La Vida breve est l'une des deux seules œuvres lyriques achevées par Manuel de Falla, parmi de très nombreux projets qui n'ont jamais abouti. Elle est à ce titre d'une importance non négligeable au regard de l'histoire de l'Art lyrique, d'autant que le compositeur la considérait comme la première œuvre digne d'intérêt de son catalogue. Elle fut commencée en 1904, mais représentée seulement - et en français - en 1913, à Nice.
La version définitive en deux actes de La Vie brève mélange les styles et synthétise les paradoxes. L'opéra se présente en effet autant sous l'angle d'un drame espagnol, avec intervenant issu du flamenco, danses et mélodies aux mélismes très typés, que sous celui d'un drame occidental classique aux airs flirtant avec l'écriture d'un Puccini et doté d'un orchestre ouvert aux influences wagnériennes et françaises. Les interprètes peuvent ainsi choisir de concilier les deux pôles, ce qui peut être risqué, ou de prendre ouvertement parti soit pour l'Espagne traditionnelle soit pour l'Occident, option la plus largement retenue par les productions montées jusqu'alors. Ce choix permet non seulement de jouer une carte exempte de risque stylistique mais de composer avec des chanteurs d'opéra d'origine hispanique ou non. Si ce consensus met tout le monde d'accord, il ne satisfait toutefois plus complètement nos oreilles qui se sont habituées à plus d'authenticité…
Avec Lorin Maazel, nous ne surprendrons personne en annonçant qu'il se rattache à la voie orchestrale occidentale. L'orchestre de la Communitat Valenciana est bien entendu hispanique, mais davantage encore symphonique. Ses phrasés et tournures mélodiques prennent parfois la direction de l'espagnolisme vériste sans y verser complètement.
Heureusement, il faut compter ici avec la magnifique soprano chilienne, Cristina Gallardo-Domâs, entièrement investie dans le rôle de Salud. L'interprète impose l'omniprésence de sa personnalité alors que le livret l'autorise à sortir de scène. Ainsi, lorsqu'elle ne chante pas, elle joue, ou plutôt danse l'action à la manière d'une grande tragédienne. Sa figure de jeune fille bafouée victime des classes sociales s'exprime non seulement par une gestuelle quasiment chorégraphique mais par un chant tout en arrachements, violences et expressivité dignes des plus grands acteurs-chanteurs qui parviennent à vivre leur rôle avec authenticité, sans détours. Dotée d'un visage très expressif, Cristina Gallardo-Domâs dépasse le cadre de cet opéra pour s'inscrire à la frontière du grand chant réaliste puccinien et du parler-chanter à connotations flamenco. Aigus lumineux, léger vibrato expressif, ambitus vocal très large coloré à tous les registres, la personnalité de Cristina Gallardo-Domâs domine largement le reste de la distribution.
Jorge de Léon assure néanmoins un Paco net et taillé dans du roc, dont le duo d'amour est particulièrement réussi. Maria Luisa Corbacho joue une grand-mère au vibrato gênant mais en accointance avec l'âge du rôle, tout comme l'oncle Sarvaor de Felipe Bou. Les autres rôles, très mineurs, ne permettent en revanche pas d'apprécier des performances vocales suffisamment significatives pour s'y étendre.
On retiendra néanmoins la performance d'Esperanza Fernández, cantaora, c'est-à-dire chanteuse de flamenco. Parenthèse authentique dans cette Vida breve, accompagnée par un guitariste, c'est l'Espagne gitane qui surgit au milieu du traditionnel opéra. Notons que Falla avait prévu à l'origine une voix masculine pour cette intervention du début de l'Acte II.
Enfin, des danseurs vêtus comme l'ensemble de la distribution vocale, à la mode locale, assurent une belle prestation chorégraphique, magnifiée par des couleurs chatoyantes propres aux régions du sud de l'Espagne. On retiendra, entre autres, des poses du chœur parfois figées, mais de manière intentionnelle et expressive.Habillée d'impressionnants murs de granit qui symbolisent bien l'idée d'un enfermement et de quelques chaises pour seul mobilier, la mise en scène de Giancarlo del Monaco va à l'essentiel. Seule une lumière rouge sang, presque trop intense, éclaire la totalité de l'Acte I. Puis, progressivement, au cours de l'Acte II, elle se mue en une lumière naturelle qui accompagne fort bien les artistes. Plus tard, les ombres portées d'un immense ventilateur animent le plateau parfois désert, ce qui nous fait apprécier davantage la forte présence scénique de Cristina Gallardo-Domâs, en intense contraste visuel, toute de noir vêtue.
Nul besoin de surcharger La Vida breve et de transformer l'œuvre en ce qu'elle n'est pas. Par sa musique et l'absence de temps mort, et sa durée assez contenue, l'opéra fixe sans aucun problème l'attention du spectateur. La musique de Falla est puissamment connotée, mais jamais vulgaire ou facile, et très honnêtement menée par un Lorin Maazel qui lui fait atteindre des sommets émotionnels en grande partie transmis par une interprète principale devant laquelle nous nous inclinons.
Lire le test du DVD La Vie brève
Nicolas Mesnier-Nature