Structuré en trois tableaux, Die Tote Stadt fut achevé par le jeune compositeur Erich Wolfgang Korngold a 23 ans en 1920, et représenté à l'époque avec succès. Parfaitement représentative du post-romantisme allemand, l'œuvre eut malheureusement un destin partagé par nombre de partitions contemporaines, victimes à la fois des événements historiques et politiques d'alors – l'arrivée des nazis au pouvoir et ses conséquences – et de la mise à l'écart intellectuelle qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Du statut de musique purement et simplement interdite, son style d'écriture devint vite démodé après guerre, faute apparemment presque plus grave que l'étiquette nazie d'"Entartete Musik" ("musique dégénérée") des années 1930.
Malheureusement, Korngold ne put renouer avec le succès dès son émigration aux États-Unis, où il s'est vu confiné dans la routine de la musique de film hollywoodienne, infamie impardonnable pour le gotha intellectuel musical de l'époque. À sa charge, il est permis de préciser que Korngold n'a rien fait pour moderniser son langage musical, refusant comme beaucoup d'autres, de sacrifier à l'abandon de la tonalité. À l'heure actuelle, le compositeur décédé à Hollywood n'a toujours pas accédé au rang serré des "grands compositeurs" qui ont fait l'histoire de la musique. Aussi, cette représentation d'un de ses opéras est-elle la bienvenue dans un catalogue général au sein duquel les références ne se bousculent pas.La direction de l'orchestre gigantesque nécessaire à sa réussite a été confiée à Eliahu Inbal. Chef distingué par la critique notamment pour son intégrale des Symphonies de Mahler parue initialement chez Denon, cette écriture très complexe lui est donc familière. La luxuriance de l'orchestration brille à chaque seconde, et ne laisse aucun répit à l'auditeur. Les pupitres de la Fenice déversent durant plus d'une heure trente un flot continu de mélodies, de couleurs, d'un lyrisme parfois appuyé mais si efficace et dénué de facilité qu'il ne peut qu'émouvoir, comme dans l'Air de Marietta à l'Acte I, qui reviendra à la fin de la dernière scène.
Dans ce contexte, la musique d'orchestre est évidemment tout sauf de l'accompagnement. Elle commente et illustre avec soin l'action, la sensualité des personnages, l'onirisme constant, l'ambiguïté permanente entre le rêve et la réalité, ainsi que l'atmosphère délétère et nocturne à la limite du morbide qui se dégage de la ville où se déroule l'action : Bruges.Les deux rôles principaux se montrent donc très exigeants. Ils réclament une soprano et un ténor puissants, capables d'assurer une présence quasi permanente sur scène. Des talents d'acteurs sont également requis, puisque la soprano, comme le baryton, joue en fait deux personnages (Marietta et Marie), et que le ténor doit tenir une attitude tout sauf normale.
Aucun doute, Solveig Kringelborn et Stefan Vinke ne ménagent ni leurs efforts ni leurs effets pour incarner ces prototypes humains complexes et parviennent avec brio à conférer à leurs personnages cette ambiguïté permanente.
Lui est parfait dans son incarnation de Paul, amoureux hanté par la présence permanente d'une femme aimée et décédée à laquelle il voue un culte mortuaire morbide et pour qui les rêves deviennent une réalité qui s'évanouit lors de son réveil.
La soprano scandinave se meut aisément dans la double incarnation qui lui est dévolue. Elle passe aisément de l'une à l'autre, changeant de costumes, jouant avec cruauté sur les sentiments de Paul, jusqu'à la fatalité. Idéalement, une interprète plus jeune aurait physiquement mieux convenu, mais Solveig Kringelborn compense en partie ce décalage par une voix maîtrisée, bien que presque trop mature. Davantage de souplesse aurait mieux été en accord avec l'écriture ondoyante de Korngold. Mais les deux chanteurs restent à l'aise dans ce chassé-croisé permanent entre réalité et songe, au point que le spectateur qui ne connaît pas l'œuvre sera surpris par le finale.
Autres éléments d'importance : le second double rôle tenu par le baryton Stephan Genz, et celui de la gouvernante interprétée par Christa Mayer, interviennent essentiellement en début et fin d'ouvrage. Cependant, ces personnages ne sont nullement négligés, et même incarnés avec talent.
À travers la mise en scène de cette Ville Morte réalisée par Pier Luigi Pizzi, on ne pourra s'empêcher de penser à deux références, l'une cinématographique, l'autre littéraire : le double rôle de Kim Novak dans Sueurs Froides d'Alfred Hitchcock, et la nouvelle de Guy de Maupassant intitulée La Chevelure. Pour chacun, on retrouve le même contexte et la même atmosphère. Qui plus est, un lien stylistique étroit est à remarquer avec une précédente sortie DVD chez Dynamic, Mort à Venise de Benjamin Britten. Le même metteur en scène et le même éclairagiste (Vicenzo Raponi) créent toujours avec autant de talent une ambiance similaire. Du reste, Bruges n'est-elle finalement pas communément appelée la "Venise du nord" ?
Ainsi, un décor sombre aux tonalités cendrées, parsemé de touches blanches et de meubles d'époque occupe avec sobriété tout le premier plan scénique durant les trois tableaux. Un rouge vif sera la seule réelle couleur proposée. Afin d'animer un peu l'ensemble, l'arrière-plan fait office de seconde scène, illustrative, par laquelle arriveront les personnages appartenant aux rêves de Paul. Des maquettes de bâtiments typiques rappellent le style architectural caractéristique de Bruges, comme les monuments vénitiens de Mort à Venise. Visuellement, ce plan est constitué d'un gigantesque miroir incliné de manière à ce que le spectateur puisse voir cette seconde scène comme s'il se trouvait au-dessus. Ce rappel thématique judicieux du double et de l'illusion est renforcé par un sol aquatique, nouvel écho thématique de la ville d'eau qui accueille l'action. La connotation onirique de l'œuvre trouve dans ces effets un très bon réceptacle, troublant notre conception de la réalité comme le font les vagues de l'eau.
Des chanteurs investis, une mise en scène intelligente qui capte l'esprit de l'œuvre, toujours claire et aidant à la compréhension, et une direction d'orchestre enveloppante, cette Ville Morte détient décidément beaucoup d'atouts. Ces qualités convaincront sans peine le mélomane curieux et lui permettront d'apprécier dans de bonnes conditions un chef-d'œuvre virtuose et difficile encore bien trop méconnu.
Nicolas Mesnier-Nature