La dimension éminemment française de cette production de Claude, tant dans ses origines que dans sa réalisation, déplace quelque peu le propos de Victor Hugo sur la peine de mort dans son roman Claude Gueux vers les conditions de vie carcérales. Ainsi, même si l’issue de ce drame demeure aussi injuste que fatale, c’est surtout le parcours d’un homme incarcéré pour avoir participé à la révolte des Canuts qui nous intéresse, la manière dont il trouve d’abord sa place à l’intérieur de l’univers de la prison, que ce soit par son charisme ou par sa sensibilité, puis la façon dont il est progressivement broyé par un système qui le conduit à l’homicide et l’autodestruction.
La fresque ainsi dépeinte par Robert Badinter tire sa force de sa crédibilité, tandis que la mise en scène profondément intelligente d’Olivier Py la fait accéder à la métaphore au travers de références tant aux mythes grecs (il y a du Sisyphe dans ces prisonniers manœuvrant les décors) qu’à la peinture de la Renaissance (poses des prisonniers dans leur cellule, en ombres chinoises). De la sorte, cette chronique accède à l’universalité.
Ainsi en est-il également de la musique de Thierry Escaich. Résolument actuelle, résolument savante et hautement référentielle, elle est en même temps remarquablement accessible. Tel César Franck se frottant en son temps à l’orchestre symphonique, il distille et associe dans Claude les timbres comme autant de registrations, de jeux d'orgue que l’on tire et que l’on pousse à l’envi, créant une peinture sans cesse renouvelée. Une peinture lyrique et passionnante, où la rigueur métallique des cuivres le dispute au martèlement terrible du piano. À cette musique sans cesse changeante, l’écriture vocale oppose un hiératisme parfois déconcertant, faisant la part belle à la langue, qu’elle soit celle de Robert Badinter ou de Victor Hugo, pour les chœurs. Il y a dans ce parler-chanter hautement sophistiqué quelque chose du premier baroque, mais aussi du chant grégorien, sans parler de l’écriture vocale du XXe siècle. Mais divers emprunts à la musique de film empêchent ce savant tissage de sombrer dans l’intellectualisme.
Ce qui rend l'opéra Claude si terrible est qu'Il nous prend littéralement par la main, à commencer par son écriture, pour nous entraîner à la suite du personnage principal dans cette vaine quête d’humanité dans un environnement qui en est dépourvu, voire même qui la combat. Les interprètes, ensuite, exercent sur nous un véritable pouvoir de fascination. Tout d'abord, il est difficile de ne pas être superlatif devant l’incarnation vibrante et poignante de Jean-Sébastien Bou dans le rôle-titre. Un rôle exigeant tant musicalement que physiquement. Avec lui, jamais la rigueur musicale ne se désincarne. Elle reste toujours sous-tendue par une émotion, une humanité qui remue, allant jusqu’à la tendresse avec Albin.
Le contre-ténor Rodrigo Ferreira n'hésite pas à faire vaciller la stabilité de sa projection habituellement totalement maîtrisée, comme l'a prouvé un récent récital à l'Auditorium du Musée d'Orsay, afin de montrer la fragilité du personnage. Ces marques de sensibilité exprimées par la voix autant que par les intentions scéniques rendent cette interprétation idoine et bouleversante.
Et que dire du Directeur de Jean-Philippe Lafont, haïssable à souhait, à la voix d’airain, inflexible tant dans son interprétation que dans son exigence technique ?
Rarement on aura vu distribution aussi idéale. Technique aussi très sûre pour l’Orchestre de l'Opéra de Lyon, dont on connaissait la qualité et qui occupe sans forcer une place de choix dans le discours global de cet opéra.
Le metteur en scène Olivier Py et le chef d'orchestre Jérémie Rohrer ont su remarquablement fédérer autour de ce projet, définitivement exigeant pour les interprètes, mais aussi pour le public. Inutile de dire qu’on ne ressort pas indemne de cette expérience, ce qui témoigne de son indéniable réussite, mais avec le sentiment d’avoir assisté à quelque chose d’important, sur le plan politique comme sur les plans philosophique et artistique.
Maintenant que la France est conquise par Claude, il faudrait peut-être envisager de présenter cet opéra à l’international. Tant d’autres pays en ont cruellement besoin…
Jean-Claude Lanot