Tutti-magazine : Mikrokosmos a la particularité d'être composé de deux chœurs différents : un chœur de chambre et un chœur de solistes. Pouvez-vous nous expliquer comment sont organisées ces structures ?
Loïc Pierre : Mikrokosmos est au départ un jeune chœur et c'est son évolution qui m'a conduit, en 2005, à fonder un chœur professionnel issu de la première formation. J'assistais alors, impuissant, au départ de mes chanteurs qui souhaitaient devenir professionnels et auditionnaient pour rejoindre d'autres chorales. Aussi, pour endiguer cette hémorragie, j'ai eu l'idée de former un chœur professionnel. Pourtant, étant autodidacte, rien ne m'y préparait et j'étais même assez interrogateur sur la capacité de la structure à gérer deux ensembles. C'est en fait grâce à une commande du Festival de Saint-Denis - le Stabat Mater de Bruno Coulais - que j'ai franchi le pas. L'œuvre nécessitait 16 chanteurs et la production me permettait de les rémunérer. Le chœur de solistes était né ! De son côté, le chœur de chambre - environ 36 chanteurs - avait atteint une certaine maturité du fait d'une absence de turnover durant 6 ans.
Lorsque vous rassemblez des jeunes chanteurs pour créer ce que sera le Chœur de chambre, quelle est votre motivation ?
En 1989, j'ai en fait créé une chorale de collège à Vierzon où j'ai été nommé pour mon premier poste après avoir obtenu un CAPES de musicologie. Ce collège rural accueillait seulement les demi-pensionnaires et il était facile de travailler tous les jours et d'avancer rapidement dans un projet musical. Bien entendu, les garçons ont vite quitté le navire et je me suis retrouvé à diriger un chœur de 18 filles qui sont restées avec moi presque 10 ans. Le chœur s'est dissocié du milieu scolaire 4 ans après, lorsque mes élèves sont entrées au lycée. Dès lors, nous avons travaillé par sessions le week-end et sommes ainsi restés ensemble jusqu'après la terminale. J'ai tout
appris de cet atelier, à commencer par la direction, mais aussi le répertoire, essentiellement celui du XXe siècle. Puis nous avons grandi sans volonté d'atteindre un but précis. Ce sont en fait les rencontres, les hasards et surtout l'envie qu'exprimaient les chanteuses face aux projets que je leur proposais qui ont décidé de notre évolution.
Certaines rencontres ont donc été déterminantes…
En particulier la rencontre avec le compositeur Nicolas Bacri, alors qu'il était en résidence à l'abbaye de La Prée. Très vite, il a accepté d'écrire pour nous et je me suis retrouvé avec trois Alléluias qui ont provoqué une véritable déflagration dans ma culture musicale au point que j'étais incapable de monter le troisième dans la foulée ! L'année suivante, ce sera Soleils de Patrick Burgan… Ces rencontres ont été capitales pour moi, autant que de préparer des concours internationaux qui m'ont permis d'appréhender d'autres répertoires, d'autres couleurs vocales comme celles des chœurs philippins, scandinaves ou américains. La France ne proposait alors rien de semblable…
Pourquoi le nom de Mikrokosmos ?
Lorsque j'ai créé le chœur en 1989, je voulais lui associer un nom sans qu'un sens trop attaché à l'univers des chorales lui soit relié. Comme nombre de gens, sans doute, j'ai alors feuilleté un dictionnaire de la musique, mais je n'ai rien trouvé. Alors, comme je nourrissais une véritable passion pour Béla Bartók et en particulier pour son Mikrokosmos pour piano dont je jouais quelques pièces, j'ai trouvé que ce nom correspondait bien à ce que je cherchais. À cette époque, dans la presse locale, on parlait beaucoup de "micro…", c'était dans l'air du temps et le nom "Mikrokosmos" a bien fonctionné dès le départ.
Le chœur de solistes et le chœur de chambre répondent-ils à des exigences particulières ?
Tout d'abord, le chœur de solistes est exclusivement composé de chanteurs issus du chœur de chambre. Je ne sélectionne pas d'éléments ailleurs. Les solistes sont plus âgés, plus matures et possèdent un niveau vocal qui répond à leur volonté de se professionnaliser. Ce chœur est à géométrie variable en fonction des œuvres. Il peut être constitué de 6 chanteurs comme de 40, selon les besoins.
Les chanteurs du jeune chœur sont âgés de 18 à 26 ans. Est-ce à dire que le chœur est en perpétuel remaniement ?
Le turnover est important mais je tente de le juguler autant que possible. D'une façon générale, les choristes restent 4 ans, ce qui est parfait pour moi dans la mesure où la première année est consacrée à se placer dans le bain harmonique et à l'apprentissage du répertoire. L'assiduité exigée est de 25 week-ends de travail par an, plus les concerts et les tournées. Les chanteurs viennent de toute la France et sont défrayés, logés et nourris. Je viens par exemple d'engager un baryton de 20 ans qui viendra de Vannes pour travailler avec nous à Vierzon.
Des éléments qui quittent le chœur et d'autres qui le rejoignent ne créent-ils pas une instabilité et des phases de dépression à la fois pour le groupe et pour vous ?
Il est vrai que ce n'est pas toujours facile. Mais l'échéance est prévue un an avant et je sens les choses venir. Ceci étant, je ne me suis jamais séparé de quiconque pour une raison d'âge. C'est plus un état d'esprit qu'il faut posséder pour être en phase, et chacun décide de son départ. De plus, il me reste le chœur de solistes qui m'apporte une certaine forme de stabilité. En fait, le jeune chœur est un révélateur et, parmi ses éléments, certains verront une vocation s'éveiller et voudront devenir chanteurs. J'ai actuellement deux très bonnes sopranos dont l'une a décidé de s'implanter pour rester près du chœur plutôt que de s'installer à Paris. Quoi qu'il advienne, la relève est toujours assurée. Je peux même vous dire que certains attendent le départ des plus anciens pour les remplacer…
Vous ne rencontrez donc pas de problème de recrutement ?
Si, pour recruter des garçons, alors que je n'ai aucun problème pour trouver des filles. De plus, si je me régale avec mon pupitre de basses, il faut reconnaître que la maturité vocale des voix masculines est plus tardive que celle des voix féminines. À 20 ans, la voix d'une fille peut être déjà exceptionnelle, alors qu'il faudra attendre environ 25 ans pour une voix d'homme. En outre, les garçons restent plus longtemps dans le chœur. Actuellement, un de mes choristes a 30 ans. Il est là depuis 10 ans !
Quelle formation leur donnez-vous ?
Je ne peux en aucun cas rivaliser avec la formation dispensée au Jeune Chœur de Paris, par exemple, mais les chanteurs du chœur de chambre reçoivent des cours de chant individuels dispensés par deux professeurs chaque week-end, et ils suivent un cours de théâtre qui les prépare à la scène et aux textes. Il est important que les chanteurs ne soient pas figés dans leur posture. Dans le spectacle Ombres vives que nous reprendrons l'été prochain dans une nouvelle version, il me fallait des chanteurs aptes à post-synchroniser des films des grands maîtres du cinéma projetés sur écran. Pour cette création, Clémentine Amouroux a fait un travail de théâtre pur et les chanteurs ont adoré…
Réunissez-vous parfois le jeune chœur et le chœur de solistes ?
Cela m'est arrivé pour la première fois l'été dernier grâce à la complicité et la bienveillance de Paul Fournier, directeur de l'abbaye de Noirlac, qui m'avait proposé de composer un programme de musique française. Chaque formation a chanté un certain nombre de pièces dont l'intégralité du Concerto pour violon et chœur de Pascal Zavaro, puis les cinquante chanteurs se sont réunis pour O Sacrum Convivium d'Olivier Messiaen et la transcription de Ma Mère l'Oye de Thierry Machuel. Ce concert a été rempli d'une grande intensité émotive car je me retrouvais devant des choristes qui avaient rejoint Mikrokosmos dans les années 2000 et que j'ai vu évoluer jusqu'à devenir professionnels. Ce moment était également très intense pour le jeune chœur car les éléments des deux formations se sont trouvés mélangés pour interpréter la pièce de Messiaen.
Vous êtes également scénographe et metteur en scène. Comment l'aspect visuel ou théâtral s'insère-t-il dans le travail de Mikrokosmos ?
Tout dépend du lieu où nous nous produisons. S'il s'agit d'une scène nationale ou bien équipée sur le plan technique, je peux avoir à régler les lumières et composer un écrin lumineux pour mettre en valeur une pièce particulière, des déplacements ou focaliser l'attention sur un soliste. Dans une église, je m'attache autant que possible à travailler sur la spatialisation, la géographie et l'acoustique du lieu. Lorsque les conditions et l'œuvre s'y prêtent, nous pouvons totalement entourer le public pour le submerger de sons. Cette configuration apporte un tout autre sens à la pièce.
Pour vous, le spectacle choral total doit-il comporter aussi un aspect visuel ?
Le spectacle Ombres vives en témoigne, je suis aussi un homme d'images. Mais les images doivent avant tout être liées au son, à la pièce. Mon exigence me pousse à être avant tout attentif à la matrice sonore car je pense que Mikrokosmos a une couleur particulière, sans doute très influencée par les Nordiques. Du reste, je ne me retrouve absolument pas dans les couleurs des chœurs français tout en portant une très grande admiration à mes alter ego que je respecte totalement. Quant à la mise en scène, il est indispensable que l'œuvre la suscite et de ne pas verser dans l'effet.
Le répertoire de Mikrokosmos est particulièrement vaste et très ouvert à la musique contemporaine…
Depuis mes débuts avec les classes de 6e, il est vrai que je me suis toujours intéressé de très près à la musique d'aujourd'hui et de demain. Lorsqu'en 1994, je cherchais un lieu de résidence et que j'ai trouvé, à 40 kilomètres de Vierzon, l'abbaye de La Prée, son directeur m'a présenté un jeune compositeur : Nicolas Bacri. On ne s'est plus quittés… Plus précisément c'est à partir de cette rencontre que je n'ai jamais cessé de passer des commandes à des compositeurs et ce, tous les ans.
Comment collaborez-vous avec les compositeurs ?
C'est très simple, je propose un contrat au compositeur auquel je commande une pièce. La plupart du temps les compositeurs sont très heureux d'être interprétés par Mikrokosmos qui leur fournit un merveilleux laboratoire. De Maurice Jarre, qui a écrit pour nous à nos débuts, à Philippe Hersant, avec lequel j'ai travaillé sept fois, les compositeurs ont beaucoup écrit pour le chœur. Mais je dois à Nicolas Bacri ma découverte de l'œuvre du compositeur américain Aaron Jay Kernis, et en particulier les œuvres orchestrales. Cela a été un véritable choc pour moi… Je l'ai alors contacté et il a accepté d'écrire pour Mikrokosmos. Mais il demandait 2.000 $ la minute ! C'était à peu près mon budget annuel en termes de commandes… Il a finalement accepté que je le rétribue 2.000 $ pour l'œuvre entière, soit 6 minutes. C'est un homme adorable. Je lui avais demandé une écriture flamboyante et fantasque sur le plan rythmique, et ce qu'il m'a donné a dépassé mes plus folles attentes.
Lors de votre concert à l'église Saint-Eustache le 12 février 2012, vous avez dit combien il était important d'enregistrer les œuvres contemporaines commandées par le chœur. En quoi le disque est-il si important pour vous ?
Pour laisser une trace. Grâce aux aides du Département, nous nous donnons les moyens de consacrer chaque année une semaine à un enregistrement que nous voulons le meilleur possible. Nous entrons ainsi en studio avec un professionnel du son et un label, et nous prenons le temps de bien travailler. Cela nous a permis de graver toutes les créations de Mikrokosmos, ce qui est un véritable luxe. Tous nos disques sont commercialisés dans le réseau de distribution classique, et nous les vendons bien sûr à la fin des concerts.
Dans une récente interview, Flavien Pierson, Directeur d'Intégral Distribution, nous a parlé d'un projet d'enregistrement de Songs of Innocence de Pascal Zavaro avec Mikrokosmos…
Le planning n'est pas encore arrêté mais cet enregistrement est effectivement prévu pour la fin de l'année. Depuis 2005, j'ai passé chaque année un grand nombre de commandes à Pascal Zavaro, que ce soit une grande pièce pour le chœur ou de nombreuses petites pour nourrir musicalement les 40 extraits de films du ciné-concert Ombres vives. Nous nous sommes aperçus qu'il y avait de quoi faire un disque avec des pièces a cappella, d'autres pour trio de percussions et chœur et les courtes compositions pour le ciné-concert qui méritent vraiment d'être enregistrées. Tout cela aboutira à un programme assez insolite avec, en figure de proue, le concerto pour violon et chœur Songs of Innocence.
À Saint-Eustache, Eva Zavaro jouait la partie de violon. Allez-vous enregistrer le concerto avec elle ?
Ce sera Élisabeth Glab ou Eva Zavaro, je ne sais pas encore… Travailler avec Élisabeth a constitué une rencontre extrêmement forte. De par son expérience de soliste, elle nous a beaucoup apporté en termes de conception rythmique, d'organique rythmique. Je vous avoue que je n'avais auparavant pas cette vision, cette exigence, et elle nous a fait faire un bond en avant, Mikrokosmos et moi-même, dans la stabilité rythmique. Or un chœur, par essence, n'est pas rythmique. Il peut être planant, extatique ou charnu, mais bien peu rythmique. Le Concerto de Pascal Zavarro nous a fait magnifiquement évoluer et, j'en suis convaincu, m'a ouvert des perspectives que je ne soupçonnais pas jusqu'alors. C'est en outre une aventure assez hors-norme, car Pascal n'est pas un compositeur qui arrive les mains dans les poches en disant : "Voici la partition et basta !". Avec lui, nous avons pu reprendre et même supprimer le 1er mouvement du Concerto que nous avons pourtant donné de nombreuses fois en concert. Il y avait une impasse d'écriture et, après avoir discuté et fait des essais avec les chanteurs, le Concerto est passé de 5 à 3 mouvements. Pascal a été réellement ouvert à tout ce que nous avons exprimé et nous a accompagnés dans cette nécessité de ne pas figer les choses pour évoluer et aboutir à mieux.
Le Concert de Saint-Eustache a été enregistré par plusieurs caméras. Cette captation est-elle destinée à un futur DVD commercial ?
Absolument pas. Il se trouve en fait que, l'année dernière, un organisateur de concerts qui ne nous connaissait pas a refusé notre participation après avoir vu des vidéos sur Internet. Sur le Net, Mikrokosmos était uniquement présent avec des images volées à mon insu et une vidéo d'un concours international qui montrait une prestation correcte mais somme toute assez réductrice et peu représentative. De plus, le son n'était pas bon. Je peux vous dire que j'étais assez remonté et j'ai confié à mon conseil d'administration la mission de nettoyer les images de Mikrokosmos sur la Toile. Ce qui a été fait… Dès lors, il nous revenait de diffuser nos propres vidéos. C'est ainsi que nous avons mis en chantier une captation. L'équipe d'A.L.I.S. a accompli un travail assez étonnant et de très bonne qualité d'images et de son*. Avec 4 caméras HD, elle nous a filmés à Vierzon la veille du concert, et à Saint-Eustache le lendemain. Nous distillerons avec discernement et très progressivement des extraits de ces captations sur la Toile. Mais, bien que je sois satisfait globalement de ce concert, il n'est pas question de commercialiser un DVD. C'est encore trop tôt.
* Deux extraits sont proposés en bas de cette page, à la fin de l'interview : The Fly, extrait de Songs of Innocence de Pascal Zavaro, et Helletused de Veljo Tormis.
Comment percevez-vous l'évolution de votre travail avec Mikrokosmos ?
En fait, j'essaie de ne rien contrôler, surtout avec le jeune chœur qui s'est beaucoup renouvelé en 2 ans. Nous allons voyager au Japon et participer à un concours international… J'aimerais aussi former une vraie troupe pour le ciné-concert que nous allons reprendre et atteindre une autre forme de virtuosité, comme muter les chanteurs en percussionnistes fous ! Ce sera juste une parenthèse afin que les choristes ne chantent pas tout le temps et, surtout, un moyen de leur offrir un terrain sur lequel ils peuvent à la fois s'épanouir, jouer et être eux-mêmes. Cette dimension de troupe multiforme me tient réellement à cœur, une troupe qui ne serait pas nécessairement au service du chant choral rigide tel qu'on le rencontre en France le plus souvent. Nous devrions présenter ce ciné-concert à Paris au cinéma Le Balzac* l'été prochain avec 24 chanteurs du jeune chœur qui manipuleront en outre quelque 500 accessoires sur scène pour sonoriser le film… Mais, pour revenir à ma perception de l'avenir, le plus important n'est-il pas de nous étonner nous-mêmes en franchissant les frontières un peu trop formatées du chant choral ?
* www.cinemabalzac.com
Propos recueillis par Tutti-magazine
Le 27 mars 2012