Après moult prestations spectaculaires, le versatile Lang Lang nous propose ici un concert plutôt, tout du moins dans son programme principal, autour de Mozart et Chopin, deux compositeurs où on ne l'attend pas forcément. Et il faut reconnaître que la surprise est heureuse, et de taille…
Du côté mozartien, trois Sonates, dont la pathétique en la mineur. Or c'est bien là qu'on l'attendait au tournant. Les deux premières sonates, K. 283 et K. 282, s'écoutent sans déplaisir. Le jeu est, comme à son habitude, gracieux et délié, romantique et chantant dans les mouvements lents. Mais, au final, pas forcément bouleversant. Il faut dire, pour être juste, que ce n'est là ni l'ambition de Mozart, ni celle du pianiste pour qui ces deux œuvres constituent une agréable mise en doigts, et une manière d'apprivoiser l'important public londonien rassemblé au Royal Albert Hall.
Puis arrive cette fameuse Sonate en la mineur K. 310, dont certains ont comparé à tort ou à raison le pathos à celui du Requiem. Il est vrai qu'Einstein a supposé qu'elle fut composée à la suite du décès de la mère du Mozart. Œuvre tourmentée, presque chaotique dans le développement de son premier mouvement, surprenante, elle offre à l'imagination de Lang Lang un boulevard. De fait, chaque phrase, chaque note même, est ciselée et se distingue de celles qui l'entourent par une nuance, une intention chaque fois différente, sans jamais déséquilibrer le phrasé dans une approche souvent dialectique de l’interprétation. Il y a de l'Arthur Schnabel dans cette interprétation souple, élégante et jamais brutale, mais ô combien contrastée et habitée. À la lumière du deuxième mouvement, on pourrait qualifier cette interprétation de romantique, tant Lang Lang étire le temps pour explorer la matière "entre les notes", mais la science évidente du discours - oserons-nous écrire "de la rhétorique" ? - évoque presque le baroque. L'on comprend alors sans peine l'intérêt du maestro Harnoncourt qui, lors de l'été 2014, a tenté (en vain) d'initier le pianiste au pianoforte à l'occasion de l'enregistrement de deux Concertos du divin Mozart.
Côté Chopin, Lang Lang n'a pas peur d'enchaîner les quatre Ballades et l'on retrouve ce sens quasi mozartien du chant, lequel n'est pas étranger au compositeur, admiratif de Don Giovanni et du... Requiem ! Le pianiste se sent donc en parfaitement affinité ici avec le répertoire, et cela se ressent. Ccomme chez Mozart, on retrouve ici ce même sens du discours.
Cela peut surprendre : Lang Lang choisit ici des tempi plutôt retenus. Mais c'est pour mieux créer des contrastes et, plus encore, un véritable sens de la narration, du drame. Il nous prend par la main, attire notre attention par un galbe, une variation de dynamique, une agogique naturelle et fluide, pour mieux nous emporter avec lui dans une virtuosité qui n'a rien de gratuite. Au contraire, la technique sert le discours et son intensité, en particulier dans la Ballade No. 1, qui nous ferait presque penser à une ouverture à la Française.
Les "bis" sont plus directs, et privilégient le plaisir et l'immédiateté sur l'esprit. Mais au bout d'une première heure de cette intensité, c'est presque un soulagement, avec ce sentiment presque enfantin d'essayer de prolonger la rencontre comme par crainte de la séparation.
Certaines œuvres présentées ici seront d'ailleurs reprises dans le double album-rencontre avec Harnoncourt, à commencer par la Marche Turque, qui aurait peut-être mérité un nouvel enregistrement, plus approfondi. D'autres, comme Dance of the Seaweed, sont comme une madeleine de Proust, l'hommage naturel au pays, comme un retour à l'enfance, même si celle-ci ne fut pas facile.
Du reste, d'aucuns peuvent voir dans le pianiste un éternel gamin qui en fait des tonnes, ou encore un racoleur maniéré. Mais son rapport presque charnel au texte et à sa musicalité en fait un authentique musicien, dont la jeunesse ne fait que vivifier une intelligence brillante. Or, a fortiori, l'énergie éternelle qui sourd de chaque chef-d'œuvre n'attend que ce genre d'interprète pour s'envoler !
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Jean-Claude Lanot