Cette sortie du Grand Macabre de Ligeti se doit de figurer tout en haut du répertoire lyrique contemporain. En effet, non seulement l’œuvre constitue à la fois un chef-d’œuvre en elle-même et au sein de l'œuvre du compositeur, mais trouve également dans cette production mise en scène par Alex Ollé de La Fura dels Baus un réceptacle fort original et presque idéal.
Les caractéristiques d'écriture visuelle propres à la Fura dels Baus, pour lesquelles les projections vidéos de Franc Aleu représentent l'élément le plus frappant, permettent d'en garder un souvenir immarcescible. Dans cette production du Grand Macabre, la vision de cet énorme corps de femme, sorte de géant échappé de contes pour enfants, couchée nue sur le sol dans une position propre à développer l'imaginaire érotique, va servir de terrain d'expression, pour ne pas dire de jeux, au metteur en scène. Propices aux élucubrations des protagonistes, les généreuses formes féminines deviennent le réceptacle de compositions lumineuses toutes d'un effet percussif transparent : un ciel étoilé, un squelette proliférant, des vers nécrophages. L'anatomie elle-même vit de l'intérieure et se mue en intestins, en refuge, en observatoire ou en boîte de nuit !
Le jeu visuel sur les ouvertures/fermetures se perçoit miraculeusement sans vulgarité puisqu'il joue en permanence avec l'esprit de ce grand opéra burlesque. La gratuité et la provocation faciles brillent en effet ici essentiellement par leur absence. L'humour satirique trouve par moments des échos dans un public espagnol averti lors du rappel visuel du film de Pedro Almodovar Parle avec elle dont la séquence muette propice aux analyses psychanalytiques marqua les esprits. D'autres références picturales et littéraires – Bruegel, Rabelais – se juxtaposent aux caractéristiques musicales de l'opéra.
Le Grand Macabre a connu plusieurs versions. Commandé par l'Opéra Royal de Stockholm, il y fut créé et chanté en suédois après quatre ans de gestation entre 1974 et 1977. Le compositeur révisera en profondeur son opéra en 1996 par des rajouts musicaux et, au niveau littéraire, par des suppressions. Cette révision de 1996 est devenue la plus courante et c'est celle retenue par le Liceu. Chantée en langue anglaise, on se permettra de remarquer que, vis-à-vis de la version allemande, la rondeur ainsi acquise tend à faire perdre en violence et en âpreté. En outre, les noms de certains personnages changent, entraînant une diminution de la force symbolique : Amando au lieu de Spermando, Amanda au lieu de Clitoridia… Sans doute trouvera-t-on dans leurs costumes d'écorchés une compensation visuelle forte à cet appauvrissement sémantique.
Étonnamment, la musique de Ligeti s'avère peu novatrice au niveau des structures en raison d'un déroulement logique somme toute classique qui s'apparente à celui d'un opéra-bouffe italien du XVIIIe siècle. Le caractère des personnages s'inscrit tout autant dans cette tradition, avec ses rôles comiques (Piet, l'astronome et sa femme, le chef de la police secrète, les deux ministres) et dramatiques (Amando-Amanda, Vénus, Nekrotzar) bien caractérisés. Très curieusement, de nombreuses citations musicales viennent agrémenter le déroulement de l'action. Une oreille attentive percevra, au travers du travail de personnalisation de l'auteur, des bribes musicales empruntées à divers compositeurs très connus dont Monteverdi, Beethoven et Wagner. Le "collage" de la scène III restera comme un grand moment d'empilement polyrythmique et polyphonique tout à fait surprenant.
L'immersion totale que confère la direction de Michael Boder à l'Orchestre Symphonique du Grand Teatre del Liceu transformé en soliste permet aux chanteurs de trouver tant leur voie que leur voix avec un naturel désarmant.
Ceci étant, si l'architecture de la musique du Grand Macabre se réfère à un autre siècle, son contenu ne laisse aucun doute quant aux intentions de Gyorgy Ligeti. En effet, presque jamais l'écriture vocale du compositeur ne fera appel ici à ce qui constitue la base de l'opéra traditionnel, à savoir la mélodie, le phrasé et le legato, tous éléments au service d'un seul but : l'air qui permet au soliste de se mettre en valeur. Au travers d’une déconstruction systématique de l'aria classique, Ligeti vise à l'éclatement de la ligne vocale. Jeux de mots des insultes alphabétiques des deux ministres, pulvérisation du langage de Gepopo, elle permet d'ajouter un plus non négligeable à un humour satirique non dépourvu de sens : le chef de la police secrète devient incompréhensible…
Dans le cadre d'une remarquable distribution, le Nekrotzar de Werner Van Mechelen semble à peine en retrait des possibilités offertes par la partition. Il reste en tout cas le plus sage sur scène, doté des attributs classiques de la Mort - la faux, la trompette et le sablier -, en totale opposition avec le délire verbal et physique de Barbara Hannigan en Gepopo. Sa formidable prestation ajoute aux difficultés vocales propres un engagement physique tout à fait remarquable. Ses prouesses trouveront un pendant étonnant dans son double rôle de Vénus où ses possibilités coloratures, incursion presque lyrique dans cet opéra, feront à leur tour merveille. Le ténor Chris Merritt, interprète qui s'illustra dans des rôles rossiniens, devient méconnaissable sous les traits de Piet l'ivrogne ! Comme pour la basse Frode Olsen (déjà présent dans la version CD du Grand Macabre dirigée par Esa-Pekka Salonen), ses nombreux passages en voix de tête démontrent une virtuosité et une facilité désarmantes. Le haute-contre Brian Asawa campe un prince Go-Go incompétent achevé, rondouillard dans ses habits jaune brillant, en proie aux acharnements de ses deux ministres clownesques. Inés Moraleda et Ana Puche ont des voix qui fusionnent autant que leurs désirs et Ning Liang propose une excellente nymphomane pitoyable et foncièrement abusive.
Destiné à un public averti, Le Grand Macabre transmet de nombreux messages porteurs d'une valeur éternelle de l'humanité : mensonges, abus de pouvoir, fausses prophéties, tyrannies, détraquements en tout genre auront-ils raison sur le choix de la vie ? Ligeti nous donne son point de vue dans les dernières minutes de son opéra.
Lire le test du DVD le Grand Macabre de Gyorgy Ligeti
Nicolas Mesnier-Nature