En 1983, Nikolaus Harnoncourt, surnommé "le Pape du baroque" commettait alors l’impensable en enregistrant La Passion selon Saint Mathieu avec le Concertgebouw d’Amsterdam ! Comment imaginer que l’apôtre de l’interprétation dite "authentique" allait se renier ainsi ? Et cela pour quelle raison : aider des amis, des amis qui plus est, aussi musiciens…
"De la musique avant toute chose", voilà bien de quoi il s’agit également dans le présent programme porté par le même orchestre en 2012. Aucune école de pensée, ou plutôt plusieurs, réunies en prenant le meilleur de chacune, sublimées et largement dépassées par la vision profondément humaniste d’un chef libre et inspiré, Ivan Fischer.
Mais il fallait bien remplir le Concertgebouw, et le chef a préféré oublier les effectifs moyens à la Schering ou encore les minimalistes à la Rifkin. Balayées aussi les divas wagnériennes car il faut que le texte soit compris et dramatisé. De telle sorte qu'Ivan Fischer, ancien assistant de Nikolaus Harnoncourt, s'est montré encore plus royaliste que le Roi.
De fait, si l’on voulait faire rentrer cette version dans une case, on n’y arriverait point. Mais c’est justement là tout son attrait car, en dépit d’un joyeux n’importe quoi philologique, on ne peut s’empêcher d’être convaincu par l’approche d’Ivan Fischer. Mieux, ému. Car le chef va à l’essentiel de la spiritualité de cette musique sublime. Il sait en capter à la fois toute l’intensité et tout le rayonnement. Une force tranquille émane de sa personne quand il dirige et atteint tout l’ensemble. Aucun effet de manche, aucune facilité, mais un respect absolu du texte et des interprètes habités par une vision. Si la lettre est malmenée, l’esprit est ici plus vif que dans nombre de versions à l’imprimatur musicologique.
Pourtant, nulle synthèse dans cette version, tel n’est pas le but. Allons même plus loin : on n’en a rien à faire. Encore une fois, la musique de Bach est la seule préoccupation du chef dans une démarche d’une profonde humilité illustrée, par exemple, lorsqu'il se laisse entourer par le National Children’s Choir chantant le choral "O Lamm, Gottes unschuldig". Il disparaît alors pour laisser plus de place à l’innocence de l’enfance qui s’exprime, innocence sacrifiée comme l’Agneau. Bouleversant.
Dès les premiers accords, comme nés de sa méditation, le chef entre de plain-pied dans la partition et lui donne corps, lui donne matière, et cette matière emplit la salle du Concertgebouw d'Amsterdam et touche au cœur. Les tempi sont alertes, mais jamais superficiels. Il est ici question de respect, mais également de profondeur. Et quand l’excellent Évangéliste de Mark Padmore s’exprime, l’émotion du drame biblique résonne à travers lui. Quand le Christ de Peter Harvey prend la parole, le temps s’arrête. Cette ligne dramatique, bien sûr, a une exigence : l’unité de tous les interprètes, car le moindre décalage devient criant. Et c’est malheureusement le cas avec les solistes masculins du Chœur II, dont les quelques dérapages techniques ou les excès théâtraux font tache dans ce tableau pourtant bien réglé. Pour autant, jamais les solistes instrumentaux ne sourcillent. Au contraire, ils apportent une unité, une matière riche, souple et vibrante à cette version profondément émouvante, bien au-delà des canons actuels. Cette approche de La Passion selon Saint Matthieu, inclassable, mérite incontestablement qu'on s'y attarde…
À noter : La première partie est proposée sur le DVD 1 (70’25) ; la seconde, sur le disque 2 (102’19).
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Jean-Claude Lanot