À l’origine prévue par les Jésuites du Collège Louis-le-Grand comme simple intermède - chaque Acte de David et Jonathas devant succéder à chaque acte du Saül du père Chamillart récité par les élèves -, la tragédie biblique de Marc-Antoine Charpentier et de son librettiste le Père François de Paule Bretonneau est aujourd’hui seule rescapée de l’Histoire. Se dépouillant au fil des siècles de son appellation, elle révélera in fine une manière d’opéra qui n’a jamais voulu dire son nom. Destin mérité car elle contient le meilleur de l’art d’un compositeur au langage harmonique toujours troublant, dont on est en droit de penser qu’il est plus prégnant dans l’expression des émotions qu’un Lully, plus superficiel en comparaison. Dans le David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier, par exemple, contrairement à l’Italien, pas de Prologue courtisan à la gloire du Roy mais une écriture totalement imbriquée à l’œuvre…
Assister en 2012 à ce David et Jonathas ou à tout opéra mis en scène par Andreas Homoki c'est s'exposer à une expérience esthétique inédite qui se caractérise par une prise de distance d’avec la Tradition mais également d’avec les excès du trop fameux RégieTheater allemand, lequel se définit le plus souvent par une certaine "esthétique de la laideur visuelle". Rien de tel chez Homoki, bien au contraire, le genre opéra restant avant tout pour lui l’expression du "choc esthétique" qu’il devrait toujours idéalement représenter.
L’avènement dans le monde lyrique de celui qui, depuis l’été 2012 et à la suite d’Alexandre Pereira, est le nouvel intendant de l’Opéra de Zurich, a eu lieu, il ne faut pas l’oublier, après La Femme sans ombre au Grand Théâtre de Genève, puis au Théâtre du Châtelet. Pour cet opéra, alors encore réputé impossible à monter, Andreas Homoki avait obtenu le Prix du meilleur opéra 1994 décerné par la Critique du Théâtre Français. Même ceux qui n'ont pas vu cette production sont fascinés aujourd’hui par la beauté intemporelle des images qu'ils ont pu glaner çà et là dans des ouvrages spécialisés, qui vont de pair avec une prise de position très radicale par rapport à l’esthétique surchargée qui avait toujours encombré cette œuvre puissante. Un style était né. Au cours de la même décennie, c'est encore Andreas Homoki qui, à Bâle, réussit à mettre sens dessus dessous le sempiternel salon rococo de la Maréchale du Chevalier à la rose en présentant des personnages marchant sur le plafond, symboles de la dévastation intérieure de la maréchale. Cette traduction scénique était inoubliable ! En effet, il faut bien le reconnaître, c’est surtout au plan du décor que l’expérience esthétique est à l’œuvre avec Andreas Homoki.
Ainsi, ce David et Jonathas aixois n’échappera pas lui non plus à cette constante de l’art d’un metteur en scène qui réinvente toujours l’œuvre qu’on lui confie. Ce n’est évidemment pas toujours du goût de tout le monde mais c’est toujours marquant.
La scénographie voulue ici par Homoki et son décorateur Paul Zoller fut très décriée lors de la création mais elle reste indéniablement spectaculaire : une boîte de bois blond fait fonction de personnage à part entière et participe à l’action en se mouvant aussi bien dans le sens de la longueur que dans celui de la hauteur, créant de fascinants effets de loupe, comme dans l’air de Jonathas "A-t-on jamais souffert une plus rude peine". Si l’on ajoute qu’elle comporte des parois verticales qui la subdivisent, on comprendra la multiplicité des espaces - très bien éclairés - qu’elle pourra générer, créant de fait de fascinants suspenses et n’engendrant aucun temps mort dans une œuvre qui, pour intensément émouvante qu’elle soit, pourrait aisément rester au stade de monument figé qui a toujours été le sien. Rien de tel, donc, dans cette très originale proposition scénique qui a le mérite, dans sa transposition à une époque plus récente où s’opposent dès l’ouverture deux communautés, d’apporter une vraie modernité à une œuvre encore marginale. L’humanisme qui s’en dégage étreint avec puissance et, par moments, s'impose un certain féminisme incarné par l’épouse de Saül, bien moins rigide que son mari. Dans un espace qui pourrait s’avérer contraignant, les images fortes se succèdent, entre d’émouvants retours à la prime enfance des héros et de brusques accélérations du temps. Cependant, si la narration se montre sophistiquée, elle reste toujours lisible, pour aboutir, malgré le lieto fine musical*, à un constat déchirant concernant l’incapacité de l’homme de s’extirper du piège de la guerre. On sera indulgent avec le tripatouillage peu orthodoxe qui voit le Prologue glisser vers le centre de l’œuvre puisqu’il permet la réalisation parfaite d’une scène anxiogène autour de la Pythonisse. On est enfin ému aux larmes par la scène magistrale du départ de Jonathas vers l’au-delà sous le regard d’un David bouleversé…
Un regret, néanmoins : les intentions du metteur en scène ne sont pas toujours bien relayées par la caméra de Stéphane Metge, qui privilégie par trop les diagonales ou ignore certains levers de rideau et mouvements du décor.
* Lieto fine : fin heureuse.
Mais cette expérience visuelle est d’autant plus forte que le bonheur sonore est total. Une fois de plus, William Christie – ici, très aimé par la caméra - et ses Arts Florissants enchantent. Ce n’est pas la première fois que le merveilleux Américain ose s’associer à une vision scénique novatrice, apportant ainsi constamment une nouvelle vigueur à son ensemble et l’empêchant de se scléroser. On sent, du reste, combien Christie s’investit pour défendre ce David et Jonathas sur lequel il règne de bout en bout. Il n’hésite d’ailleurs pas à explorer d’autres directions que celles qui ont fait sa gloire…
Ainsi, pour le rôle de David, en lieu et place du falsettiste idéal que fut Gérard Lesne dans son enregistrement de référence paru chez Harmonia Mundi en 1988 avec, à l’époque, un diapason à 440 Hz, Sir William fait, cette fois avec Pascal Charbonneau, le choix d’un "ténor haute-contre", comme il le définit lui-même. Un diapason à 392Hz lui a permis d’accéder à une pratique instrumentale renouvelée au long des trois dernières décennies, alors que le Baroque faisait la révolution que l’on sait, passant de ce que d’aucuns qualifiaient de "mode" à une nouvelle "tradition interprétative".
Alors, choix idéal que celui du ténor canadien ? La voix, dans quelques très fugaces passages qui sollicitent l’extrême aigu, semble aux confins du confort. Mais cela produit en parallèle un effet troublant qui ne fait qu’intensifier l'expression des sentiments. Dans cette production, David est l’objet de toutes les convoitises. De fait, l’engagement du jeune chanteur séduit sans réserve. Accompagnant un vrai rayonnement physique, le bonheur de chanter est constant et se lira même au moment des saluts. L’effort certainement considérable n’est jamais visible et nous n’hésitons pas à parler de révélation. Le parcours de Pascal Charbonneau est d'ailleurs assez atypique puisqu'on y trouve désormais Charpentier aux côtés de Berger (Starmania), Beethoven et Britten !
Le reste de la distribution est au diapason et on appréciera à leur juste valeur tant les nombreuses et parfaites interventions du chœur que celles du "Jardin des voix", pépinière de talents créée par William Christie. La basse Neal Davies fait forte impression en Saül, personnage-clé de l’action. De même pour la Pythonisse de Dominique Visse, seul rescapé de l’enregistrement des années quatre-vingt,
Notre unique réserve concernera le choix de la soprano portugaise Ana Quintans pour le rôle de Jonathas. Non pour des raisons vocales ou dramatiques, car son timbre juvénile se conjugue à un jeu de scène très engagé lui aussi. Mais, pour un opéra écrit exclusivement pour des voix masculines sur un sujet où la part homoérotique - très subtilement décryptée par Homoki - est totalement affirmée, on aurait vraiment souhaité que le rôle pût être confié à un chanteur. Ce sentiment ne cesse de nous accompagner tout au long du spectacle même si, conséquemment, Ana Quintans ne ménage aucun effort pour dissiper cette frustration.
Cette interprétation purement masculine confiée à un adolescent fut pourtant celle envisagée par les auteurs de ce David et Jonathas de 2012. Hélas, cette orientation narrative fut très vite tuée dans l’œuf par l’actuelle législation française très sourcilleuse en matière d’emploi rémunéré de mineurs. Serions-nous plus radicaux au XXIe siècle que nos ancêtres du XVIIe ? Drôle d’époque, assurément…Mais il serait injuste de ne pas affirmer bien haut que ce David et Jonathas, résultante d’un travail autant scénique que musical très poussé, apporte une pierre majeure à l’histoire de l’œuvre, et constitue une très belle réussite du Festival d’Aix-en-Provence. La parution de ce DVD était totalement justifiée !
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Jean-Luc Clairet