Il neige à Saint-Pétersbourg, la lumière est unique. Un chausson de pointe est enduit de colophane pour favoriser l'adhérence au sol ; l'entrée en scène est imminente. Ce sera la Variation du cygne blanc du Lac des cygnes puis, enchaînés de façon rapide, les saluts devant un public comblé… Ainsi débute le documentaire Ballerina de Bertrand Normand.
Durant presque 3 ans, le regard bienveillant du réalisateur a suivi en parallèle les carrières de cinq ballerines du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg : Ulyana Lopatkina, Diana Vichneva, Alina Somova, Evgenia Obraztsova et Svetlana Zakharova. Cette dernière quittera le Mariinski pour le Bolchoï au cours du tournage.
La formation identique de ces ballerines à l'Académie Vaganova laisse à jamais une empreinte technique et artistique sur ces danseuses, ce que montre parfaitement le film. Si bien qu'il devient logique de retrouver à plusieurs reprises le témoignage avisé d'Altinaï Asylmuratova, superbe étoile de la danse elle-même, devenue Directrice artistique de l'Académie et, dès lors, responsable de la transmission d'un savoir que l'on s'efforce de préserver quasiment en autarcie. Après 7 années de succès sur la scène du Mariinski, Svetlana Zakharova répondra au sirènes du Bolchoï et dansera désormais à Moscou. Si l'institution qui a vu naître sa carrière de danseuse restera à jamais "sa maison", elle reconnaît que la danse est plus libre au Bolchoï. Ballerina révèle en Zakharova une artiste assez réservée, sans doute mélancolique pour ne pas dire triste. Pour elle, jouer un personnage permet d'exprimer des émotions que la vie ne propose pas. N'aurait-elle pas changé d'avis, depuis ?
Alina Somova arrive en fin de scolarité. Elle répète le rôle soliste du ballet de fin d'année auquel assistent de nombreux directeurs de théâtre. À la fin du spectacle, elle sera engagée dans la troupe du Mariinski. Derrière le rideau, la tendresse s'exprime entre les danseurs avec une résonance d'adieu…
Bertrand Normand suivra l'évolution de la ballerine depuis le premier échelon du corps de ballet. Un monde différent de celui de l'Académie, qui demande rigueur et organisation pour faire face à l'apprentissage rapide de nombreux rôles du répertoire et à la succession infernale des représentations. On sent chez Alina Somova l'interprète en devenir qui n'aura besoin que de quelques années pour éclore. Témoin ce Lac des cygnes dansé à seulement 18 ans. "Demain, tu ne viens pas au théâtre", lui impose le maître de ballet à l'issue de son premier Lac. Un ordre qui sonne comme une punition pour cette jeune danseuse qui a bien du mal à envisager la nécessité de ce reposer après le marathon que représente un ballet en trois actes au regard de sa jeune expérience.
Répétition d'une variation de La Fontaine de Bakhtchisaraï. L'épanouissement se lit sur le visage si photogénique d'Evgenia Obraztsova. Il plaît à la caméra autant qu'aux spectateurs de ballets. Cédric Klapisch ne s'y trompera pas en lui confiant un rôle dans Les Poupées russes. Pas étonnant non plus de voir les liens qui existent entre la danseuse et son public. La caméra témoigne de ces échanges fabuleux d'une artiste généreuse, surdouée et pourtant si simple avec des femmes de tous âges dont l'admiration portée à la danseuse semble être la raison de vivre. Peut-être même la seule…
Diana Vichneva est moins classique que les autres. Peut-être plus épanouie, plus libérée. Que d'émotion jaillit de sa présence au cours d'une répétition de Cendrillon ! Dès l'ébauche d'un geste, d'une inclinaison de la tête, l'expression artistique est là, parfaite, totale, palpable. Nous la suivons à Paris où elle répète L'Histoire de Manon de Kenneth MacMillan pour trois représentations. Le danseur Étoile du ballet de l'Opéra National de Paris Manuel Legris confiera avec admiration : "Elle est le personnage".
Ulyana Lopatkina a dû s'arrêter de danser suite à une blessure. Deux ans après, elle reprend le chemin du théâtre pour recommencer progressivement à habituer son corps à la danse et acquérir à nouveau ses réflexes de danseuse. Durant cette retraite forcée, elle s'est mariée et a donné naissance à un enfant que nous voyons très souvent à ses côtés. Après 8 mois de préparation, Ulyana Lopatkina peut à nouveau danser les grands rôles du répertoire comme celui de Shéhérazade lors d'une tournée du ballet du Mariinski aux USA. La caméra est là pour cette renaissance.Les ballerines, à Saint-Pétersbourg, ont un statut bien supérieur à celui du danseur, lequel tient plutôt un rôle de faire-valoir. Leur renommée est installée et les spectateurs viennent voir sur scène les danseuses qu'ils préfèrent. Manuel Legris témoigne avec spontanéité de la spécificité de la ballerine russe, tandis que Pierre Lacotte, que l'on peut voir remonter Ondine, apporte quelques considérations historiques et artistiques assez intéressantes.
Ballerina témoigne avec discrétion du quotidien des artistes, de leurs accidents de parcours, de leurs joies et de leurs souhaits. De telle sorte que nous nous approchons de ces personnalités pour en saisir ce que les images disent si bien. De nombreux extraits de ballets ponctuent le film, la plupart passionnants, comme ces sublimes extraits de La Légende d'amour, une des réussites de Yuri Grigorovitch avec Spartacus et Ivan Le Terrible, un ballet qu'il monta au Mariinski avant de le reprendre au Bolchoï… Valery Gergiev nomme les Étoiles et son témoignage, comme celui de quelques autres intervenants, enrichissent le propos sans l'ampouler ni le faire dévier de l'essentiel : les ballerines.Le réalisateur Bertrand Normand a dit à propos de Ballerina : "Le film est destiné à ceux qui peuvent s'identifier à moi, c'est-à-dire à ceux qui ne connaissent pas le monde du ballet". Nous ajouterons que les amateurs de ballets y trouveront tout autant leur compte car Ballerina propose un regard inédit sur le monde de la danse et a su saisir d'uniques instantanés de carrières. Ce film en devient particulier et très attachant.
À noter : Les nombreuses interventions en russe, et quelques-unes en anglais, sont systématiquement sous-titrées en français.
Pour en savoir plus sur le réalisateur Bertrand Normand :
www.bertrandnormand.com
Jean-Claude Lanot