Tutti-magazine Le label Capriccio a sorti il y a quelques mois votre dernier disque qui est un récital d'airs d'opéras. Vous l’avez enregistré en 2012 sous la direction de Riccardo Frizza. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec ce chef d'orchestre ?
Ramón Vargas : Riccardo et moi sommes de très bons amis. Je le considère comme un excellent chef d'orchestre et, lorsque l'idée d'enregistrer ce disque a germé, j'ai immédiatement pensé à lui demander s'il acceptait de participer à ce projet. Nous nous sommes ainsi retrouvés avec plaisir dans le studio 22 de la Radio Hongroise avec le Budapest Symphony Orchestra pour 5 jours d'enregistrement.
Sur ce disque vous chantez "Cielo et mar" tiré de La Gioconda, une aria que de nombreux ténors trouvent difficiles à aborder en raison des écarts de registres de l'écriture de Ponchielli. Quel est votre avis ?
Je ne pense pas que cette aria soit spécialement difficile à chanter. En revanche, elle est particulièrement longue, mais aussi très belle. Je me souviens que c'était un des premiers grands succès de Pavarotti et sa magnifique interprétation a toujours constitué un modèle pour moi.
Dans l'interview qui est proposée dans le livret du disque, vous dites que vous avez enregistré "Nessun dorma" pour ce récital mais que vous ne chanterez jamais Calaf sur scène. Pour quelle raison ?
Il est courant pour un chanteur d'enregistrer certains airs à l'occasion sans pour autant chanter l'intégralité des opéras dont ils sont tirés. Pour moi, enregistrer "Nessun dorma" s'inscrivait dans le fil conducteur de ce nouvel album : enregistrer ce que je souhaitais, sans m'appuyer sur un thème particulier. Le point commun entre ces airs est que je les chante naturellement et que j'aime les interpréter. Je n'ai jamais chanté "Nessun dorma" en public mais seulement au disque car je n'aime pas trop proposer en concert ce genre de musique si populaire. Ce n'est tout simplement pas mon style.
Avec les airs de bravoure de Puccini, Ponchielli, Boito ou Cilea, le programme de ce disque signe-t-il un virage dans votre répertoire ?
Il est vrai que certains se demandent pourquoi j'ai enregistré ces airs exigeants qui ne font pas partie du répertoire que j'interprète sur scène. Mais il faut considérer ce disque comme indépendant de ce que je peux proposer par ailleurs. C'est une expérience qui se suffit à elle-même, et je ne vais pas me mettre maintenant à interpréter les opéras complets qui correspondent à ce choix musical exclusivement fait pour le disque.
D'une façon plus large, comment définissez-vous un rôle qui vous convient ?
La seule façon de savoir si un rôle est fait pour vous est de le chanter, ou tout du moins de l'étudier, car il arrive qu'un rôle censé être parfaitement en accord avec votre voix ne l'est pas au final et, à l'inverse, qu'un rôle qui ne vous correspond pas a priori vous convient parfaitement. L'adéquation entre un chanteur et un rôle dépend de nombreux facteurs. En règle générale, pour aborder un nouveau personnage, je travaille tout d'abord de mon côté puis, avec les premières répétitions, je commence à pouvoir apprécier la façon dont se comporte ma voix. Si, après une répétition ou une représentation, elle est très fatiguée, c'est une indication que quelque chose ne va pas et cela m'incite à être vigilant. Si cette fatigue persiste ou intervient trop souvent, il est préférable de ne pas chanter cet opéra trop fréquemment.
Comment travaillez-vous ? Au piano ?
Je me débrouille mais je ne suis pas un bon pianiste. Habituellement, je travaille avec un pianiste ou un spécialiste du répertoire.
Votre carrière vous conduit à chanter aussi bien des rôles romantiques comme Don Ottavio dans Don Giovanni que l'opéra français, Puccini ou Verdi. Comment gérez-vous les changements de styles sur le plan vocal ?
Je n'enchaîne pas si rapidement les différents opéras. Généralement, lorsque je chante un rôle pour 4 ou 5 représentations, je suis également présent lors des répétitions qui précèdent. Très peu de théâtres imposent des conditions de travail comme l'Opéra de Vienne, par exemple, où l'on a seulement 3 jours de répétitions avant de chanter sur scène. Généralement je participe à une production dès le début, ce qui représente un temps certain et laisse à la voix la possibilité d'entrer en profondeur dans un rôle et de s'habituer aux exigences d'une écriture.
Comment êtes-vous parvenu à construire votre carrière de chanteur d'opéras ?
Je ne suis pas parvenu à construire cette carrière par l'opéra proprement dit mais par le biais de la musique. Quand j'étais enfant, je chantais une très large variété de styles musicaux, depuis le chant grégorien jusqu'à Mozart. C'était une véritable passion et, lorsque j'ai commencé à étudier la musique, mon idéal n'était pas le chant mais, précisément, la musique. Pourtant, j'ai toujours aimé chanter et j'ai réalisé que les œuvres les plus intéressantes sur le plan vocal sont écrites pour les opéras. Mais, contrairement à de nombreux collègues qui sont arrivés à l'opéra par le chant, le chemin qui m'a permis d'y accéder était la musique. Or je crois que cela marque une différence fondamentale. Au bout du compte, cette approche par la musique m'a permis de préserver ma voix. J'ai toujours essayé de respecter le style autant que possible et je suis persuadé que c'est le mieux pour une voix.
Vous dites aimer la profondeur des personnages de Verdi. Quelle profondeur trouvez-vous dans le rôle de Riccardo que vous allez chanter ce soir ?
Riccardo est un personnage doué de gentillesse, un peu superficiel, qui prend la vie d'une façon un peu trop facile. Il ne mesure pas toujours les conséquences de ses actes et je crois qu'il commet une erreur énorme en tombant amoureux de la femme d'un ami. Or le contexte romantique implique de payer de sa vie une telle erreur. C'est un peu la même chose dans La Traviata et d'autres opéras. Riccardo est un homme loyal mais sa légèreté le conduit à la mort qui, seule, peut laver son âme de sa conduite.
Votre Riccardo est-il différent dans la mise en scène de Jean-Claude Auvray pour les Chorégies d'Orange ?
La vision de Jean-Claude Auvray pour Riccardo est très intéressante car elle s'ancre dans l'histoire de Gustave III de Suède, le contexte historique initial qui avait inspiré Verdi. Bien sûr, Verdi n'avait pas respecté à la lettre la véritable Histoire avant que la censure lui interdise de représenter l'assassinat d'un Roi sur scène… Jean-Claude Auvray a choisi de modifier les tempi habituels afin de donner plus d'importance à Riccardo-Gustave en le dotant d'éléments que le compositeur n'avait pas développé…
Par exemple, Gustave III a beaucoup soutenu les Arts en Suède, il était lui-même acteur et a fait construire le premier théâtre de grande importance dans son pays. Ces éléments composent une partie de mon personnage dans cette nouvelle production alors qu'ils sont absents du livret de Verdi. Cette optique, je crois, rend plus compréhensible le déroulement de l'histoire et rend plus crédible qu'un chef d'état soit aussi superficiel et aussi peu à l'écoute de ses amis politiques qui ne cessent de le mettre en garde. Or, comment expliquer un tel désintérêt pour la politique si ce n'est que ce Roi était avant tout un artiste ? J'ai lu que, lorsque Gustave III a appris la mort de son père et qu'il devait lui succéder, il prenait des cours de théâtre à Paris… Ceci explique totalement sa conduite. Pour lui, la vie était une pièce de théâtre.
Appréciez-vous cette manière différente d'aborder le rôle de Riccardo dans Un Bal masqué ?
Oui, vraiment, et cette façon d'envisager Riccardo n'a rien de ridicule. J'ai participé à des productions et j'ai vu certains Bal masqué, en particulier en Allemagne, où les partis pris des metteurs en scène s'inscrivaient à l'encontre de l'œuvre. Tel n'est pas le cas de cette version de Jean-Claude Auvray car elle a du sens, quoi qu'en pense une partie du public. En tout cas, cette vision est digne d'intérêt.
Vous avez l'habitude de chanter sur les grandes scènes internationales. Chanter à Orange est-il particulier ?
Chanter en extérieur est toujours difficile car l'espace dans lequel les chanteurs se produisent est à l'origine d'un problème directement lié à ce qu'ils voient : la voix sera-t-elle suffisante pour couvrir un tel espace ? Si vous n'êtes pas sûr de vous ou si vous n'avez pas d'expérience, vous pouvez être tenté de forcer votre voix. Personnellement j'ai déjà chanté dans de nombreux théâtres en plein air, en particulier à Vérone, et j'ai compris que pour s'exprimer dans un grand espace, il faut s'abstenir de forcer la voix mais chanter le plus sainement possible et de la façon la plus concentrée. C'est en fait un phénomène acoustique : plus on chante large et plus le son se propage lentement parmi le public. Plus un chanteur se concentre sur sa voix et plus le son s'épanouit dans l'espace. Bien sûr, cela n'est pas simple à appréhender, c'est ce qu'on appelle l'expérience !
Vous allez bientôt entrer en scène pour Un Bal masqué. Allez-vous tenter quelque chose de particulier ce soir ?
Je suis fréquemment insatisfait par ce que je fais et je cherche toujours à chanter mieux. J'ai du mal à reconnaître qu'une de mes prestations est bonne parce que je suis toujours à la recherche de ce qui me permettra d'être meilleur ou plus profond. Cela fait vraiment partie de ma personnalité et, déjà enfant, j'étais ainsi… C'est ce qui me pousse à toujours essayer quelque chose, une autre façon de chanter une phrase… Par exemple, dans l'aria de Riccardo à l'Acte III – Scène 5, lorsqu'il chante "Come se fosse l'ultima Ora del nostro amor…", le mi-bémol est toujours difficile à atteindre car il faut le chanter piano. Si j'attaque forte, cela ne présente aucun problème. Mais j'aime chanter cette phrase piano même si je crains à chaque fois que ma voix casse. Cela représente un risque mais je tiens toujours à tenter cette nuance comme le torero qui se présente devant le taureau ! L'image correspond bien à mon état d'esprit quand je parviens à ce moment de l'aria.
Vous avez récemment été nommé Directeur artistique du Palacio de Bellas Artes de Mexico. Quels sont vos projets dans cette fonction ?
La situation au Mexique est assez complexe. Le Palacio de Bellas Artes de Mexico est un très grand théâtre et le Mexique est un immense pays qui ne compte pas moins de 60 théâtres dont 42 sont susceptibles d'accueillir des opéras. Trente-trois de ces établissements peuvent programmer de grandes productions lyriques. Mais, en réalité, durant les 70 dernières années, le seul établissement à proposer avec régularité de l'opéra était le Palacio de Bellas Artes de Mexico. D'autres villes proposaient bien sûr aussi des productions lyriques mais de façon bien plus sporadique, parfois en fonction de divers soutiens, comme celui du Gouvernement. Cette situation n'était pas normale. Aussi, ce que je tente de mettre en place sont les bases d'une tradition opératique pour la province mexicaine.
Comment comptez-vous accroître le nombre de ces productions lyriques en province ?
Lorsque j'utilise le mot "province", il ne faut surtout pas y voir un terme péjoratif. Je pense qu'il est possible de promouvoir l'opéra en province en commençant par permettre aux jeunes chanteurs, mais aussi aux moins jeunes, de pouvoir s'exprimer dans ces théâtres. La capitale de Mexico a trop longtemps représenté pour eux le seul lieu où il était possible de chanter. C'est un peu comme si tous les chanteurs français devaient se produire à l'Opéra Bastille qui serait alors le seul opéra à pouvoir les accueillir ! Il serait impossible à l'Opéra Bastille d'accueillir tous ces chanteurs. Eh bien, c'est la situation que j'essaie de changer actuellement au Mexique. Ma première priorité est de commencer à faire exister la province mexicaine sur le plan lyrique.
Cette politique demande des moyens importants…
Justement, je travaille depuis 3 mois à une mutualisation des moyens. Les théâtres apportent chacun leur contribution en échange de quoi nous créons des productions itinérantes qu'ils peuvent ensuite accueillir tour à tour. Je n'ai pas beaucoup de recul sur cette initiative mais je peux vous dire que cela fonctionne, ce dont je suis très fier. J'espère de tout cœur pouvoir continuer à m'investir dans ce projet, ce qui n'est pas évident car je vis en Europe. Mais je suis très bien entouré par une équipe qui porte parfaitement ces idées au point de réaliser au Mexique exactement ce que je souhaite pour faire évoluer la situation.
Dans ce nouveau cadre, vous dirigez également un projet visant à aider les jeunes chanteurs. Pouvez-vous nous en parler ?
Pendant toutes mes années de formation, j'ai participé à de nombreuses masterclasses de par le monde, au Met, à Munich, à Paris… J'ai terminé cette période d'études vocales en intégrant le programme de l'école du Vienna State Opera. Cette expérience s'est révélée très bénéfique car c'est là que j'ai appris à jouer. Bien chanter est naturellement très important, mais savoir jouer est également essentiel et il est indispensable de prendre des cours de théâtre. Partant de ce principe, j'ai pris contact avec le Directeur de l'École nationale de théâtre de Mexico qui a conçu un programme de 9 heures par semaine pour former en un an les jeunes chanteurs à la scène. Bien sûr, il ne s'agit pas pour ces jeunes de devenir comédiens avec ce programme, mais de savoir jouer un rôle. Nous sommes actuellement en train d'auditionner les 12 ou 14 élèves qui feront partie de la première promotion. La formation durera 1 an, avec peut-être une possibilité de prolonger ces cours par une année supplémentaire.
Prévoyez-vous de monter un opéra avec les jeunes chanteurs qui auront été formés ?
Absolument. Je compte monter une production avec ces élèves, qui sera aussi leur examen, et la présenter à la fois au Festival International Cervantino qui se tient à Guanajuato, et à Mexico, où ils chanteront sur scène avec orchestre. Je crois que ces échéances représenteront une grande motivation pour ces jeunes gens. Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut aux jeunes chanteurs c'est aller sur scène et chanter. En ce qui me concerne, c'est sur scène que j'ai appris les choses les plus importantes. C'est sur scène qu'un chanteur se confronte au public, à l'orchestre et à sa propre interprétation. Sans cette possibilité de chanter dans de vraies conditions, il est très difficile de pouvoir progresser.
Savez-vous quel opéra vous allez choisir ?
Pas vraiment, car je ne sais pas encore quels chanteurs composeront la première promotion. J'ignore donc quelles voix que je vais pouvoir distribuer. L'œuvre que je choisirai pourra aussi bien être moderne que classique. Peut-être même que nous monterons deux opéras ! Le répertoire est vaste et nous aurons l'embarras du choix.
En 2000, vous avez créé avec votre épouse une fondation à la mémoire de votre fils Eduardo afin d'aider les enfants atteints d'infirmité motrice cérébrale et leurs parents. Quel bilan tirez-vous aujourd'hui de cette démarche ?
Nous investissons le plus d'énergie possible dans cette fondation, et je peux vous dire que je la considère comme la plus importante priorité de ma vie. L'Eduardo Vargas Memorial Fund est une petite structure mais elle est très active auprès des enfants, en particulier, mais aussi des familles. Je sais par expérience que la famille est totalement impliquée dans la maladie de l'enfant. Notre organisation est professionnelle dans ses actions et nous parvenons ainsi à obtenir d'importants résultats à partir de relativement peu de moyens. Nous sommes présents dans de nombreux endroits au Mexique mais, le plus important sont les liens et les collaborations que nous avons pu créer avec différentes instances et autres associations ou fondations. Nous travaillons et nous progressons ensemble.
Cette expérience, aujourd'hui, m'aide pour mes projets concernant l'opéra au Mexique, car je me retrouve face à des situations assez similaires. Par exemple, Rigoletto est monté cette année dans la ville de León, qui possède un superbe théâtre moderne. J'ai alors donné l'idée d'en faire une coproduction et c'est ainsi que neuf théâtres vont pouvoir accueillir ce Rigoletto. Ce sera une première ! Leur investissement sera minime car ils devront payer le transport et quelques frais mais pas la production proprement dite… Cette idée de mise en commun des moyens me vient directement de ce que m'a apporté la gestion de la Fondation Eduardo Vargas.
Quels sont les besoins de votre fondation ?
Nous avons besoin de soutiens financiers. La fondation a été agréée par le Mexique afin d'obtenir la déductibilité des dons. Mais, indépendamment de l'aspect financier, chaque don nous réjouit en ce sens qu'il montre que les gens se sentent concernés par l'action que nous menons. Au Mexique ou ailleurs, je crois que chaque soutien qui s'exprime participe à créer un monde meilleur…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 6 août 2013
Ramón Vargas et Ildar Abdrazakov
au Théâtre des Champs-Élysées le 11 juin 2014 – 20h
Le ténor Ramón Vargas et la basse russe Ildar Abdrazakov formeront
un duo idéal le 11 juin prochain au Théâtre des Champs-Élysées.
Au programme, un récital de mélodies, airs et duos d'opéras tirés de Sadko,
Aleko, EugèneOnéguine, Don Giovanni, L'Italienne à Alger, Ernani, Un Bal masqué,
Les Contes d'Hoffmann, Werther et Faust. Ramón Vargas et Ildar Abdrazakov
seront accompagnés au piano par Mzia Bachtouridze.
Plus de renseignements ICI
Pour en savoir plus sur Ramón Vargas :
www.ramonvargas.com