Une précision d'ordre musicologique s'impose en introduction : le texte musical de cet Orphée et Eurydice (Orfeo ed Euridice) de Christoph Willibald Gluck est la version originale de 1762, chantée en italien. Le compositeur réalisera une seconde version quelque 12 ans plus tard en français pour Paris, qui comportera de grandes différences vocales, instrumentales et structurelles. Signalons également la captation disponible chez Bel Air Classiques de la version d'Orphée et Eurydice chorégraphiée par Pina Bausch qui ne doublonne aucunement avec la présente version tant elle diffère en tout point de celle-ci.
Les chanteurs qui participent à cet Orfeo filmé en juillet 2011 lors du Festival du Château de Peralada constituent l'élément le plus enthousiasmant de cette captation. Dans le rôle d'Orphée, Anita Rachvelishvili tient sur ses épaules toute la partition : la mezzo-soprano d'origine géorgienne possède ce timbre féminin rare qui enthousiasme souvent et déçoit rarement. Après un court moment de chauffe, l'organe de la chanteuse assurera une constance de timbre superbe, sans efforts apparents et très expressif.
L'Eurydice de Maite Alberola s'appuie sur un soprano lyrique dont on ne peut sentir les limites, d'une puissance presque trop importante pour la belle et fragile héroïne des Enfers. Un chant très rempli, ouvert, dont on ne doute pas une seconde qu'Orphée, fin connaisseur en matière de musique, ait une furieuse envie de se retourner pour capter son regard !
Le troisième rôle, bref mais important, est assuré par Auxiliadora Toledano, soprano colorature d'une fraîcheur bienheureuse dans ce monde sombre, timbre qui convient parfaitement au petit dieu messager de l'espoir : Amour.
Aucune faute de goût n'est à déplorer dans les prestations de ces trois solistes. Quant aux chœurs, très importants dans l'Acte I, leur homogénéité est remarquable tout au long de cet Orphée et Eurydice. L'énergie débordante de l'Orquestra bandArt placé sous la direction du chef d'orchestre serbe Gordan Nikolić ne fait qu'emporter définitivement notre enthousiasme musical.
Gageons cependant que nombre de mélomanes attirés par cet Orfeo le seront surtout par la production montée par La Fura dels Baus et de son directeur, Carlus Padrissa. Pour peu que l'on adhère à leurs lignes directrices artistiques sans restriction, l'Orfeo se transformera d'une sage et statique tragédie antique où il ne se passe pas grand-chose en une remuante et futuriste histoire… Quoi que l'on en pense, il est juste de remarquer au préalable une nette volonté de stylisation visuelle au moyen de projections vidéo parfaitement calculées. Celles-ci feront voir des photographies, des films ou des abstractions graphiques, tous en correspondance avec le livret. La manipulation des couleurs suit le même chemin, très direct : parfois violentes, rarement subtiles, le rouge colore les Enfers, le noir, la Mort, et le blanc, l'Innocence. Orphée conservera son costume bleu sombre tout au long de l'opéra. Enfin, quelques trouvailles scénographiques pourront sans doute interloquer le spectateur, et les musiciens de l'orchestre participent parfois activement à l'action tout en jouant sans partition.
Pourtant, force est de reconnaître que, par moments, il y a surcharge visuelle due à une accumulation de projections vidéo pouvant superposer pas moins de trois plans simultanés ! La lecture en devient difficile et accapare bien trop notre esprit cherchant à démêler ce qu'il voit au détriment de l'attention qu'il peut porter à la splendide musique de Gluck. La scénographie de Carlus Padrissa doit-elle nécessairement montrer Orphée debout sur un monolithe kubelikien pendant presque toute la durée de l'Acte I ? Et dans quel but ? La fausse marche dans la direction de la sortie des Enfers rappelle étrangement les déplacements artificiels que l'on voyait dans les vieux films des années 50 pour donner une illusion de mouvement. Mais ici, sur scène, rien n'est caché par un plan américain ! L'arrivée de l'Amour accroché à un fil, toutes ailes déployées, propose le même effet complètement baroque et surfait qui renvoie aux vieilles machineries des théâtres anciens. Tout cela est naturellement voulu, mais constitue un mélange pour le moins surprenant d'irréalité surannée et de modernité absolue. En dernier lieu, nous ne nous appesantirons pas sur la laideur des collants dont sont affublés les musiciens – présents sur scène tout au long de l'opéra – et qui les font ressembler à d'affreux batraciens ! Et pas davantage sur les enrobages grotesques du chœur à l'Acte II et au finale. Au vu de cette troisième production opératique critiquée dans nos colonnes, il est à craindre que La Fura dels Baus ne s'épuise vite à ce jeu de surenchère constante et parfois fatigante au niveau visuel. Il est impossible d'être absolument pour ou contre de telles productions qui enthousiasmeront certains et irriteront d'autres, tant le choix entre le "voir sans entendre" et "l'entendre sans voir" est impossible dans ce cas de figure. Pour notre part, il serait peut-être sage de mettre de côté cet Orfeo, tout comme la Tétralogie et Les Troyens également mis en scène par Carlus Padrissa, et d'y revenir plus tard, dans le but de vérifier la permanence dans le temps de tels partis pris artistiques.
Lire le test du Blu-ray Orphée et Eurydice mis en scène par La Fura dels Baus
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Nicolas Mesnier-Nature