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Interview de Sylvie Brunet-Grupposo, mezzo-soprano (2014)

Sylvie Brunet-Grupposo.  © Kathelijne-Reijse-Saillet

 

Lorsque nous avons assisté à Un Bal masqué, l'été dernier aux Chorégies d'Orange, la mise en scène de Jean-Claude Auvray nous avait impressionnés par son intelligence et sa beauté. Du superbe casting rassemblé pour la circonstance, nous avions eu le plaisir de rencontrer Kristin Lewis, Ramon Vargas et Anne-Catherine Gillet. Mais nous étions désireux de pouvoir interviewer Sylvie Brunet-Grupposo qui prêtait sa large tessiture de mezzo-soprano à une Ulrica omniprésente et d'une force dramatique laissant à des lieues derrière elle nombre d'incarnations stéréotypées. Après avoir chanté une Gertrude d'anthologie dans Hamlet à La Monnaie, Sylvie Brunet-Grupposo est de retour à l'Opéra Comique pour interpréter le rôle de Geneviève dans Pelléas et Mélisande mis en scène par Stéphane Braunschweg… Rencontrer Sylvie Brunet-Grupposo c'est être face à une fibre artistique qui semble être illimitée et à une sensibilité portée par une générosité réelle. Une interprète rare que la scène magnifie…

 

Sylvie Brunet-Grupposo chante le rôle de Geneviève dans "Pelléas et Mélisande" de Debussy à l'Opéra Comique les 17, 19, 21, 23 et 25 février. Dans cette reprise de la mise en scène de Stéphane Braunschweig, Karen Vourc'h est Mélisande, Phillip Addis est Pelléas, aux côtés de Laurent Alvaro (Golaud), Jérôme Varnier (Arkel), Dima Bawab (Yniold) et Luc Bertin-Hugault (un médecin). L'Orchestre des Champs-Élysées sera dirigé par Louis Langrée. Plus de renseignements ICI



Sylvie Brunet-Grupposo répète le rôle de Geneviève dans le décor de <i>Pelléas et Mélisande</i> à l'Opéra Comique.  D.R.





Tutti-magazine : Vous sortez de la première répétition avec orchestre de Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique dans lequel vous interprétez Geneviève. Comment se déroule la préparation de cette production ?

Sylvie Brunet-Grupposo : Le chef d'orchestre Louis Langrée était très présent dès le début des répétitions, ce qui nous a permis d'aborder en amont les tempi, et de parler de l'atmosphère comme de toutes ces couleurs si sensibles de la musique de Debussy. Je trouve la mise en scène de Stéphane Braunschweig magnifique, très vraie. Je crois que Stéphane a vraiment cherché dans les profondeurs de l'écriture et j'apprécie ses nombreuses idées. Par exemple, pour lui, le rôle de Geneviève que j'interprète peut être une vieillissante Mélisande dans un contexte où les situations se répètent sous forme de boucle. Le personnage prend ainsi une teneur différente et je trouve cet axe absolument génial.

Ce rôle vous convient donc très bien…

Absolument, j'ai la chance de posséder une voix qui peut exprimer de grandes possibilités de couleurs. Par exemple, dans "la lettre", je peux m'en servir énormément. J'ai déjà chanté le rôle de Geneviève il y a environ un an à La Monnaie de Bruxelles dans la production de Pierre Audi sous la direction de Ludovic Morlot. C'était également une belle mise en scène mais vraiment très différente. L'atmosphère était bien plus froide, ce qui était beau aussi, mais avec Stéphane Braunschweig nous jouons davantage avec les sentiments. Je peux donc être une Geneviève telle que je l'ai ressentie en lisant le rôle pour la première fois, une Genviève d'une grande humanité et d'une grande profondeur. Quoi qu'il en soit cette musique n'est qu'émotions.

Sylvie Brunet-Grupposo et le chef d'orchestre Louis Langrée.  D.R.



À l'Opéra Comique, un climat de troupe s'est-il installé rapidement autour de vous ?

Ce Pelléas et Mélisande se présente comme une très belle expérience. Je suis particulièrement heureuse de revenir dans ce théâtre où j'étais à l'École d'Art Lyrique, avant que l'Opéra Bastille accueille la formation, car je rattache ce lieu à de beaux souvenirs. De plus, ce que je ressens à l'Opéra Comique et que je ne ressens absolument pas ailleurs, c'est cette sensation que nous sommes des acteurs de théâtre. Je ne peux expliquer ni pourquoi, ni pourquoi dans cette maison d'opéra en particulier, mais je me sens un peu comme dans un cocon, ce qui est très agréable. L'atmosphère est du reste plus celle d'un théâtre que d'un opéra !
En ce qui concerne la distribution, il y a une excellente ambiance entre les uns et les autres. Il est vrai que nous nous connaissons déjà et que nous avons pratiquement déjà tous chanté ensemble. Quant à Louis Langrée, je le connais depuis très longtemps puisqu'il était mon chef de chant à mes tout débuts. J'ai chanté dans Iphigénie en Tauride mis en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser qui était un des premiers opéras qu'il a dirigés. C'était il y a une vingtaine d'années… Tout à l'heure lorsqu'il a pris la baguette, j'avoue que j'étais vraiment émue à la fois de le voir et de constater combien il a grandi comme chef d'orchestre !

En Juillet dernier, vous avez fait vos débuts aux Chorégies d'Orange dans Un Bal masqué où vous chantiez le rôle d'Ulrica dans la mise en scène de Jean-Claude Auvray. À cette occasion, vous avez remplacé Dolora Zajick qui était initialement distribuée. Les imprévus sont-ils importants dans votre carrière ?

Je dirais "oui" car ma carrière a été traversée de pas mal de hasards de cette sorte. Mais cette opportunité à Orange a constitué un imprévu de taille. Raymond Duffaut, Directeur des Chorégies, m'a appelée très peu de temps avant et il a fallu que je revienne sans tarder à la partition d'Ulrica. J'ai chanté ma première Ulrica dans une production de Jean-Claude Auvray il y a environ 12 ans. Puis, entre-temps, j'ai dû apprendre une trentaine de rôles. Il était donc pour moi nécessaire de réapprendre ce rôle. Difficile de vous dire combien j'ai été heureuse de faire mes débuts à Orange dans cette magnifique production également crée par Jean-Claude Auvray. Raymond Duffaut a aussi beaucoup compté à mes débuts en me confiant la Comtesse des Noces de Figaro. Puis il a été le tout premier à me faire confiance lorsque j'ai choisi d'utiliser ma tessiture de mezzo-soprano en m'offrant ma première Azucena en italien. Ce Bal masqué à Orange a constitué un moment magique et j'espère avoir l'opportunité de revenir chanter souvent aux Chorégies.

 

Sylvie Brunet-Grupposo interprète le rôle d'Ulrica dans <i>Un Bal masqué</i> aux Chorégies d'Orange.

 

Sylvie Brunet-Grupposo dans le rôle d'Ulrica dans <i>Un Bal masqué</i> aux Chorégies d'Orange.  © Bruno Abadie - Cyril Reveret

Quel est votre souvenir le plus marquant de cette première expérience à Orange ?

Tout est marquant. Comme je vous l'ai dit, la production de ce Bal était magnifique, les costumes, les couleurs, tout était superbe. Le lieu ressortait comme par magie. Nous avons travaillé dans la précipitation et je trouve extraordinaire le travail accompli par Jean-Claude Auvray. De plus, il a réussi à monter ce spectacle en un temps record ! Tout s'est déroulé comme si j'étais sur un petit nuage. De plus, le rôle d'Ulrica est extraordinaire et, quand je suis arrivée dans ce lieu magique, j'avais l'impression de chanter pour la Terre entière. J'avais réellement cette sensation que ma voix partait dans l'univers !

N'êtes-vous pas gênée par le son qui ne vous revient pas aux Chorégies ?

Au moment où je chante, je ne fais pas trop attention à ça. Je sais que j'ai une voix large et puissante mais je pense davantage à donner qu'à recevoir. Je n'ai pas du tout été paniquée par l'immensité du lieu, et même je peux dire que j'étais à l'aise et que j'ai trouvé l'acoustique remarquable.

Sylvie Brunet-Grupposo et Katia Duflot.  D.R.

Le costume créé par Katia Duflot vous a-t-il aidé à incarner cette Ulrica qui tire les ficelles du drame qui se joue autour d'elle ?

Totalement ! Quand j'ai découvert ce costume j'étais heureuse comme tout. J'adorais aussi la perruque que je devais porter. Avec un tel costume je peux immédiatement habiter le personnage. La manière dont un chanteur est habillé et coiffé est extrêmement importante. Dans ce Bal masqué, je me suis sentie en totale communion avec le costume que je portais, mais aussi avec l'esthétique globale de la production. Un pur bonheur !

Quel metteur en scène est Jean-Claude Auvray ?

Sylvie Brunet-Grupposo et Jean-Claude Auvray aux Chorégies d'Orange.  D.R.

Avant tout, Jean-Claude possède l'art et la culture qui lui permettent d'aborder le théâtre d'une façon classique tout en sachant aujourd’hui le transposer d'une façon très moderne. Sa force est de parvenir à un équilibre des deux. Il est extrêmement érudit, un vrai puits de connaissance. Il me parle toujours des personnages en profondeur et ne met pas en scène pour provoquer. Il respecte toujours l'œuvre au plus près. Sa démarche se conjugue à la sensibilité qu'on lui connaît…
J'ai rencontré Jean-Claude Auvray très tôt dans ma carrière, c'était en 1996 pour Un Bal masqué à Avignon - la première Ulrica dont je vous parlais - et j'ai tout de suite adoré travailler avec lui. C'est avec lui que j'ai aussi chanté ma première Charlotte dans Werther en 1999 en Israël, à Tel-Aviv. Nous nous sommes ensuite retrouvés plusieurs fois, en particulier pour L'Africaine à Strasbourg en 2004. Ce rôle a été aussi le fruit d'un hasard particulier car je n'étais pas distribuée à l'origine dans cette production. Je me trouvais d'ailleurs à Zürich où je chantais Dialogues des Carmélites et Carmen en alternance. On m'a téléphoné une semaine avant la première répétition pour me demander si je pouvais venir chanter L'Africaine de Meyerbeer !

Connaissiez-vous déjà le rôle de Sélika ?

J'avais été doublure de Shirley Verrett lorsque j'étais à l'École d'Art Lyrique. J'entends par là une "vraie" doublure : j'étais présente avec ma partition. Mais je n'avais pas eu l'occasion de jouer le rôle sur scène. Entre-temps j'avais appris environ quatre-vingts rôles et L'Africaine me semblait très lointaine. En huit jours, j'ai tout réappris ! Au fur et à mesure que je mémorisais le rôle, Jean-Claude me demandait : "Ça y est, tu sais ce passage ? Allez ! On le fait…". Je garde un souvenir formidable de cette production et je n'ai qu'un regret : qu'elle n'ait pas ensuite été reprise. Dans un lieu comme les Chorégies, cela aurait pu être extraordinaire…

 

Olivier Py, Sylvie Brunet-Grupposo et Marc Minkowski pendant les représentations de <i>Hamlet</i> à La Monnaie.  D.R.

Martin Kusej vous a fait chanter la Séguedille de Carmen au théâtre du Châtelet à 6 m de hauteur, Dmitri Tcherniakov vous place de profil et loin du chef pour chanter Madame de Croissy dans Dialogues des carmélites et à La Monnaie, Olivier Py vous plonge dans l'eau lorsque vous chantez Gertrude dans Hamlet. Un metteur en scène peut-il tout vous demander ?

Stéphane Degout (Hamlet) et Sylvie Brunet-Grupposo (la Reine Gertrude) dans <i>Hamlet</i> mis en scène par Olivier Py.Essayer des choses nouvelles me passionne. Bien sûr, il ne faut pas que cela soit aux dépens de la voix. Évidemment, chanter la totalité de Dialogues des carmélites de profil revient à chanter pour la coulisse et plus du tout pour les spectateurs. Sans parler des expressions du visage que la salle ne voit pas. Or l'émotion qu'un visage reflète est tout aussi essentielle pour le public. C'est tout de même pour lui que nous chantons… En revanche des expériences comme chanter la "Séguedille" haut perchée sur un sol glissant ou les risques que je peux prendre lorsque je suis mise en scène par Dmitri Tcherniakov, tout cela me motive car je veux aussi porter mon art vers la création et vers la nouveauté. L'idée d'Olivier Py par rapport à la baignoire dans Hamlet était tout simplement extraordinaire. Cette idée était folle, aussi folle que l'œuvre !  Aujourd'hui encore, interpréter cette vision du rôle de Gertrude me manque. J'aimerais amener le public à comprendre et accepter ce qui le déroute dans un premier temps. Certaines productions modernes sont très difficiles pour les spectateurs mais elles le sont tout autant pour les chanteurs auxquels on demande de prendre des risques. Bien sûr, plonger dans l'eau c'est s'exposer à prendre froid. C'est un risque, mais j'aime prendre ce genre de risques. Je dirais même que j'ai besoin de prendre ces risques.

Avez-vous facilement adhéré à l'approche de Gertrude d'Olivier Py à La Monnaie ?

Complètement, et je mesure la chance que j'ai eue de chanter ma première Gertrude dans cette production. Comme je vous le disais, le personnage me manque et cette production me manque. J'espère vraiment avoir l'occasion de la reprendre de nombreuses fois…

Sylvie Brunet-Grupposo (Gertrude) et Stéphane Degout (Hamlet) dans <i>Hamlet</i>.

Sort-on indemne d'une série de représentations de Hamlet en portant un personnage aussi tourmenté que Gertrude ?

Non car il s'agit tout de même d'une longue vie avec un tel personnage. En particulier à La Monnaie, ce théâtre que j'adore autant que les gens qui y travaillent, car un grand nombre de représentations sont programmées. C'est même très difficile. Lorsque les représentations de Hamlet se sont arrêtées pour moi le 22 décembre dernier, j'avais décidé de rester à Bruxelles pour passer Noël, et je n'ai pas quitté mon lit pendant deux jours. Il m'était impossible de sortir tant je me trouvais encore au cœur de cette atmosphère si spéciale, merveilleusement soutenue par les magnifiques décors de Pierre-André Weitz et de cette Reine Gertrude. J'ai vécu exactement la même chose après avoir chanté Dialogues des Carmélites dans la production de Robert Carsen à Nice. La recherche que j'avais menée en moi pour construire le personnage de Madame de Croissy et la concentration dont j'avais fait preuve avaient été telles qu'après la première représentation, il m'était devenu impossible de sortir de chez moi. J'avais besoin de rester enfermée. Dans un cas pareil, le retour à la vie réelle est très dur. Il faut du temps…

 

Sylvie Brunet-Grupposo interprète Azucena dans <i>Le Trouvère</i> mis en scène par Dmitri Tcherniakov à La Monnaie.  D.R.

La production du Trouvère de Dmitri Tcherniakov à La Monnaie vous a-t-elle autant marquée ?

J'ai vraiment adoré travailler avec ce génie qu'est Tcherniakov, même si on peut ne pas être d'accord avec ses Dialogues des carmélites mis en scène à Munich, qui est du reste disponible en DVD. Il m'avait beaucoup enlaidie pour cette production et il m'a dit : "Tu verras, je t'ai réservé une surprise dans Le Trouvère. Tu seras magnifique…". Et il est vrai que pour Azucena, il a dessiné pour moi une très belle robe, car il crée également ses costumes. Cette robe noire était splendide. Je la portais avec une perruque blonde qui me donnait une allure incroyable. Ce travail à La Monnaie de Bruxelles m'a laissé un souvenir inouï car, non seulement la production était grandiose, mais je chantais aussi les rôles de Ruiz, qui est écrit pour ténor et d'Inès, écrit pour soprano. C'était assez difficile de gérer les suraigus d'Inès pour ensuite retomber dans le médium et le grave de la voix. Mais c'était faisable puisque j'ai assuré douze représentations à la suite ! De plus nous ne sortions pas de scène car Tcherniakov désirait mettre en place un huis clos.

Sylvie Brunet-Grupposo applaudie à La Monnaie dans le <i>Trouvère</i>.

Comment Tcherniakov a-t-il travaillé avec vous ?

Il travaille pas à pas, lentement et de façon chronologique par rapport à l'argument. Lorsqu'il arrive devant les chanteurs Tcherniakov sait déjà précisément ce qu'il veut. Pour autant, dans Dialogues des carmélites, il avait un certain nombre d'exigences mais j'ai tout de même pu interpréter la première prieure comme je le souhaitais. Pour Azucena, c'était un peu plus difficile pour moi car il avait une idée précise et ancrée du personnage. J'ai vraiment dû rentrer dans ce qu'il voulait, mais avec énormément de plaisir. Ce Trouvère a d'ailleurs remporté un véritable triomphe.

Comprenez-vous le rejet dont Tcherniakov fait parfois l'objet de la part de nombreux spectateurs ?

Je comprends ce rejet comme tout rejet auquel font face les grands artistes quand ils proposent quelque chose de très nouveau. Picasso était rejeté de la même façon. Il faut que le public ne se ferme pas tout de suite à une nouvelle proposition avec l'idée préconçue que ce ne sera pas bien, mais essaye d'entrer dans une proposition. Par exemple, à Lyon, Christophe Honoré a fait passer une quantité de messages dans sa mise en scène de Dialogues des carmélites. C'était nouveau, mais tout en finesse. Je pense que les compositeurs seraient heureux que l'aspect théâtral de leurs œuvres évolue… C'est la même chose pour la danse et pour toutes les formes d'Art…

 

Sylvie Brunet-Grupposo chante Dalila dans <i>Samson et Dalila</i> de Saint-Saëns à Séville.  Photo Guillermo Mendo Murillo

Vous allez créer à partir du 15 avril l'opéra de Philippe Hurel Les Pigeons d'argile à Toulouse. Comment approchez-vous ce nouveau rôle ?

Sylvie Brunet-Grupposo.  © Kathelijne-Reijse-SailletCette création représente un véritable pari ! Au tout début de ma carrière, j'ai créé des mélodies de Rafaël d'Haene et je souhaitais un jour avoir l'opportunité de créer un opéra. Je suis une grande admiratrice de certains compositeurs contemporains comme Nicolas Bacri, et je connaissais la musique de Philippe Hurel. Lorsque le projet des Pigeons d'argile s'est présenté, je me suis dit que le moment était venu de me lancer…
Ce qui est assez déroutant est que je suis dans l'impossibilité d'entendre ce qu'il y a derrière la voix puisqu'il n'existe pas d'enregistrement et que je ne sais pas plus quels seront les instruments utilisés par le compositeur. Je ne peux qu'imaginer et compter sur le travail de déchiffrage auquel je me livre avec l'aide de mon chef de chant Stéphane Petijean, avec lequel je travaille depuis très longtemps. Nous découvrons ensemble cette musique très difficile en raison des intervalles compliqués à prendre pour la chanteuse romantique et dramatique que je suis. Pour cette œuvre, comme pour tout autre opéra, je cherche d'entrée de jeu à saisir la musique par le texte et par l'émotion. C'est mon besoin premier à combler avant toute autre progression. Pour Les Pigeons d'argile, je suis obligée d'aborder la musique en solfiant puis, lorsque j'entends les notes au piano, je les transforme en moi en interprétation.

Pouvez-vous nous parler du personnage que vous allez interpréter dans Les Pigeons d'argile ?

Le sujet des Pigeons d'argile est tiré d'une histoire réelle : celle de Patricia Campbell Hearst. Je joue le rôle de la chef de police, ce qui me plaît beaucoup car ce personnage me permet de changer des rôles de tragédies dans lesquels je m'exprime généralement. Que l'argument soit ancré dans la réalité ajoute aussi à l'intérêt de cette œuvre. Cette chef de police est assez classique dans son comportement mais elle est douée d'une sensibilité féminine qui se retrouve dans les échanges avec le personnage de Patricia. Pour le reste, il est encore un peu tôt pour vous en dire plus… Je peux seulement ajouter que, comme pour tout opéra, j'investis beaucoup de travail et de concentration dans cette préparation de rôle. C'est un des aspects les plus passionnants de mon métier.Lire la critique du Blu-ray de <i>Mireille</i> mis en scène par Nicolas Joel avec Sylvie Brunet-Grupposo…

Lire la critique du Blu-ray de <i>Dialogues des carmélites</i> mis en scène par Dmitri Tcherniakov avec Sylvie Brunet-Grupposo…

Votre approche de la musique est particulièrement large…

C'est en arrivant à Paris que j'ai rencontré mon premier professeur de chant, Janine Devost. Pour me présenter, je lui ai chanté des airs que m'apprenait mon parrain, mais aussi de la variété. Pour moi, il n'y avait pas de différence entre les genres musicaux. C'est pour la même raison que, il y a une douzaine d'années, j'ai été une des premières chanteuses lyriques à proposer des concerts qui faisaient cohabiter le rock et l'opéra. C'est ainsi que j'ai proposé des concerts où j'interprétais Pink Floyd et où je chantais aussi avec Christophe Willem, que j'adore, Nolween Leroy, et bien d'autres… Cela est devenu plus fréquent mais, à l'époque, cela se pratiquait peu. Je n'ai jamais été motivée dans cette démarche par un but lucratif mais j'avais vraiment besoin d'ouvrir le concert à des gens issus de la misère comme mon père ou ma mère. J'ai moi-même trop souffert de ne pas pouvoir aller voir un opéra. Je voudrais que l'opéra soit plus abordable pour le grand public, comme il l'était en Italie, à ses origines. L'opéra doit être ouvert à tous, y compris aux enfants…

Il y a 6 ans, vous avez appris que votre parrain était en réalité votre père et vous avez attaché son nom - "Grupposo" à celui de "Brunet"…

Plusieurs raisons m'ont poussée à ce changement. Petite fille, j'étais une enfant cachée et j'admirais énormément mon parrain. Lorsque j'ai appris qu'il était mon père, cela a été un cadeau extraordinaire.

Comment est née votre vocation de chanteuse d'opéra dans un contexte familial si difficile ?

Depuis que je sais parler, j'ai toujours dit que je voulais être chanteuse d'opéra. Ni aucun modèle ni aucune sensibilisation ne semblent être à l'origine de ce désir impérieux. Ce doit être dans mes cellules. Je suis née entre ma mère, qui travaillait à la chaîne et faisait des ménages pour nous élever mon frère et moi, et ma tante. J'ai été élevée par ces deux femmes et sans homme puisque je n'ai jamais connu mon faux père. Je leur demandais toujours pourquoi mon père nous avait abandonnés. En fait, il se trouvait que je n'avais pas le même père que mon frère… J'étais une enfant rejetée et je n'avais pas le droit d'exprimer ce que je ressentais. Alors, je chantais. Je devais me battre constamment et c'est ce qui m'a poussée à partir très jeune à Paris afin de réaliser mes rêves…
Dans cet univers de femmes, un homme comptait pourtant beaucoup pour moi : mon parrain. Ce parrain, je le voyais pratiquement tous les lundis. Il était cordonnier et, ce jour-là, il allait acheter ses cuirs et m'emmenait parfois avec lui. Il possédait une voix si exceptionnelle qu'on disait de lui qu'il serait le futur Caruso. Je possède d'ailleurs un disque de lui qui en témoigne. Il m'apprenait tous les airs de ténor et je les chantais avec lui. J'attendais ces moments avec impatience. Entre nous il y avait une sorte de respect et jamais il ne me prenait dans ses bras. Jamais. Plus tard, lorsqu'il m'a révélé la vérité, il m'a dit : "Si je t'avais prise dans mes bras, tu aurais compris…".

Leonardo Grupposo, le père de Sylvie Brunet-Grupposo.  D.R.

De quelle façon avez-vous appris que votre parrain était votre père ?

Il y a environ huit ans, alors que Je chantais Ulrica à Tours, j'ai fait un rêve. Dans ce rêve, mon parrain m'avouait qu'il était mon père… Deux amies m'ont poussée à aller le trouver, ce que j'ai fait, avec l'idée de lui demander de m'aider à trouver mon père, de lui demander s'il le connaissait. Mon parrain était dans un fauteuil roulant depuis 15 ans et je ne l'avais pas revu depuis plus d'une dizaine d'années. Sans doute se voyant vieillir, il a dévoilé son secret. C'est au téléphone qu'il m'a avoué être mon père en me disant : "Tu es ma fille, tu es mon sang". Je dois dire que ce choc m'a laissée totalement effondrée et j'ai pris dix kilos en une semaine en réponse à ce choc. Je ne savais plus qui j'étais. J'étais complètement paumée.

Le nom "Brunet-Grupposo" symbolise donc aujourd'hui l'aboutissement d'une quête que vous avez menée une bonne partie de votre vie…

Il se trouve que j'ai porté de nombreux de noms dans ma vie, mais pas celui de mon père, celui qui aurait dû être le mien à ma naissance : Grupposo, ce nom dont je suis si fière aujourd'hui, le sien !  Mon petit Papa est décédé il y a plus de deux ans mais j'ai eu la chance de pouvoir l'accompagner les quatre derniers jours précédant sa mort sans avoir à chanter à l'extérieur. Dès que je pouvais, entre mes spectacles, j'allais le voir à l'hospice de Morestel où il est resté cinq ans et je lui tenais la main… C'était horrible ! Ils étaient trois dans une chambre prévue pour deux, mais il m'était impossible de le sortir de ce mouroir car, n'étant pas reconnue, je n'avais aucun droit. Mais, ce qui est extraordinaire, c'est que malgré les tuyaux auxquels il était raccordé, il a chanté d'une voix extrêmement pure une chanson napolitaine que nous chantions tous les deux au cours d'un de ces lundis tant attendus. Je lui ai tenu la main jusqu'au bout de sa vie…

Teresa Berganza a écrit que pour bien chanter, un chanteur devait être heureux. Le pensez-vous ?

Je ne pense pas. Je crois plutôt qu'un chanteur a besoin de passer par tous les sentiments. C'est tout mon vécu que je parviens à donner dans les rôles que je chante, celui de la première prieure en particulier, c'est parce que j'ai vécu tant de choses dramatiques que je peux aujourd'hui en nourrir une interprétation. C'est bien d'être heureux, évidemment, mais chanter l'opéra est avant tout un acte de don. Cela dit, je suis d'une nature heureuse. Même dans ce qui a pu m'arriver de plus triste ou de plus grave, j'ai toujours pu rester optimiste, sans doute aussi parce que je suis très croyante, ce qui aide beaucoup. Mais une chose est sûre : lorsque je suis sur scène, je suis heureuse !

 

Sylvie Brunet-Grupposo photographiée par Kathelijne-Reijse-Saillet.  D.R.

Comment souhaitez-vous l'évolution de votre voix dans les années à venir ?

Avec ma voix de mezzo et de soprano dramatique, j'ai la chance de pouvoir me diriger vers un répertoire plus dramatique, ce qui me permet d'avancer progressivement vers Lady Macbeth. La Reine Gertrude est vraiment très proche de Lady Macbeth et j'en ai très envie. De plus, j'ai pris un tel plaisir à chanter dans les aigus et les suraigus que je me suis demandé pour quelle raison je m'étais frustrée de cela pendant tant d'années ! J'ai envie maintenant de retourner quasiment à mes débuts, lorsque je chantais L'Africaine.

Sylvie Brunet-Grupposo, la première prieure dans <i>Dialogues des carmélites</i> à Nice en 2010.  Photo Studio A CM Delestrade

Comment se manifeste votre plaisir de chanteuse lors de l'émission de ces sons aigus ?

Pour moi, c'est une puissance qui vient de l'extérieur, qui vous prend par le dos, et qui va vers le public. Je ne peux pas penser à ma voix sans cette transmission. Lorsque je chante, j'ai vraiment l'impression d'être transpercée par quelque chose que je redonne ensuite. Je reçois cette énergie, elle passe par moi et devient chant et je la retransmets aussitôt. Toute cette vie que j'ai portée, ma vie, est orientée vers un seul but : donner.

Votre large voix vous prédestine à des personnages forts, tragiques voire fous. Rêvez-vous parfois à des incarnations plus légères ?

Lorsque j'ai débuté ma carrière, malgré ma grande voix, j'ai interprété la Comtesse des Noces de Figaro, et je reconnais que chanter Mozart est assez extraordinaire. Mais j'ai besoin de vivre dans les rôles que je joue, j'ai besoin de rôles profonds, de rôles lourds car ils me correspondent complètement.

Quels vont être vos rendez-vous importants des saisons à venir ?

Après Les Pigeons d'argile, on me retrouvera à Rome où je chanterai la première prieure de Dialogues des carmélites à Santa Cecilia en version concert. Je vais aussi reprendre le rôle de Taven dans Mireille pour répondre à l'invitation de Raymond Duffaut en Avignon. Je compte aussi continuer à apprendre Lady Macbeth mais j'avoue que, depuis trois ans, j'enchaîne production sur production ce qui m'oblige à travailler un rôle alors que j'en chante un autre sur scène. Je n'aime pas beaucoup ça car j'ai du mal à me couper en deux. Un rôle m'envahit jour et nuit et il est difficile d'appartenir parallèlement à un autre personnage… J'aimerais aussi pouvoir reprendre Azucena, Eboli et Dalila. Je rencontre beaucoup de succès à l'étranger dans Samson et Dalila, alors pourquoi pas en France ? J'espère aussi pouvoir me consacrer davantage au répertoire français, Meyerbeer par exemple, chanter Le Cid de Massenet… Enfin, j'aimerais beaucoup aborder Amnéris dans Aida.

Une phrase pour conclure ?

Je crois à ce que la musique peut apporter au monde et à ce qu'une voix apporte à ce monde au-delà de toute frontière…



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 11 février 2014

 

Retrouvez Sylvie Brunet-Grupposo sur Facebook :
https://www.facebook.com/pages/Sylvie-Brunet-Grupposo-Official-Club-Support/

 

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Sylvie Brunet-Grupposo - Le Trouvère

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