Si votre sang ne fait qu’un tour à l’opéra, ce ne sera pas un tour de clef, mais bien un tour d’écrou ! Un opéra troublant, à l’effectif réduit au minimum pour une intimité avec les personnages et une concentration du discours rares…
A l’âge où se construit l’individu, deux adolescents se trouvent pris entre le conformisme d’une vie bourgeoise à l’anglaise et les mystères insondables de l’inconscient humain, peuplé de démons insoupçonnés personnifiés par deux fantômes qui cherchent à les attirer de leur côté… obscur.
Le metteur en scène Jonathan Kent a eu le véritable génie d’exprimer cette frontière ténue et perméable entre conscient (et surmoi par moment) et inconscient par une baie vitrée mobile, prétexte à toutes sortes de passages, d’angles et de reflets, dont les mouvements, les transparences et les changements de perspectives sont idéalement captés par la caméra de François Roussillon. De plans larges en gros plans, les matières s’opposent : bois et tweed "cosy" des intérieurs bourgeois des années 50, environnement aquatiques (lavabo et rivière, encore une transparence d’entre-deux-mondes) dans les scènes impliquant les revenants. Reflets et échos tissent visuellement une série d’indices subtils sans jamais donner aucune clef, à l’image du livret tandis que les tours d’écrous sont symbolisés par des changements à vue rotatifs parfaitement maîtrisés et d’une poésie trouble qui ne fait que renforcer notre perplexité et notre égarement.
Seul point d’ancrage, le thème de Benjamin Britten, en douze notes variées en prélude à chaque nouvelle scène, bénéficiant d’une maîtrise de l’orchestration en tout point remarquable. En plus du raffinement instrumental - quels solistes que ceux du London Philharmonic Orchestra ! -, la direction de Jakub Hrůša a su apporter une force, voire même parfois une brutalité assez inédites dans cette œuvre. Brutalité qui sied finalement bien au personnage de Quint et à cette intrigue qui, si on y réfléchit bien, est passablement horrible derrière les vitres policées de cette demeure anglaise.
Vocalement, le resserrement du plateau ne permet aucune erreur et si l’on ne peut que noter un certain déséquilibre entre les deux enfants – la Flora jeune adulte de Joanna Songi, à la voix faite, et le Miles encore très enfantin de Thomas Parfitt malgré une technique et une présence évidentes – l’ensemble se montre globalement très homogène. Toby Spence (Peter Quint) impressionne dès le Prologue par un sens du texte et de la déclamation particulièrement puissants et éloquents, sachant passer du clair à l’obscur avec une efficacité redoutable, d’où l’efficience de cette brutalité que nous évoquions plus haut.
Miah Persson est quant à elle un peu notre guide dans cette sombre histoire, tant elle nous ressemble, plongée au cœur de cet univers interlope et sordide, sans jamais comprendre vraiment ce qui se joue sous ses yeux, sous nos yeux… En cela, sa prestation offre une maîtrise idoine, mais également une sensibilité qui est la clef de nos cœurs et plus largement du secret de l’implication du public. La Gouvernante de Miah Persson incarne à merveille ce point d’ancrage d’avec le réel, ballottée, mais toujours humaine dans cet univers où l’on s’interroge finalement sur la nature profonde de cette humanité.
Ce Tour d'écrou de Glyndebourne est à la fois une merveille de cohérence entre tous les arts et tous les artistes, mais aussi une réussite autant artistique qu’intellectuelle qui apporte une lisibilité nouvelle et bienvenue à une œuvre superbe mais difficile d’accès, la rendant proprement incontournable.
À noter : Bravo pour la conception du luxueux livret richement illustré qui accompagne ce disque. L'impression sur un très beau papier mat est superbe.
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Jean-Claude Lanot