La France aime bien mettre les gens et les choses dans des cases, histoire de les appréhender plus facilement. Malheureusement, ou heureusement, cela ne s'applique carrément pas ni à Alexandre Astier ni, a fortiori, à ce spectacle inclassable tant la versatilité de Que ma joie demeure ! est grande.
Nous ne nous épuiserons donc pas à définir vainement la nature de cet ovni théâtral, pour mieux nous concentrer sur le plaisir d’une rencontre, aussi bien avec Alexandre Astier qu’avec Bach, profondément humaine, aussi intelligente que touchante.
Alexandre Astier incarne ici le Kantor lors d'une visite improbable de la Thomasschule au cours de laquelle ce dernier tente de nous inculquer des rudiments de musique. En quelques minutes, tout y passe : du solfège à l’harmonie en allant même jusqu’aux musiques extra-européennes, relisant par là même avec malice le répertoire bachien en le passant au crible des influences les plus exotiques.
Sous des dehors légers, le très bon musicien qu’est Alexandre Astier nous emporte jusqu’aux racines même de la création, mélange d’inspiration divine, de contingence triviale (les notes dans les miettes de pain) et de talent consommé. Le Clavier bien tempéré prend naissance sous nos yeux avant de laisser place à une viole de gambe, toute de pudeur et de retenue.
Que ma joie demeure ! est aussi une vraie classe d'analyse à la Messiaen : Alexandre Astier met en perspective au clavecin les musiques des contemporains européens de Bach - non sans se moquer copieusement de leur superficialité ! - ou déstructure un prélude en le faisant passer par les mesures les plus inégales qui soient. Mais toujours avec le respect du matériel original, une vraie technique (sans en avoir l'air), presque une virtuosité, une connaissance totalement convaincante du vocabulaire baroque, et surtout une sensibilité qui ressort principalement vers la fin du spectacle à la viole de gambe, dans laquelle transparaît en filigrane un mélange de dignité et de peine de ce père qui vient de perdre son enfant.
Si l’on ne manque pas d’admirer la capacité du comédien à s’enflammer, notamment quand il expertise un orgue en compagnie d’un souffleur plus tourné vers le goulot et le saucisson que les tuyaux, il capte comme jamais aucun article de musicologie ne l’a fait auparavant l’humanité profonde du Kantor, quitte à accentuer le trait en le représentant ivre après avoir perdu l’un de ses enfants, mais pour mieux en révéler, tel un Auguste, tout le tragique.
Cette œuvre de fiction a su comprendre mieux que personne la réalité d’un personnage que l’on n’a cessé de dépeindre - avec raison - comme le père fondateur de la musique occidentale, mais dont la renommée a gommé le fait qu’il était certainement, et avant tout, le plus honnête des hommes, capable d'élever ses contemporains à des sommets de spiritualité assurément parce qu’il les comprenait comme personne, lui qui partageait, des rires aux larmes, leur humaine condition.
C’est sans doute là la plus grande réussite de ce spectacle majuscule, authentique création, véritable chef-d’œuvre, aussi édifiant que bouleversant. Chapeau, l’artiste !
À noter : le DVD Que ma joie demeure
est également disponible en édition Collector,
accompagné du livre De Bach en son temps
à Que ma joie demeure, extraits de
Bach en son temps de Gilles Cantagrel
avec notes d'Alexandre Astier et photos
du spectacle (92 pages), et d'un CD-Audio
de 3 extraits (10').
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Jérémie Noyer