Composé entre Ariane à Naxos et Intermezzo, La Femme sans ombre - Die Frau ohne Schatten - est le septième opéra de Richard Strauss. Fruit d'une gestation assez longue durant la Première Guerre mondiale et d'une nouvelle collaboration avec l'écrivain Hugo von Hofmannsthal, l'œuvre ne remporta pas le succès attendu à ses débuts. De fait, lorsqu'on se penche sur son livret complexe et chargé de symbolisme, on comprend en partie cette relative désaffection dont les effets se ressentent aujourd'hui encore. De plus, la musique de Strauss exige des chanteurs une performance hors du commun, surtout pour les trois rôles féminins. Enfin, l'orchestration demande aux musiciens un difficile dosage des timbres, de parvenir à une clarté des polyphonies au sein de chaque pupitre en dépit de cuivres très fournis, et de s'illustrer dans nombre de passages subtils et raffinés directement issus de la musique de chambre, lesquels mettent des solistes en avant. Les huit interludes de cette version intégrale de 3h20 sans coupure sont à écouter comme seraient construites de vraies pages orchestrales indépendantes, proches du poème symphonique.
Ces exigences assez extrêmes trouvent en Christian Thielemann et le Wiener Philharmoniker des serviteurs de premier ordre. Thielemann aime la musique de son pays, celle de Richard Strauss en particulier, et son investissement est total auprès d'une formation qu'il connaît bien et dont il sait jouer avec le plus grand art mais toujours dans le respect des chanteurs qu'il ne couvre jamais.
On sait la passion que nourrissait Richard Strauss pour les voix féminines. Là encore, dans La Femme sans ombre, elles tiennent les trois rôles principaux : celui de la Nourrice dévolu à une mezzo-soprano, et ceux de la femme du teinturier et de l’Impératrice confiés à des sopranos. Ces incarnations éprouvantes rappellent les moments les plus chargés d'émotion et de drame entendus dans Salomé ou Elektra. Ceci vaut en particulier pour le rôle de la Nourrice, brillamment tenu par Michaela Schuster, très expressive voire expressionniste dans son jeu et son chant, en particulier durant l'Acte II. Sorte de Méphisto au féminin, son incarnation ne connaît aucune baisse de tension jusqu'au terme de l'œuvre.
On ne retrouvera pas les mêmes qualités expressives sur le visage d'Anne Schwanewilms dans le personnage de l'Impératrice, un rôle voulu plutôt statique. Mais sa voix de soprano plane dans des hauteurs vertigineuses, et la tenue du chant est parfaite. L'Acte III lui appartient, et l'air "Vater, bist du ?" accompagné par un violon solo typiquement straussien, est inoubliable de par l'émotion qui s'en dégage.
Quant à Evelyn Herlitzius, dans le rôle de la femme du teinturier Barak, elle sera une des artistes les plus applaudies au tomber du rideau. Et pour cause : présente sur scène quasiment en permanence, cette incarnation est d'autant plus éprouvante qu'elle évolue dans la dramaturgie, de la vie de femme au foyer malheureuse à une existence remplie de tous les luxes de ses rêves. Soumise aux tentations de la beauté, de la richesse et de l'amour, elle devient victime de la violence de son mari et subit différentes épreuves pour finalement accéder au bonheur. Evelyn Herlitzius évolue brillamment en même temps que la psychologie de son personnage, et le style vocal s'accorde aux nombreux excès et à toutes les peurs d'un tel caractère. Son chant est très ouvert, au bord du cri à certains moments et en parler-chanter à d'autres. Elle marque en outre les esprits grâce à un visage lui aussi très expressif.Les rôles masculins de La Femme sans ombre ont été voulus plus effacés par Richard Strauss… Le baryton-basse Wolfgang Koch incarne parfaitement le brave Barak, mais il manque de profondeur vocale. L'Empereur de Stephen Gould se montre aussi fade du côté du rôle que de l'interprète. La voix de ténor héroïque ne correspond pas à l'imposant physique, bien trop légère et plafonnante, qui peine en outre dans les aigus et manque de couleurs.
Enfin, il convient de s'attarder sur la mise en scène de Christof Loy et sur la réaction négative qu'elle suscite auprès du public. Une des raisons pour lesquelles La Femme sans ombre reste peu représentée aujourd'hui tient en l'aspect déroutant de son livret pour un metteur en scène. Hofmannsthal entraîne le spectateur dans une quête d'ombre humaine au sein d'un monde féerique peuplé d'esprits, de semi-divinités et terrain de divers enchantements. Les lieux traversés passent du palais impérial au taudis et aux voûtes souterraines et, lorsque la terre s'entrouvre pour engloutir un acteur, l'ombre devient alors un personnage à part entière qui apparaît et disparaît. Onirisme des situations, merveilleux et féerie, autant d'ingrédients réunis pour transformer l’œuvre en cauchemar scénique ! Or Christof Loy a choisi un axe extrême qui consiste à supprimer purement et simplement tout élément fantastique et ancrer les situations dans une réalité la plus extrême : l'intrigue se déroule dans un studio d'enregistrement des années cinquante dans lequel les personnages, partition sous le bras, viennent chanter la musique de Strauss devant des micros tandis que preneurs de sons, techniciens et assistants de production les dirigent sur un plateau surélevé marqué au sol. Ce décor superbe reconstitue avec un réalisme poussé les Sofiensäle viennoises détruites par un incendie en 2001. Rien ne manque ! La géographie du studio inclut coulisses et fond de scène en lieu et place des lieux décrits dans le livret original…
Si le statisme menace dans un premier temps cette mise en scène qui s'apparente parfois à une version scénique d'opéra où chacun défile et chante devant son pupitre, Christof Loy sait faire évoluer par la suite la non-action de base en ajoutant progressivement la réalité quotidienne d'un studio. Podium et parterre figurent deux mondes, d'abord distincts, qui finissent par interférer lorsque les chanteurs construisent des rapports et une histoire autour de la salle d'enregistrement. Cette métaphore du studio comme carrefour de situations réalistes bannit ainsi entièrement l'esprit fantastique de l’œuvre originale jusqu'au point de transformer le final en concert public devant les spectateurs ! Notons que Christof Loy rejoint dans son travail celui de metteurs en scène de plus en plus nombreux à préférer éloigner le spectateur de mondes irréels. En témoignent certaines productions wagnériennes récentes…
Ce choix radical peut certes indisposer mais n'entache aucunement la qualité de la musique de Strauss et la relative homogénéité des interprètes, en particulier féminines, de cette production salzbourgeoise.
Lire le test du DVD La Femme sans ombre à Salzbourg en 2011
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Nicolas Mesnier-Nature