Fait plutôt rare dans le monde de l'opéra : un des chanteurs principaux de cet Élixir d'amour est ici son propre metteur en scène. Cette double casquette suppose la capacité à assumer à la fois la prestation sur scène aussi bien que tout le travail de création et de coordination en amont. De son propre aveu, Rollando Villazon, puisque c'est de lui qu'il s'agit, reconnaît qu'une telle entreprise n'est réalisable qu'avec un rôle parfaitement assimilé, ce qui est le cas du ténor mexicain qui a chanté Nemorino des centaines de fois. Cependant, il ne choisit pas la facilité car, non content de transposer l'action au Far West, Rolando Villazon superpose au sujet principal le tournage d'un western de série B dans les années 1940. Cette optique s'apparente dès lors à une mise en abîme vertigineuse où deux réalités se juxtaposent. À certains moments, les récitatifs et le chant deviennent les dialogues échangés dans le cadre du studio hollywoodien, et l'on passe ainsi constamment du film en lui-même à la vie réelle de manière très fluide. La virtuosité indéniable du procédé ravira autant les chanteurs-acteurs que le public, enthousiasmés de se voir dépayser sans rencontrer de difficultés de compréhension. Et c'est en cela que nous ne pouvons qu'applaudir à ce trait de génie. On savait Rolando Villazon très impliqué dans ses rôles. On ne lui connaissait pas ce talent…
Et ce n'est pas tout car sa mise en scène multiplie également les références visuelles aux films et à la bande dessinée. On se plaît ainsi à identifier au fil des scènes, la cabane en bois de Chaplin, une scène comique directement empruntée à Buster Keaton, ou encore un gorille vu dans La Panthère Rose. Tous les clichés issus de l'univers de Lucky Luke, bien que celui-ci ne figure pas sur scène, sont convoqués : Ma Dalton et ses quatre fils, le croque-mort et le vautour, l'Indien taciturne, le Chinois, ainsi que le charlatan (Dulcamara) et le gradé vantard (Belcore). Tout ce petit monde, parfaitement costumé, donne à voir un spectacle d'une clarté permanente. La toute fin de la représentation réservera en outre une surprise visuelle aux spectateurs, sans doute minorée en vidéo, mais que nous préférons ne pas dévoiler…
Mais voyons comment s'expriment les interprètes dans cet improbable univers à deux faces ?
Le baryton Ildebrando D'Arcangelo joue à la fois le rôle du réalisateur du film et celui du chef indien, une dualité qui s'inscrit parfaitement dans cette mise en scène à double niveau. Parfaitement à l'aise, il se montre à la fois drôle et bien en voix.
Roman Trekel, en star gradée de l'armée américaine, ternit à peine sa prestation du fait d'une prononciation mâchouillée et d'une tenue de son un peu faible. Dommage, car cette incarnation essentielle ne peut être rattrapée par des mimiques un peu grossies.
Miah Persson, autre star du film, donne de la profondeur à un chant un peu moins léger qu'attendu. Elle se montre cependant une partenaire intéressante pour Rolando Villazon qui, il le dit lui-même, ne joue pas le Nemorino benêt habituel, mais un Pierrot bien plus touchant que ridicule. Tout repose sur ses épaules, pour le coup très larges et, de fait, la célèbre aria "Una furtiva lagrima", à la fin de l'Acte II, ne s'étale pas dans la complaisance larmoyante mais atteint une simplicité et un naturel bienvenus.
Le personnage de Gianetta est attribué à la parfaite Regula Mühlemann. Ce rôle très court dans l'opéra gagne lui aussi en importance car il se double de celui de l'assistante qui gère tous les problèmes du tournage. Un rôle muet, bien entendu dans lequel la jeune soprano s'investit pleinement.
Nola Rae, mime réputée, a été conviée par Rolando Villazon pour apprendre à ses chanteurs les gestes propres aux productions de films du passé. La beauté des décors et des costumes s'allie à celle du chant, tandis que le jeune et dynamique chef Pablo Heras-Casado use avec mesure des instruments anciens du Balthasar-Neumann-Ensemble avec même, par moments, des récitatifs au pianoforte "améliorés" en fonction du contexte.
Au regard de la standing ovation qui suit le baisser de rideau, il paraît évident que le public d'opéra attend aujourd'hui autre chose que le dépouillement moderniste intellectuellement affligeant qu'on lui impose trop souvent dans des productions qui n'ont strictement rien à dire. Ces autoproclamées "mises en scène" avec deux chaises et une table, quand ce n'est pas un plateau totalement nu, présentant des chanteurs laissés à eux-mêmes et habillés n'importe comment, enterrent bien plus qu'elles ne rénovent notre vision de l'Art lyrique. Cet Élixir d'amour, par bonheur, prend le contre-pied de la morosité ambiante et constitue la meilleure preuve que, lorsqu'on se donne les moyens de véritablement servir l'opéra, le résultat est là et nous enchante.
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Nicolas Mesnier-Nature