déployant une variété de timbres incroyables, du grave au plus éthéré des aigus cristallins. Philippe Jaroussky est lui aussi à son meilleur, avec une projection et une justesse ahurissantes. Au gré de ses costumes, il fait varier les couleurs et les émotions avec une technique consommée. Plus important encore, les deux premiers rôles savent parfaitement combiner forte personnalité et fusion dans des duos où ils se font partenaires et dans lesquels le sensuel ne s’offre jamais au prix du lénifiant. Les tempi sont souvent allants, n’autorisant aucune coquetterie ni aucun maniérisme. L’émotion est pure, le trait sûr mais léger et la magie opère.
Pour soutenir ce duo de charme, on applaudira la performance d’Octavie, au feu brûlant sous la glace de la dignité, à laquelle la mezzo-soprano Anna Bonitatibus offre une noblesse véritablement bouleversante. Souvent critiqué, le Sénèque d’Antonio Abete est pourtant bien incarné, stable et souverain, apportant ce qu’il faut de gravité pour ancrer l’ensemble de ce plateau. En revanche nous n’avons été convaincu ni par l’Ottone de Max Emanuel Cencic, nullement investi dans le rôle Ottone, trop technique, trop sage et atone, ni par l’Arnalta de Robert Burt, dont les minauderies ne sauraient estomper les approximations techniques dans le timbre et la justesse.
Toutefois, si la mise en scène de Pier Luigi Pizzi se montre quasi inexistante, elle n’en est pas gênante pour autant. Finalement, c’est peut être là son plus grand mérite : laisser la musique de Monteverdi prendre son essor et s’envoler vers des sommets de félicité.
À noter : Le Prologue et l'Acte I sont proposés sur le DVD 1 (83'57) ; les Actes II et III sur le DVD 2 (106'25).
Jean-Claude Lanot