Eugène Onéguine doit sans doute sa popularité aux morceaux de bravoure musicaux et vocaux qui le composent : la Valse, la Polonaise, l'Air de la lettre chanté par Tatiana (Acte I, Scène 2), l'Air des adieux à la vie de Lenski (Acte II, Scène 5) et l'Air de présentation de Tatiana à Onéguine par Grémine (Acte III, Scène 6). La scène finale, quant à elle, propose un duo très développé entre les deux personnages principaux, soit une rutilante scène de séduction/séparation très concentrée en expressions et sentiments, que nous avons eu par ailleurs l'occasion d'apprécier avec Renée Fleming et Dmitri Hvorostovsky dans le programme paru en DVD chez Decca : A Musical Odyssey in St Petersburg.La présente production du Nederlandse Opera éditée par Opus Arte mérite tous les éloges, tant aux niveaux vocal et symphonique que scénographique.
Le baryton danois Bo Skovhus est un admirable chanteur, très à l'aise dans sa tessiture colorée sur toutes les notes, jamais forcée. Cette belle aisance naturelle s'accompagne d'une tenue sur scène tout aussi juste, qui accapare l'espace grâce à une stature imposante et solide. Regards et gestuelle sont transmis par la captation vidéo soignée de Misjel Vermeiren, laquelle nous présente ce remarquable Onéguine sous son meilleur aspect. Il trouve une crédibilité de tous les instants, ce qui n'était pas gagné face aux exigences du metteur en scène.
Pour la première distribution de la soprano bulgare Krassimira Stoyanova à Amsterdam et dans le rôle de Tatyana, la réussite est également au rendez-vous. Pourtant, la voix n'a rien d'immédiatement séduisant. Ceci étant, l'aspect trop poli et raffiné d'un chant pourrait ici conduire au maniérisme ou à l'abstraction musicale qui détacherait le personnage de la réalité des situations. Cela passerait sans doute en récital mais moins sur une scène. Krassimira Stoyanova, en dépit d'une maturité peu en accord avec l'âge du rôle, exprime très bien la jeune fille amoureuse, écartée, désespérée puis pleine de regrets. Son Air de la lettre est crédible, et le duo final avec Bo Skovhus se montre très réussi. La vérité du personnage est par ailleurs renforcée parallèlement à la progression de l'action.
Le poète Lensky, ami puis ennemi d'Onéguine, trouve en Andrej Dunaev un ténor bien timbré. L'Air de ses adieux à la vie démontre que le talent du chanteur russe est au diapason de son jeu d'acteur : investi sans être outrancier.
Le peu d'importance musicale de Grémin suffit pourtant à la basse Mikhail Petrenko pour s'imposer sans difficulté. Son magistral air situé à la fin de l'opéra, variation musicale sur l'importance de l'amour à tous les âges, est peut-être le plus touchant de l’œuvre. Quelle sonorité, quelle amplitude, et surtout quelle puissance contenue et quel timbre pour exprimer ce chant à mi-voix ! Du très grand art, renforcé visuellement par un très beau plan, hautement symbolique, durant lequel on voit Tatiana de dos, placée entre Grémin et Onéguine, les deux hommes de sa vie.
Les rôles secondaires de Mme Larina (Olga Savova), riche propriétaire terrienne, et de la vieille nourrice et gouvernante de Tatyana, Filipyevna (Nina Romanova), sont servis par deux mezzo-sopranos parfaites dans ces emplois. Il sera en revanche difficile à la prodigieuse alto Elena Maximova de nous faire apprécier pleinement sa voix et son physique exceptionnels avec le personnage d'Olga, la sœur de Tatyana, en raison d'un rôle trop limité.
Quant au ténor belge Guy de Mey, avec le seul air écrit par Tchaikovsky - et en français - pour Triquet (Acte II), il apporte sans problème une touche d'humour bienvenue, prélude à une mésaventure que lui réserve le metteur en scène.
La musique russe n'a plus de secret pour Maris Jansons, et il dirige cet orchestre de luxe qu'est le Concertgebouw d'Amsterdam avec une aisance continuelle. Gageons que son travail au côté de Mravinski à Leningrad, et l'influence de son propre père, comme il le confie si bien dans les suppléments du programme, lui permettent d'éviter de : "mettre du sucre sur du miel !".
Eugène Onéguine est un opéra quasiment sans action. Tout l'intérêt est en réalité porté sur la psychologie des personnages et leurs relations sociales, étroitement liées à la temporalité des faits. Or le metteur en scène Stefan Herheim construit tout son travail autour d'un voyage dans le temps : l'espace devient temps, les idéaux varient avec lui et s'inscrivent dans une Histoire, celle de la Russie et de l'évolution des comportements. Les très beaux décors de Philipp Fürhofer s'inscrivent dans cette optique. Dans les parois colorées présentes en permanence, se trouvent les portes des ascenseurs, d'un côté, et de la salle de réception, de l'autre. Le hall d'accueil d'un hôtel de luxe est agrémenté en sa partie centrale d'un second espace surélevé de deux marches qui l'isolent géographiquement. Il s'agit d'un plateau vitré, sorte de roue de la fortune, de roue de l'histoire ou d'horloge géante tournant sur elle-même comme les aiguilles d'une montre. Initiée en 2011, bouleversant la chronologie traditionnelle, l'action retourne aux débuts du XXe siècle, avant la Révolution Russe, pour se projeter quelques décennies plus tard, en plein communisme, et finalement revenir à notre époque. Les costumes de Gesine Völlm, luxueusement conçus et très variés, accompagnent ce voyage dans le temps. Les époques sont brassées dans un étonnant et savoureux mélange de styles, que l'on peut comparer à un bal masqué permanent.
Le metteur en scène choisit de nous montrer les rêves, les idées et les pensées, ce qui représente sans aucun doute l'aspect le plus déroutant de cette production. À titre d'exemple, lorsque Tatyana écrit à Onéguine, Onéguine s'écrit en fait sa propre lettre, comme sous la dictée de Tatyana. Les personnages deviennent des apparitions oniriques, des projections mentales qui cohabitent à des époques différentes (représentation de la jeune Tatyana…), grâce à des espaces garnis de vitres dont les reflets renvoient et multiplient les images, fusionnent et s'interpénètrent, faisant fi de la logique spatio-temporelle et de l'unité théâtrale. La mise en scène réserve bien des surprises à ce niveau, mais sans pesanteur ni gratuité. Fidèle à la morale du livret, Stefan Herheim nous confirme que les rêves ne peuvent se réaliser sans pervertir ou détruire les idéaux, qu'ils soient politiques, sociaux ou sentimentaux.
Cette optique, pour peu qu'on se laisse emporter dans ce tourbillon, nous comble, d'autant que des chanteurs sont au sommet de leur art et que la direction de Mariss Jansons brille dans ce répertoire. Cet Eugène Onéguine produit par le Nederlandse Opera est une réussite totale.
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Nicolas Mesnier-Nature