La phrase lancinante "My Mind beats on" ("Mon esprit est en éveil") ouvre le dernier opéra de Britten et traduit des abîmes de questionnements auxquels personne ne peut être indifférent, mais également la dévastation, puisque la Mort sera du voyage pour son héros… Et pour Britten en 1976.
Inspiré de la nouvelle de Thomas Mann La Mort à Venise (1912), elle-même rendue célèbre en 1971 par le film de Luchino Visconti, Mort à Venise, l'opéra du même titre composé quasiment dans la foulée en 1972 par Benjamin Britten, ultime opus du plus grand compositeur anglais du XXe siècle, représente à tous égards le véritable testament de son auteur.Testament musical - Britten savait que ce serait là son dernier opéra - Mort à Venise bénéficie d'une écriture vocale et chorale immédiatement identifiable, de l’excellence du livret de Myfanwy Piper et de cette inlassable recherche sonore de l’épure des timbres qui vont même jusqu’à endosser le rôle essentiel, bien que muet, de Tadzio. L’orchestre de cet ultime opéra est d’une subtilité fascinante. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter ce qui se produit au plan sensoriel entre 41' et 43' ! En effet Mort à Venise constitue une expérience sensorielle.
Testament humain aussi. Britten se livre comme jamais, tout entier. Il dit tout de ses préoccupations musicales : ses doutes en tant que compositeur, mais aussi l’inspiration qui peut venir à manquer, une accusation qu’il eut à subir au fil d’une carrière qui, passé le choc initial et populaire de son plus grand succès Peter Grimes, ne cultiva jamais ensuite la séduction immédiate.
Mort à Venise dit tout également de ses préoccupations humaines et philosophiques. Le personnage d’Aschenbach, écrivain en crise d’inspiration, présenté au monde par un Thomas Mann de moins de 40 ans, devient 61 ans plus tard, en 1973 (date de la création de l'opéra de Britten au Festival d’Aldeburgh), le double évident du compositeur.
"Comme grandissent les héros grandit aussi l’Eros", est amené à constater Aschenbach. Avec une hauteur de vue impressionnante, une intelligence jamais prise en défaut, Britten, avant de quitter ce monde, exprime à la perfection ses questions sur le sens de l’anéantissement dans le travail coupant court aux sables parfois mouvants des passions humaines, sur sa vie héroïque et abstinente de compositeur dévoué à son Art, sur la paternité, mais surtout le combat avec l’Ange qui échoit à tout être humain, celui de l’Intellect et du Cœur. Au soir de sa vie, Britten se confesse dans cet Aschenbach, écrivain fêté, un brin corseté derrière les remparts qu’il a édifiés autour de ses sentiments.
Le choc soufflant de la Beauté qui saisit le héros à la vue du jeune Tadzio fait voler en éclat le bel édifice.
"La beauté est le seul reflet de l’esprit qui par l’œil peut être surpris […] La beauté mène-t-elle à la sagesse ? Oui, mais par les sens". Grisé par les vapeurs du grand air du Sud, Aschenbach va découvrir qu’"il est tellement mieux de vivre de la beauté que des mots". Dans ces mêmes années 1960/70, le compositeur allemand réfugié en Italie, Hans Werner Henze, n’était-il pas lui aussi en train d’élaborer une vie et une œuvre à la recherche de la "Grande Bellezza" ?
À la fin de l’Acte I de Mort à Venise, juste avant le "I love you" déchirant de l’artiste, on entend littéralement le début de L’Or du Rhin. Rétif au voyage comme Britten, Aschenbach vient de basculer… Lorsqu’en 1956 le compositeur se rendit contre toute attente à Bali, il se ressourça et il rapporta un gamelan balinais qu’il utilisa pour achever son Prince des pagodes mais aussi pour innerver son dernier opéra. Et c'est sur ce même accord de Nouveau Monde que s’ouvre en toute logique l’Acte II de Mort à Venise.La production de l’English National Opera représente une manière de perfection. Ultra-classique, d’un bon goût jamais pris en défaut, elle résout tous les problèmes et en tout premier lieu celui de la fluidité d’une intrigue contraignante qui enjoint de passer très vite d’un lieu à l’autre au fil des dix-sept tableaux de l’opéra. Tous les formats de cinéma défilent : écran carré, 1.85, Cinémascope et même split-screen…
La très parlante image initiale d’un Aschenbach noyé dans les mots précède un idéal voyage à Venise avec pont du bateau (géniale musique motoriste de Britten), grands rideaux vaporeux à l'hôtel, silhouettes d’édifices vénitiens noyés dans la brume dus aux éclairages "wilsonniens" de Jean Kalman, dimension infinie des paysages marins, sublime final dans le soleil couchant de la plage…
Les costumes de Chloe Obolensky sont d’une élégance proustienne. Tout est fait pour que tout spectateur soit du voyage, au plus près des paysages et des états d’âme.
À John Graham-Hall revient la lourde tâche de succéder à Peter Pears. L’écriture vocale du rôle d'Aschenbach, inspirée à Britten par la façon dont son compagnon interprétait les passions de Schütz et de Bach, suppose la même exigence que les parties de l'Évangéliste. Comme ce dernier, omniprésent, et comme lui, d’une tessiture extrêmement tendue, l’Aschenbach de Britten incarne une sorte de Janus du condensé de l’art du compositeur et du reflet de sa personnalité. Satisfecit sans réserve à Graham-Hall. Tout y est. On suit, haletant, la moindre inflexion du mot, exemplaire ici, et essentielle au pouvoir d’identification de l’auditeur avec un personnage in fine pas si hors-norme que cela.
Idée de génie de Britten, c’est un énigmatique personnage rencontré à Munich dans un cimetière qui va initier le voyage d’Aschenbach. Ce personnage réapparaîtra six autres fois au cours du terrible voyage, mais sous des aspects à chaque fois différents : voyageur, vieux beau, gondolier, gérant d’hôtel, barbier, chanteur, Dionysos. Ces sept rôles de ce qu’il faut bien nommer "la Mort" sont confiés par Britten au même chanteur. Tour à tour sinistre, virevoltant, insinueux et éructeur de phrases sibyllines, le baryton Andrew Shore est le compagnon idéal du héros. Il se situe dans la filiation de John Shirley-Quirk, créateur de ce rôle du plus inquiétant et funèbre des Jiminy Criquet.
Succédant à James Bowman, le superbe haute-contre de Tim Mead est troublant à souhait au cours des Jeux d’Apollon qui concluent le premier Acte, ainsi que dans le rêve de l’Acte II.
On ne citera pas tous les noms de la petite vingtaine de rôles, tous très épisodiques, qui tournoient autour d’Aschenbach dans cette Venise d’introspection parfois soudainement surpeuplée. Signalons cependant qu’aucun ne vient gâter l’envoûtement sonore de ce dernier voyage de la Vie.
En sus des nombreux figurants nécessaires à l’évocation de cette Venise À l’ombre des jeunes gens en fleurs, Mort à Venise nécessite également une chorégraphie récurrente pour évoquer ce qui est au-delà des mots, l’univers de Tadzio, rôle logiquement muet confié à la danse pour l’œil et aux percussions pour l’oreille. Le Tadzio de Sam Zaldivar est un choix judicieux à tous égards. Souvenons-nous que celui de Visconti, au cinéma, n’avait pas fait l’unanimité… Sans un mot, le personnage décisif dessiné par le jeune danseur s’intègre parfaitement dans cette production exemplaire.
La direction musicale d'Edward Gardner, à la tête des chœurs et de l’Orchestre de l’English National Opera, est un modèle d’élégance, dans le droit fil de l’héritage stylistique laissé par le compositeur lui-même, puis par ses héritiers de naguère (Stuart Bedford), mais aussi plus récents (Paul Daniel).
La captation de Ross MacGibbon rend parfaitement compte des nombreux changements d’atmosphères. Elle sait également capter les visages au plus près. Beau travail !
Grâce à l'éditeur Opus Arte, Britten vient de vivre le plus beau des anniversaires : après une très inventive Gloriana, un puissant Viol de Lucrèce, voici un Death in Venice qui a tout d’un classique tant il rend tout son pouvoir à un opéra beaucoup trop rarement monté en raison des difficultés hollywoodiennes inhérentes à sa réalisation mais aussi parce qu’on le disait moins inspiré, argument également développé à l'égard du pénultième et passionnant Owen Wingrave… Bien évidemment il n’en est rien !
Lire le test du DVD Mort à Venise par l'English National Opera
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Jean-Luc Clairet