À l’aube des années 1990, Harnoncourt avait créé l’événement - et assurément la contreverse - en se lançant dans un grand projet symphonique autour de Mozart et Haydn avec l’orchestre du Concertgebow d’Amsterdam, en parallèle à la direction des principaux opéras du premier, à Zürich. Il faut dire que ce trublion qui avait quitté le Philharmonique de Vienne pour se consacrer à l’interprétation historique du répertoire baroque s’était, de fait, exclu du sérail "officiel" dont il avait lui-même souligné l’inadéquation en ce qui concerne la musique des XVIIe et XVIIIe siècles (en tout cas, jusqu’à Mannheim). Contradiction ? Revirement ?
C’est qu’avec Harnoncourt, tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins, c’est à dire, faire "parler" la musique, lui rendre toute son acuité et toute sa force afin qu’elle reprenne une place "philosophique" qu’elle a perdue en ne devenant plus que mondaine, voire décorative.
De fait, la phalange hollandaise notamment, s’est vue totalement transfigurée après le passage d’Harnoncourt, tout comme les symphonies classiques, associant la maturité de formations aguerries, riches en personnalité et en tradition, à une lecture authentiquement dramatique, issue d’un vrai sens du texte et de son éloquence. Bref, une sorte de synthèse entre une grammaire baroque dont Mozart et Haydn avaient connaissance, et qu’ils ont même tenté de restituer, et l’héritage classique des grands orchestres européens.
Loin de dénigrer cette option (il a d’ailleurs enregistré dernièrement de nouveaux concertos de Mozart avec le Wiener et Lang Lang…), Harnoncourt tente aujourd’hui Mozart sur instruments d’époque. Il l’avait fait en son temps avec Idomeneo, Lucio Silla ou encore La Finta Giardinera, mais jamais sur les Da Ponte ou encore La Flûte enchantée. D’ailleurs, comme dans les années 1990, cette démarche opératique va de pair avec un projet symphonique avec son Concentus Musicus, tant en concerto (avec le pianiste/pianofortique Rudolf Buchbinder) qu’en symphonies (à paraître bientôt en France).
C’est ainsi qu’en prélude à une trilogie Da Ponte très attendue au printemps dernier à Vienne, ce nouveau projet opératique commençait en 2012 à Salzbourg avec La Flûte enchantée, partition emblématique du Festival, qui reste encore dans les mémoires.
Parce qu’Harnoncourt est un électron libre, qui a passé sa carrière à peaufiner et à tenter de comprendre et d’extraire la substantifique moelle de ces partitions sans se soucier de la patine de la convention, n’en déplaise tant aux modernistes qu’aux baroqueux. Au final, aussi surprenant que cela paraisse, il y a du Böhm dans cette Flûte, avec une lumière, une précision et une profondeur confondantes. Sans jamais céder aux tendances baroquisantes, les tempi sont allants mais parfaitement maîtrisés, souvent plus lents que dans les pratiques actuelles.
La musique nous parle au plus profond de cette allégorie qui n’a toujours pas révélé tous ses secrets, de cet univers dont la musique ainsi dirigée parvient à incarner chaque personnage comme jamais, notamment par une compréhension extensive du texte et des styles auxquels Mozart s’est sciemment référé. Et là, la large expérience d’Harnoncourt fait merveille, de l’opera seria des moments dédiés à la Reine de la Nuit aux emprunts bachiens du cantus firmus des deux prêtres inaugurant l’initiation de Tamino, en passant par les accents populaires de Papageno. À cet égard, les instruments d’époque font ici merveille, et leur nature propre participe pleinement du discours et du drame, que ce soit par la percussivité incroyable qu’ils permettent dans l’accompagnement du deuxième air de Mandy Fredrich, la détresse sans aucune mièvrerie de Pamina, ou encore les délicatissimes pianissimi qui entourent avec tendresse les émois et les projets matrimoniaux de Papageno et Papagena. Les possibilités de nuances extrêmes prodigués par ces instruments nous permettent réellement de voyager à l’intérieur de la partition, ici illuminée comme jamais.
Or les interprètes ne s’y trompent pas, totalement immergés à l’intérieur de cet univers musical dont la puissance et l’éloquence sont littéralement projetés hors de la fosse pour mieux nourrir la performance au lieu de simplement l’accompagner.
Au premier rang de ceux-ci, Markus Werba, qui n’en est pas à son premier Papageno, mais qui confère à celui-ci des accents traditionnels et populaires renforcés par moult rubatos, sans pour autant jamais tomber dans le rustique. Il se dégage de sa performance une véritable noblesse, qui vient complémenter de façon idoine celle de Tamino et Pamina dans les duos qui leur sont dévolus.
Georg Zeppenfeld est lui aussi remarquable en Sarastro avec une belle maîtrise du souffle dans des notes longues toujours élégamment timbrées, à l’instar de la Pamina de Julia Kleiter, à l’émotion palpable mâtinée de splendides couleurs vocales. Les quelques réserves de cette production viendront des aigus pâlichons de Tamino et de l’imprécision des vocalises du premier air de la Reine de la Nuit, vite rattrapées dans le second.
Côté mise en scène, on appréciera l’exploitation intelligente de l’architecture du Manège des rochers de Salzbourg en le transformant en un labyrinthe de la pensée.
À la nuit les passions, au jour la raison. Froide raison il est vrai que celle de Sarastro étrangement rattaché à un talisman en forme de "Matrice" et de ce pensionnat à mi-chemin entre l'établissement Poudlard cher à Harry Potter et un laboratoire d’expérimentation scientifique. Mais c’est une science pas si positiviste que cela puisqu’elle fait une place à la foi (en Isis et Osiris), égratignant de fait un idéal scientiste qui ne peut aller jusqu’au bout de lui-même. À l’image de ces scénettes qui sont autant de blocs qui se déplacent ingénieusement à l’envi, finalement rien n’est fixe en ce bas monde, a fortiori pour les élites, à l’inverse de ce qu’elles prétendent. De fait, à la fin, ce sont ces mêmes élites qui se parjurent et contredisent leurs promesses d’élévation et de paix en s’étripant joyeusement, tandis que les "moyens", jeunes novices et hommes des bois parviennent à s’en sortir par la seule force de leur amour et non pas grâce à de grandes idées.
Cette Flûte enchantée mise en scène par Jens-Daniel Herzog s'avoue au final une belle leçon en ces temps où les élites peinent à montrer un quelconque chemin, prouvant une fois de plus, sous les doigts d’Harnoncourt, la criante actualité du chef d’œuvre mozartien.
Un seul regret, cependant, par rapport à cette réussite muiscale et théâtrale. Elle se situe sur le plan éditorial : Sony Classical ne propose aucun supplément (making-of, interviews…) pour accompagner une telle réussite. Nous accordons toutefois notre Tutti Ovation à ce magnifique programme.
À noter : L'Acte I est proposé sur le DVD 1 (80'14) ; l'Acte II sur le DVD 2 (105'56).
Lire le test du Blu-ray La Flûte enchantée dirigée par Nikolaus Harnoncourt à Salzbourg
Retrouvez la biographie de Wolfgang Amadeus Mozart sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Jean-Claude Lanot