Tutti-magazine : C'est aujourd'hui pour vous la dernière représentation d'Alcina au Palais Garnier dans lequel vous chantez le rôle d'Oronte. Quel bilan personnel tirez-vous de cette production ?
Cyrille Dubois : Alcina m'a donné l'occasion de faire mes débuts sur la scène du Palais Garnier dans un opéra mis en scène. Auparavant, j'avais participé sur cette même scène à un concert annuel de l'Atelier Lyrique dont je faisais partie. L'opéra de Handel m'a donné le grand bonheur de pouvoir prendre mes marques sur ce plateau fantastique qui porte tellement d'histoire. De plus, l'acoustique de cette salle est extrêmement agréable. Dans le cas d'Alcina, cela est sans doute dû en partie à la scénographie de Robert Carsen et au décor de Tobias Hoheisel qui renvoie énormément le son. J'ai en tout cas l'impression que le son passe très bien, ce qui me permet de déployer tout ce que je souhaitais pour servir la musique. Des conditions optimales étaient vraiment réunies pour faire mes débuts à Garnier !
Le casting de cet Alcina nous a semblé particulièrement soudé. Avez-vous cette impression ?
C'est le cas. Nous nous entendons tous parfaitement et nous avons réussi à bien travailler tous ensemble pendant presque trois semaines malgré l'aspect très cosmopolite de cette distribution : Myrto Papatanasiu est grecque, Patricia Bardon est irlandaise, Anna Goryachova est russe, et Michal Partyka est polonais. Sandrine Piau et moi sommes les deux petits Français. Au final, l'ambiance de travail s'est montrée très agréable et je crois que nous avons réussi à présenter un spectacle qui se tient bien. J'entends par là "notre propre spectacle" dans la mesure où cette production d'Alcina a déjà été montée trois fois à l'Opéra Garnier. C'est du reste toujours un challenge d'investir sa propre personnalité dans un spectacle qui a été imaginé pour d'autres chanteurs.
Pensez-vous que l'ambiance qui règne au sein d'une distribution est le fait du metteur en scène, du chef d'orchestre, des chanteurs eux-mêmes ?
Je dirais que la réussite tient à la responsabilité de tout le monde. C'est comparable à ce qui se produit dans une équipe ou dans une entreprise, mais dans le cas d'une distribution, l'échelle est beaucoup plus réduite : les rencontres se font à vitesse éclair et la phase de travail est tout aussi rapide. Plusieurs conditions doivent être remplies pour qu'une sorte d'alchimie de travail devienne favorable à la création du spectacle dans les meilleures conditions. Bien sûr, certaines personnes sont garantes de cela. Si des gens en responsabilité comme le metteur en scène ou le chef d'orchestre génèrent une ambiance de travail qui stresse les chanteurs ou leur fait sentir qu'ils ne sont pas à leur place, forcément, ceux-ci se placent davantage sur la défensive que sur la création. Pour que la personnalité d'un chanteur explose, il doit vraiment être placé dans des conditions optimales. L'absence de stress compte, bien sûr, mais le geste vocal ne doit pas non plus être bloqué. Certains metteurs en scène demandent aux interprètes de se coucher par terre pour chanter, où d'être en équilibre sur les mains, ce qui n'est pas forcément facile ! Au niveau de l'ambiance de travail, certaines personnalités fonctionnent mieux ensemble que d'autres. Il se trouve que, sur Alcina, tout cela a bien marché.
Avez-vous travaillé avec Robert Carsen ?
C'est son assistant, Christophe Gayral, qui a été chargé de cette reprise. J'ai cependant déjà eu l'occasion de travailler avec Robert Carsen sur Les Contes d'Hoffmann qu'il avait monté à l'Opéra de Paris et que j'ai chanté à la fois à Milan, puis à Paris. Il n'était pas présent dans la capitale mais, à Milan, j'ai pu travailler et passer un petit peu de temps avec lui pour comprendre son univers, mais aussi proposer des choses. Là encore, il s'agissait d'une reprise. Je chantais le tout petit rôle de Nathanaël, mais j'étais très heureux de voir qu'il était d'accord avec les évolutions que je lui proposais. C'est partant de cette expérience et de cette même confiance que j'ai essayé de construire le personnage d'Oronte dans Alcina, un Oronte qui sera propre à ma personnalité. Robert Carsen est venu à la première, nous a un peu aiguillés et nous a donné quelques pistes. Il m'a dit qu'il était très content, alors…
Les mouvements chorégraphiques de cette mise en scène ont été réglés par Philippe Giraudeau. Avez-vous travaillé avec lui ?
Robert Carsen s'entoure d'une équipe à laquelle il semble être assez fidèle. J'avais aussi travaillé avec Philippe Giraudeau à Milan. Sur Alcina, nous l'avons vu une journée. Par exemple, pour Sandrine Piau, qui chante Morgana, et moi, l'importance des mouvements intervient lorsque nous mettons la table et que nous déplaçons les couverts. Le travail de Philippe Giraudeau s'applique surtout aux situations qui demandent de la précision, un réglage métronomique ou un maximum de fluidité.
Avec Sandrine Piau, vous formez un couple de scène particulièrement dynamique et sexy, en particulier dans une scène particulièrement tendre. Est-elle très chorégraphiée ou laisse-t-elle place à une certaine liberté ?
Toute la phase de mise en place du lit a été travaillée mais nous avions une certaine liberté pour les passages plus intimes que nous avons construits dans l'optique des besoins du spectacle et en fonction de nos propres sensations. Ce genre de scène n'est pas à proprement facile mais je dirais qu'il est nécessaire de bien s'entendre avec la personne avec laquelle on doit partager ces moments-là. Tout doit être clair pour l'un comme pour l'autre. Ceci étant, une scène comme celle-ci se met en place assez naturellement dans le processus de travail. Au début des répétitions, on n'obtient généralement pas quelque chose d'extrêmement intime. On construit au fur et à mesure et certaines barrières se lèvent alors en fonction de cette progression.
En 2010, vous êtes entré pour deux années à l'Atelier Lyrique de l'Opéra national de Paris. Avec quelques années de recul, que vous a apporté cette formation ?
L'Atelier Lyrique est un tremplin mais constitue aussi une opportunité de rencontres avec des gens qui sont au centre de l'actualité musicale. La visibilité d'une grande maison comme l'Opéra Bastille fait qu'elle profite aux jeunes chanteurs. Il ne s'agit pas de scolarité mais d'une structure de professionnalisation. Pour un jeune artiste, cette expérience ne peut qu'être bénéfique, et je suis très conscient de la chance que cela a représenté pour moi.
Y a-t-il une dimension absente que vous regrettez après coup de ne pas avoir abordée dans ce cursus ?
Non, car les chanteurs ne sont pas là pour apprendre à chanter. A priori, tout le bagage technique est déjà acquis, même si nous pouvons être un peu aiguillés. Ce que j'ai beaucoup aimé dans le cadre de l'Atelier Lyrique, c'est de pouvoir être mis en situation professionnelle tout en étant préservé. Nous sommes des jeunes chanteurs en début de carrière et nous avons la chance de pouvoir travailler dans des conditions qui sont très confortables : nous avons du temps pour monter les productions et, si nous bénéficions de la visibilité de l'Opéra de Paris, nous sommes parallèlement protégés au sein de la structure. Les conditions sont vraiment réunies pour permettre l'éclosion de jeunes talents.
Une de vos passions musicales est la mélodie. Comment est née cette attirance pour ce genre d'expression ?
Je dois cette passion pour la mélodie et le lied à des rencontres. Je ne connaissais absolument pas ce genre en rentrant au CNSM de Paris, et c'est le travail mené avec Anne Le Bozec et Jeff Cohen qui m'a fait découvrir ce répertoire et sa potentialité. J'aime à dire que, dans le genre du lied et de la mélodie, le chanteur est force de proposition et d'interprétation, ce qui n'est pas forcément autant le cas dans le domaine de l'opéra. L'opéra place nécessairement le chanteur sous la contrainte de la vision d'un metteur en scène ou d'un chef d'orchestre qui imposent leur approche scénique, scénographique et musicale. La mélodie, quant à elle, est une forme chambriste qui, dès lors, se montre beaucoup plus flexible et permet à l'interprète de devenir responsable des choix musicaux et artistiques qu'il est amené à faire. C'est ce qui m'intéresse : pouvoir proposer mon approche basée sur la vision moderne et actuelle qui est la mienne en tant que jeune chanteur, et ce avec mon bagage musical et riche de mes propres recherches. Pouvoir proposer ma vision d'une œuvre est ce qui me passionne. Bien entendu, il ne s'agit pas nécessairement de me montrer original, car je m'appuie aussi sur l’expérience de chanteurs du passé et je ne peux m'empêcher d'avoir des modèles dans l'oreille. Mais j'essaye de faire mienne chaque œuvre de musique de chambre ou de mélodie que je chante.
Vous semblez avoir une prédilection pour le répertoire français ?
Pas seulement, même si, avec Tristan Raes avec lequel je forme le Duo Contraste, nous disons volontiers que nous aimons défendre le répertoire français. En effet, qui mieux que les chanteurs français peuvent défendre le chant français ? Pour moi, c'est une évidence mais la pratique peut prouver le contraire. Il n'est pas rare d'entendre des chanteurs allemands ou anglais chanter parfaitement la musique française. Prenez Ian Bostridge : il est absolument sensationnel dans la mélodie française ! Mais il y a aussi de jeunes chanteurs français qui s'intéressent à ce répertoire, et je me fais fort de le défendre car j'aime le chanter et y apporter ma fraîcheur.
Ceci étant, nous ne nous interdisons pas de proposer des cycles de mélodies anglaises, un peu de musique allemande ou même de la musique russe avec Rachmaninov. Je dirais que nous nous voulons assez éclectiques et que nous veillons à ne surtout pas porter d'œillères… Par exemple, nous avons abordé une création de Nicolas Bacri - Drei romantische Liebesgesänge - à l'occasion du Concours International de Musique de Chambre de Lyon en 2013* et c'était une belle découverte. Je pense pouvoir dire que Nicolas Bacri s'était montré assez intéressé par ce que nous avions proposé sur ce qu'il avait composé à l'occasion de ce concours.
* En 2013, le Duo Contraste, formé par Cyrille Dubois et Tristan Raes, a obtenu le 1er prix de la Ville de Lyon, le Coup de cœur Bayer et le Prix du public de la société philharmonique.
En novembre 2013, vous avez participé aux soirées dédiées à Lili Boulanger dans le cadre des concerts Convergences programmés par Christophe Ghristi à l'Opéra national de Paris. Vous avez chanté le cycle de mélodie Clairières dans le ciel, accompagné au piano par Anne Le Bozec…
Je dois d'abord remercier Christophe Ghristi de m'avoir donné ces possibilités. Savoir que cette programmation de musique de chambre à l'Amphithéâtre Bastille va s'arrêter est un vrai crève-cœur. Heureusement une saison reste encore à venir… Ma première rencontre avec Clairières dans le ciel date de mes années de conservatoire. Cela fait donc quelques années que cette œuvre fait son chemin dans ma tête. À l'époque, je n'avais pas travaillé tout mais seulement des extraits du cycle à l'occasion du concours Lili Boulanger auquel j'avais participé avec mon pianiste Tristan Raes. On m'avait déjà dit que cette musique me correspondrait très bien et, de fait, aujourd'hui, je me rends compte que la mélodie française romantique et post-romantique est un genre qui me convient vraiment, c'est-à-dire depuis Berlioz jusqu'à des compositions contemporaines que j'ai l'impression de comprendre et de pouvoir défendre… Christophe Ghristi m'a proposé Clairières dans le ciel après l'annulation de Yann Beuron qui était initialement programmé. De mon côté, j'attendais une seule chose : l'occasion de monter l'intégralité de ce cycle ! Et c'est ce que j'ai pu réaliser avec la pianiste Anne Le Bozec.
Pourquoi n'avez-vous pas chanté à l'Amphithéâtre Bastille avec votre pianiste Tristan Raes ?
Christophe choisit très méticuleusement les pianistes qui accompagnent les chanteurs et, en l'occurrence, nous nous sommes mis d'accord sur le choix d’Anne, avec laquelle j'adore également travailler. La relation est du reste très différente avec Anne et Tristan car Anne a été mon professeur, même si avec les années, je pense que cette composante de notre relation va tendre à se gommer parallèlement à l'enrichissement de mon expérience. Je ne peux nier qu'Anne est bien plus érudite que moi en termes d'approche de ce répertoire…
Avez-vous du mal à oublier ce rapport d'étudiant à professeur lorsqu'elle vous accompagne ?
Non, pas du tout, car Anne me place dans une situation qui me permet totalement d'exprimer ce que je souhaite. De même, la discussion est très importante dans notre relation. Lorsque nous travaillons, nous parvenons à laisser derrière nous cette relation hiérarchique qui était de mise au conservatoire… Nous avons profité d'un récital que nous donnions dans le Sud de la France au mois d'août pour monter en même temps Clairières dans le ciel en vue des concerts de novembre 2013. Il n'était pas facile de jouer avec nos agendas respectifs.
Sur quelle base avez-vous construit votre interprétation de Clairières dans le ciel ?
La base sur laquelle j'ai voulu construire mon approche de ce cycle s'appuie sur la biographie de Lili Boulanger. Je ne peux pas m'empêcher de penser que, au moment où elle a écrit cette musique, la maladie était sans doute insidieusement déjà en elle. On trouve dans la construction de ce cycle une certaine forme de fatalisme et on ne peut ignorer la partie charnelle de la vie de Lili pour aborder son œuvre. J'ai tout de suite dit à Anne que ce cycle était pour moi l'expression de sentiments à l'état brut. Lili Boulanger s'est servie des textes de Francis Jammes mais, pour moi, le texte et la musique forment une seule entité pour exprimer ces sentiments. Il me semblait dès lors important de livrer une interprétation sans retenue et nous n'avons pas cherché à obtenir quelque chose qui soit beau à l'écoute, mais plutôt fort. Je voulais que ce cycle de mélodies atteigne les auditeurs au plus profond. C'est la raison pour laquelle nous sommes allés à la limite de ce que les gens peuvent peut-être attendre en matière de propreté du geste vocal, afin que l'expression se manifeste, le cœur au bord des lèvres. Nous avons pu interpréter le cycle complet de Clairières dans le ciel lors de deux soirées à l'Amphithéâtre, et nous sommes sortis sincèrement remués. Il se passe quelque chose lorsqu'on interprète ces mélodies. C'est une expérience très riche.
N'avez-vous pas été confronté à la longueur de ce cycle ?
Pas nécessairement, dans la mesure où, en tant que chanteur d'opéra, je peux avoir à fournir des efforts qui peuvent parfois être plus intenses. De plus, ce cycle représente trente minutes de musique assise sur une construction et une évolution tout simplement passionnantes. C'est du reste ce qui est intéressant lorsqu'on aborde un cycle de mélodies. En outre, la façon dont j'ai abordé Clairières dans le ciel avec Anne est sans doute différente de celle que j'adopterai avec Tristan, car nous allons redonner ce cycle.
Vous devez également l'enregistrer…
Effectivement, je devrais l'enregistrer avec Tristan, vraisemblablement au premier trimestre de l'année prochaine. Nous comptons nous inscrire dans le programme basé sur les commémorations de la Première Guerre mondiale des Éditions Hortus. Nous avons soumis à l'éditeur un programme qui propose un parfum de l'ambiance qui régnait durant la Première Guerre. Clairières dans le ciel a dû être déjà enregistré trois fois, mais il nous a semblé devoir s'inscrire dans ce programme que nous compléterons sans doute par le cycle des Quatre Odelettes de Ropartz, qui n'a jamais été enregistré dans sa version avec piano, de la musique totalement inédite de Jacques de La Presle, puisque jamais éditée, et d'autres compositeurs rarement joués et enregistrés. Des compositeurs si peu connus que j'ignorais totalement leur nom avant de commencer à travailler leur musique ! J'espère que cette démarche rencontrera le public car ce qui m'intéresse dans le travail sur la mélodie, c'est aussi le choix d'un programme et la cohérence de ce que nous pouvons proposer. Donner un axe de lecture apporte toujours plus de clés d'écoute à l'auditeur qu'un pot-pourri d'airs. Parfois, d'ailleurs, il est difficile de faire comprendre que monter un programme demande beaucoup de temps afin qu'il soit original, réfléchi et, bien sûr, mûri.
Dès la dernière représentation d'Alcina, vous partez à l'Opéra de Toulon pour préparer les rôles du Maître de ballet/Brighella dans Ariane à Naxos que vous chanterez les 14, 16 et 18 mars. Comment gérez-vous ce genre de transition ?
J'aime beaucoup cela et c'est justement ce qui me plaît aussi dans ce métier, pouvoir passer d'un type de rôle à un autre. Cette saison en constitue d'ailleurs une démonstration assez pertinente. J'ai commencé par Gérald dans Lakmé, un rôle de ténor amoureux aux sentiments à cœur ouvert, avant d'enchaîner avec les quatre valets des Contes d'Hoffmann qui me faisaient un peu peur car je ne voulais pas qu'on me catalogue dans ces rôles. Avec Oronte, je suis revenu à la musique baroque dans un rôle un peu moins léger sans toutefois être lourd, et je vais passer maintenant à Richard Strauss ! Je trouve intéressant d'essayer de gratter dans différents coins et de pouvoir montrer l'étendue de ce que je peux faire. Être un chanteur monochrome ne m'intéresse pas. Lorsqu'un chanteur aborde un rôle et le chante de la même façon du début à la fin d'une œuvre, je trouve cela ennuyeux. Quand un artiste interprète toujours le même type de rôles tout au long de sa carrière, ça m'ennuie de la même façon. Il y a tant de possibilités vers lesquelles se diriger ! Il est vrai que j'ai une voix très flexible qui me permet de faire beaucoup de choses - je dois du reste être très vigilant - mais je reste très lucide. Lorsque j'ai abordé Gérald, je me suis dit : "Gérald, romantique français. Attention !". Même chose pour les quatre valets, car il s'agit d'une autre vocalité…
Le 20 mars, vous serez à Besançon pour Castor & Pollux avec l'Ensemble Pygmalion, que vous reprendrez le lendemain à l'Opéra Comique et le surlendemain à l'Opéra de Bordeaux…
Oui, je retourne ensuite au baroque, mais cela devrait très bien se passer car j'ai déjà travaillé avec Raphaël Pichon qui dirige l'Ensemble Pygmalion et je sais qu'il envisage le rôle de l'Athlète, que je vais chanter, d'une façon extrêmement lyrique. Il aime chanter. Bien sûr, il ne s'agit pas de chanter Castor & Pollux comme la musique de Richard Strauss mais Brighella est un rôle très aigu. Aborder ensuite un rôle de haute-contre ne me posera pas de problème.
Comme pour tout jeune interprète, votre carrière est pour le moment faite de nombreuses prises de rôles et de nombreux déplacements. Cette vie convient-elle au jeune homme que vous êtes ?
Je mentirais en disant que tout cela me plaît à 100 % mais j'adore mon métier et n'ai qu'un seul désir : pouvoir m'exprimer ainsi pendant les cinquante prochaines années en abordant des répertoires différents, des musiques différentes ou en retravaillant des rôles que j'ai déjà chantés. Par exemple, j'attends avec impatience de reprendre Gérald dans Lakmé. "Choisis un métier que tu aimes et tu ne travailleras pas un seul jour de ta vie", a écrit Confucius. Pour moi, c'est totalement ça… J'avoue que ce qui m'attriste un peu dans cette facette du métier, c'est d'être un peu toujours sur les routes, peu à la maison et éloigné de ma petite famille. Mais je crois que cette difficulté est attachée à la vie de tout jeune chanteur qui est amené à accepter beaucoup de choses au début de sa carrière. Il faut se faire connaître et il est difficile de dire "non". Alors la vie ressemble parfois à un marathon. Je confesse également que je suis un boulimique de travail. J'aime rencontrer de nouvelles personnes, découvrir de nouveaux répertoires, de même que j'adore ressortir des partitions des vieux placards… Je salue d'ailleurs à ce titre le travail fantastique accompli par la Fondation Palazetto Bru Zane pour remettre en lumière tous les compositeurs romantiques français. Cette année est consacrée à Félicien David et je participerai à deux enregistrements : le premier avec Le Cercle de l'Harmonie, et Le Désert avec Acccentus…
Vous tenez donc à une certaine polyvalence…
Aujourd'hui, un jeune chanteur se doit d'être polyvalent car les carrières assises sur la seule médiatisation sont devenues rares. Du reste, plus que d'être reconnu dans la rue, c'est un certain confort de vie que je cherche, ainsi que pouvoir vivre de la musique que je fais. C'est déjà un grand bonheur ! Je me plais à m'ouvrir à tout ce qui peut alimenter ce que je construis sur le plan artistique. Du reste, il m'est impossible d'envisager autre chose que nourrir une performance artistique par des expériences de la vie, par un vécu. J'ai aussi besoin du contact avec la nature, du calme de ma province normande, de la mer. Ce sont les racines auxquelles je reviens dès que je le peux.
Parmi vos récentes prises de rôles on trouve les quatre valets des Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Lyon. Quel ressenti conservez-vous de la mise en scène particulièrement sombre de Laurent Pelly ?
C'est la troisième production des Contes d'Hoffmann à laquelle je participais. J'avais déjà chanté Les Contes lorsque j'étais dans les chœurs de l'Opéra de Rennes. Puis, j'ai été Nathanaël dans la production de Robert Carsen à l'Opéra Bastille, et cette fois-ci à Lyon, j'ai encore pris du galon avec les quatre valets ! Alors pourquoi pas un jour Hoffmann ? On verra cela dans 30 ans ! Pour revenir à la mise en scène de Laurent Pelly, nous n'avons pas eu la chance de travailler avec lui. Or c'était pour moi la découverte de son univers. Sur le plan scénographie j'ai trouvé cette production très agréable car la mise en scène est très visuelle, avec des murs qui bougent. Tout cela était vraiment super ! On a très souvent entendu les rôles des valets d'une certaine façon. Or je me suis dit : pourquoi ne pas proposer ma propre approche de ces personnages ? Pourquoi ne pas essayer de les entendre autrement, peut-être un peu mieux chantés et avec la fraîcheur de la jeunesse ? Mais ce parti pris devait être très éloigné de la vision de Laurent Pelly. Ne pas avoir travaillé avec lui a donc constitué une difficulté. Je crois qu'il était d'ailleurs un petit peu choqué lorsqu'il a découvert ce que je proposais lors de la générale. Il m'a confié que s'il avait pu travailler avec moi, il aurait envisagé quelque chose de différent. Malheureusement, il n'était pas là… À vrai dire, je ne suis pas très à l'aise pour parler du travail avec Laurent Pelly parce que je n'ai pour ainsi dire pas travaillé avec lui. Ceci dit, j'ai adoré jouer ces rôles de valets car ils sont très éloignés de ma personnalité. C'est aussi pour cette raison que j'avais accepté de chanter dans ces Contes. Je crois d'ailleurs que le public a bien reçu ce que je proposais, entre une certaine élégance et une légère folie. En revanche, je ne sais pas si je rechanterai des valets car je ne souhaite pas être catalogué dans les rôles de caractère.
En novembre 2013 vous avez fait vos débuts dans Gérald de Lakmé à l'Opéra Théâtre de Saint-Étienne dans la mise en scène de Lilo Baur reprise à l'Opéra Comique. Sur le plan dramatique, comment nourrissez-vous ce personnage que certains artistes se contentent de chanter la main sur le cœur ?
Il me semble qu'il est impossible de chercher un sous-texte dans la musique de Lakmé. À mon sens, ceux qui cherchent un sens caché dans de telles œuvres se trompent. Elles ont été écrites à l'époque de l'Orientalisme et l'opéra était alors en accord avec la mode de l'époque. Lakmé contenait à sa création ce que nous trouvons dans les grands téléfilms réalisés pour dépayser les gens. Le public de l'époque allait voir un opéra pour se divertir et pleurer en assistant à un mélodrame. Je ne pense donc pas qu'on puisse aborder ce répertoire sans une forme de vérité. Ensuite, plus que la main sur le cœur, il me semble que l'innocence doit primer, comme le sentiment de découverte d'un monde. Plutôt que montrer comment le personnage de Gérald se sent, il faut essayer de le vivre J'ai essayé d'aborder ce personnage avec une forme de vérité, et surtout sans me regarder chanter. Quasiment à chaque représentation, je versais des larmes lors de la scène finale. Marie-Ève Munger, qui chantait Lakmé, et moi nous sentions très proches et nous avions construit une relation très vraie entre nos personnages… Il se trouve que j'ai été distribué très tardivement pour le rôle de Gérald, suite à une défection. Le directeur artistique de Saint-Étienne me connaissait et a pensé à moi. J'étais libre et j'espérais ce rôle depuis très longtemps. Je n'avais jamais travaillé toute la partie de Gérald mais de gros passages. "Fantaisie aux divins mensonges"* est du reste l'air que je chante toujours lorsque j'auditionne dans les maisons d'opéras. Gérald est un personnage duquel je me sens proche, très anglais. Lilo Baur nous laissait également assez libres de proposer des choses. Tout cela a fait que j'ai été vraiment ravi de pouvoir chanter dans cette reprise de Lakmé.
* À la fin de cette interview, voir la vidéo de "Fantaisie aux divins mensonges" par Cyrille Dubois accompagné au piano par Tristan Raes. Enregistrement réalisé le 14 septembre 2012 à l'Amphithéâtre de l'Opéra Bastille.
Si vous pouviez faire abstraction de la réalité et des obligations, vers quels rôles vous dirigeriez-vous maintenant ?
Dans l'idéal, j'aimerais pouvoir faire entre trois et quatre productions d'opéras par an et m'exprimer pour le reste par le lied et la mélodie, la musique de chambre, les concerts ou les oratorios… En termes de travail, il y a des gens avec lesquels j'ai aimé travailler et que j'aimerais retrouver. C'est le cas du chef d'orchestre Laurent Campelonne, avec lequel j'ai chanté Lakmé à Saint-Étienne. Je ne peux pas dire que je suis proche de Robert Carsen mais j'aime beaucoup son travail… Cela dit, je me considère avant tout comme un jeune chanteur qui continue à découvrir, et rien n'est gravé dans le marbre. J'aimerais néanmoins avoir l'opportunité de continuer à chanter à l'Opéra de Paris au moins une fois par an. Mais ceci est de l'ordre du rêve dans la mesure où un changement de direction peut changer bien des choses. La nouvelle direction ne connaît pas forcément les chanteurs qui sont passés par l'Atelier Lyrique. Je sais déjà que je reviendrai pour Ariane à Naxos la saison prochaine. Ensuite…
Quant aux rôles que j'aimerais aborder, j'avoue être un grand amoureux de la musique de Britten. Cela me vient sans aucun doute de l'époque où je faisais partie de la Maîtrise de Caen. Enfant j'ai fait ainsi huit ans de classes à horaires aménagés pour chanter. Cette formation a en quelque sorte posé les jalons du musicien que je suis aujourd'hui. Je n'aurais sans doute jamais pu me sentir autant investi dans la musique et avec autant d'amour si je n'avais pas fait ces classes. Cette maîtrise était dirigée par un Anglais, Robert Weddle, qui nous a beaucoup familiarisés avec la musique de Britten. À l'époque j'avais beaucoup de mal avec ce langage musical que je comprends aujourd'hui parfaitement. À 14 ans, j'ai fait mes débuts à l'Opéra de Lyon dans le rôle de Miles dans Le Tour d'écrou. Cela donne de bonnes bases, je crois ! Je peux dire que je chante bien en anglais et que j'aimerais beaucoup qu'on me demande de chanter du Britten. Par exemple j'aimerais reprendre Le Tour d'écrou, mais cette fois dans le rôle de Peter Quint. Les opéras de Britten sont mon petit pêché mignon ! Pour autant, j'aimerais beaucoup continuer à découvrir les opéras comiques. Au niveau du grand répertoire, la musique de Mozart représente incontestablement l'axe dans lequel je vais m'exprimer dans les dix ou quinze années à venir. Le Bel Canto m'a toujours fait un petit peu peur mais je ne m'interdis pas une approche que je qualifierais de "prudente". Quant aux Verdi, Puccini et Wagner, je crains qu'ils me soient refusés toute ma vie. Il y aura peut-être Roméo, un rôle qui m'intéresse, mais ce sera pour plus tard. Je fais très attention à ne pas brûler les étapes…
Revenons à la réalité : quels vont être vos prochains rendez-vous importants ?
Je serai très occupé sur les deux prochaines saisons avec la recréation d'un opéra d’Henri Sauguet - Les Caprices de Marianne - qui va être monté par le Centre Français de Promotion Lyrique dans la grande majorité des salles françaises. J'ai participé à un concours où ne se présentaient que des jeunes chanteurs. Il y aura quarante-deux représentations dans une quinzaine de salles assurées par deux distributions. Je vais donc beaucoup chanter Les Caprices de Marianne durant les deux années qui viennent.
À côté de ce projet, je chanterai Pâris dans La Belle Hélène à Toulon en décembre prochain, et je reprendrai Ariane à Naxos mais à l'Opéra de Paris, mais seulement dans le rôle de Brighella. Il y aura aussi bien sûr du récital avec le Duo Contraste à Saint-Pétersbourg, Moscou et Venise. Et, dans la saison Convergences de l'Amphithéâtre Bastille, nous ferons avec Anne Le Bozec l'intégrale des Canticles de Britten, soit cinq très gros morceaux.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces œuvres rarement données en concert ?
J'espère que ces Canticles attireront les gens car l'occasion est rare de pouvoir entendre les cinq opus. On entend bien plus le premier car sa forme est assez simple, et parfois le cinquième, dont la forme est cependant bien plus difficile. La formation change au cours des cantiques : le premier est interprété par le ténor accompagné du piano ; le second est confié à un contre-ténor, au ténor et au piano ; le troisième est chanté par le ténor, accompagné d'un cor et du piano ; le quatrième par un baryton, par le ténor, le contre-ténor et le piano ; et le cinquième par le ténor accompagné d'une harpe. Vous l'aurez compris, le ténor est en quelque sorte la pierre angulaire de ce cycle. Les textes sont à la fois sacrés, mais pas seulement puisque le Cantique No. 5 parle de la mort de Narcisse. Disons qu'il s'agit d'un ensemble que l'on peut qualifier de "spirituel"… Le cycle sera entrecoupé de pièces de harpe. Ce sera les 17 et 18 janvier 2015 pour un concert qui s'annonce très rare, en particulier à Paris*.
* Plus d'infos en fin d'article.
Un dernier mot ?
J'aimerais pouvoir remercier les gens qui me permettent de faire ce métier, les directeurs d'opéras, bien sûr, et mon agent artistique Dominique Riber. Ils me permettent de pouvoir lancer ma carrière…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 12 février 2014
Pour en savoir plus sur Cyrille Dubois :
cyrilledubois.free.fr
Benjamin Britten Canticles à l'Amphithéâtre Bastille
Retrouvez Cyrille Dubois les 17 et 18 janvier 2015 à l'Amphithéâtre de l'Opéra Bastille
dans le cadre des concerts de la saison "Convergences".
De superbes musiciens ont été conviés par Christophe Ghristi autour des cinq "Cantiques" de Britten,
rarement réunis en un seul concert : Xavier Sabata (contre-ténor), Stéphane Degout (baryton),
Anne Le Bozec (piano), Emmanuel Ceysson (harpe) et Vladimir Dubois (cor).
Un événement à ne pas manquer !