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Interview de Phillip Addis, baryton et Emily Hamper, pianiste accompagnatrice

Phillip Addis.  Photo Kristin HoebermannLe baryton Phillip Addis est à Paris pour un récital donné le 11 janvier 2014 à l'Amphithéâtre Bastille. Il sera accompagné au piano par Emily Hamper pour un voyage musical original et varié rassemblant des compositeurs aussi différents que Wolf, Britten, Poulenc et Korngold. Le duo proposera également une création du compositeur canadien Erik Ross… Phillip Addis enchaînera avec la reprise de la production de Pelléas et Mélisande signée Stéphane Braunschweig à l'Opéra Comique, du 17 au 25 février.
Phillip Addis nous parle du rôle de Pelléas et, avec Emily Hamper qui le rejoint, de leur approche de cet art si exigeant qu'est le récital.

• Phillip Addis et Emily Hamper sont à Paris pour un unique récital présenté dans le cadre de la série "Convergences" programmée à l'Amphithéâtre Bastille par Christophe Ghristi le 11 janvier 2014. "Abendbielder" de Wolf, "Songs and proverbs of William Blake", op.74 de Britten, "La Fraîcheur et le feu" de Poulenc, "Waypoints" d'Erik Ross et des lieder de Korngold forment un programme original et fort peu interprété dont profitera le public de l'Amphithéâtre… Plus de renseignements ICI


• Phillip Addis reprendra le rôle de Pelléas dans "Pelléas et Mélisande" de Debussy à l'Opéra Comique les 17, 19, 21, 23 et 25 février. Karen Vourc'h sera Mélisande aux côtés de Laurent Alvaro (Golaud), Jérôme Varnier (Arkel), Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève), Dima Bawab (Yniold) et Luc Bertin-Hugault (un médecin). L'Orchestre des Champs-Élysées sera dirigé par Louis Langrée. Plus de renseignements ICI

Tutti-magazine : Pelléas est un rôle qui marque déjà votre carrière. Quelle est votre approche dramatique de ce personnage ?

Phillip Addis : J'essaye de jouer Pelléas le plus simplement possible en m'appuyant sur le texte et en m'abstenant d'en souligner certains aspects ou de les rendre plus suggestifs. Je tiens à préserver la naïveté de ce personnage tel qu'il est traité par Maeterlinck. Je pense généralement qu'il faut éviter de montrer "les trucs" et se concentrer sur le jeu. La naïveté de Pelléas le rend intéressant et va de pair avec le fait qu'il n'est absolument pas conscient des changements qui s'opèrent non seulement en lui mais autour de lui.

 

Phillip Addis et Karen Vourc'h dans <i>Pelléas et Mélisande</i> à l'Opéra Comique.  Photo Claire Besse

Est-il facile de conjuguer cette approche avec la vision du metteur en scène Stéphane Braunschweig ?

Je crois que oui. Dans sa production, Stéphane Braunschweig ne demande pas de forcer le jeu. Je trouve même que c'est assez naturel. Tout en étant calculée et raffinée, sa direction d'acteurs n'enferme pas les chanteurs dans un carcan dramatique qui les entrave dans leur interprétation. Il arrive parfois que l'on veuille imposer trop de choses sur une œuvre, ce qui aboutit à autant de strates qui peuvent être contradictoires et s'annuler. Cela, pour moi, s'applique plus ou moins à la base de toute démarche théâtrale.
Que ce soit pour les opéras ou les mélodies, les paroles inspirent le plus souvent les compositeurs et ma démarche est de tenter de comprendre le texte à travers la lentille de l'écriture musicale. Le verbe chanté et la structure de la langue sont primordiaux et ils doivent être correctement soutenus par la musique. Je me considère davantage comme musicien que comédien mais je préfère lorsque le rendu final aboutit tout d'abord au respect du texte. Si la musique soutient les mots de façon vraie et pure, elle n'a pas l'air d'être séparée de la démarche théâtrale. Il arrive souvent, dans un opéra, que l'on sente que la mélodie a été écrite dans un premier temps et que les mots ont ensuite été un peu forcés pour trouver place dans la ligne musicale. La mélodie peut bien sûr être magnifique mais, en ce qui me concerne, je trouve cela moins intéressant. J'aime que la mélodie vienne du texte et l'amplifie de manière assez naturelle.

Sur le plan vocal comment situez-vous Pelléas par rapport à votre actuel répertoire ?

Quand je travaille Pelléas je crois pouvoir dire que j'utilise ma voix de la manière la plus saine possible. J'entends par là que l'écriture de ce rôle me convient très bien. Mon répertoire est assez large, ce n'est pas celui d'un baryton martin. J'ai chanté par exemple cette année Marcello et Schaunard en alternance dans la même production de La Bohème. Si je chante ces rôles de la même façon que Pelléas, ma voix sort des représentations en assez bon état. Il m'arrive d'essayer d'être plus large, plus grand et plus grave, mais j'utilise alors ma voix d'une façon qui n'est pas aussi naturelle et détendue. J'ai alors la sensation de me perdre et je comprends très vite que je dévie de ma ligne. De fait, chanter en français, et en particulier la musique de Debussy, représente un pivot assez central pour moi sur le plan vocal, mais aussi sur le plan technique.

 

Phillip Addis et Karen Vourc'h dans <i>Pelléas et Mélisande</i> sur la scène de l'Opéra Comique en 2010.  Photo Claire Besse

 

Karen Vourc'h et Phillip Addis dans <i>Pelléas et Mélisande</i> mis en scène par Stéphane Braunschweig à l'Opéra Comique en 2010.  Photo Claire Besse

Vous êtes de retour à l'Opéra Comique pour une reprise de la production de Pelléas et Mélisande que vous avez chantée en juin 2010. Pelléas a-t-il évolué en vous depuis ces représentations ?

Je pense que oui mais je ne pourrai en être certain qu'avec le début des répétitions. Je n'ai pas beaucoup chanté Pelléas depuis 2010, mais c'est un rôle auquel je réfléchis malgré tout assez souvent. Je suis également conscient que des changements s'opèrent par rapport à mon propre caractère. Pour le moment, il m'est difficile d'être plus précis mais une chose est sûre : le spectacle sera différent et, j'espère, encore mieux ! En 2010, quelques zones de la partition ne m'apparaissaient pas aussi clairement qu'aujourd'hui. Des changements harmoniques ou quelques autres subtilités m'ont frappé plus tard. J'espère être capable d'incorporer quelques-unes de ces découvertes à l'occasion de cette reprise.

L'idée de retrouver une production comme celle-ci est-elle rassurante ?

Je dois dire que je n'ai pas eu encore beaucoup l'occasion de reprendre des rôles. Avec La Chute de la maison Usher que j'ai eu l'occasion de reprendre, je crois que Pelléas et Mélisande constitue la première fois que je chante à nouveau le même rôle dans la même production. Cela donne l'impression de retrouver le chemin de la maison…

Quelques années après, quelles émotions gardez-vous de ces représentations de 2010 ?

Chanter Pelléas a représenté un grand moment dans ma carrière. À cette occasion, tant le rôle que la scène, la salle ou le public m'ont paru spéciaux. Tout le monde était véritablement engagé dans la même démarche, l'orchestre était sublime et mes collègues étaient formidables. Chanter à l'Opéra Comique* où l'œuvre a été créée me donnait l'impression d'intégrer une tradition et je voulais vraiment lui rendre hommage. Cette conscience était presque devenue un complexe en 2010 tant je sentais le poids de la responsabilité de chanter ce rôle dans ce théâtre précis. Le poids n'est pas moins important aujourd'hui, mais j'ai acquis plus de confiance quant à mon aptitude à le porter.
* Voir la bande-annonce de Pelléas et Mélisande à la fin de cette interview.

 

Phillip Addis photographié par Kristin Hoebermann.  D.R.

En 2010, Sir John Eliot Gardiner dirigeait son propre orchestre d'instruments d'époque. Du 17 au 25 février 2014, Louis Langrée dirigera l'Orchestre des Champs-Élysées. Ce changement peut-il être de source de différences importantes pour vous ?

C'est une question que je me posais justement ce matin. Cela devrait changer pas mal de nuances. Je ne connais pas encore Maestro Langrée mais j'imagine que s'il livre une interprétation assez honnête, les fondations seront similaires. Je retrouve également Karen Vourc'h dans le rôle de Mélisande. Nous avons également interprété cet opéra ensemble sous la direction de John Eliot Gardiner aux Proms de Londres en 2012. Dima Bawab reprend aussi le rôle d'Yniold. J'ai hâte de commencer les répétitions…

Vous allez chanter 5 représentations de Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique, chacune séparée par un jour de repos. Ce rythme est-il idéal pour la voix ?

C'est parfait. Je me suis mis au défi cet automne en chantant La Bohème à Toronto avec la Canadian Opera Company. Comme je vous l'ai dit, j'ai chanté en alternance les rôles de Schaunard et Marcello. Il y avait deux distributions totalement différentes mais je faisais toutes les représentations et parfois en matinée et en soirée. Avec Emily Hamper, nous avons même casé un récital pendant les représentations de cette Bohème… J'ai fait un peu la même chose à Los Angeles au mois de novembre avec quatre projets d'opéra et de concerts, tous avec Maestro Conlon. J'étais à la fois distribué dans La Flûte enchantée et je chantais Britten en concert : War Requiem, la Cantata Misericordium et l'opéra de chambre The Prodigal Son. J'ai compté que pendant une semaine, je travaillais sur un projet différent toutes les trois heures. Il y a même eu un enregistrement pour la radio un matin et un spectacle programmé le soir après une journée active. Là, j'ai été confronté à mes propres limites et j'ai terminé épuisé. Je m'en suis sorti avec un certain succès mais j'ai vraiment touché ma limite physique. C'est quelque chose que je ne referai pas de cette manière. Tout cela pour dire combien la programmation de Pelléas et Mélisande à l'Opéra Comique me semble confortable !

 

Phillip Addis interprète Marcello et Schaunar dans <i>La Bohème</i> en 2013 avec la Canadian Opera Company. À gauche : Phillip Addis (Marcello), Simone Osborne (Musetta) et Thomas Hammons (Alcindoro).  Photo Chris Hutcheson - À droite : Christian Van Horn (Colline) et Phillip Addis (Schaunard).  Photo Michael Cooper

 

Emily Hamper, pianiste accompagnatrice.  Photo Ann Baggley

[La pianiste accompagnatrice Emily Hamper
rejoint Phillip Addis pour la suite de l'entretien…]

Le 8 février, la répétition de Pelléas et Mélisande sera ouverte à une partie du public qui aura réservé en amont. Que pensez-vous de cette initiative ?

Phillip Addis : D'autres maisons d'opéra prennent ce genre d'initiative, mais essentiellement envers les principaux donateurs, lesquels sont nombreux en Amérique du Nord. Répéter devant un public ne me dérange pas. Je sais seulement par expérience qu'il faudra se montrer assez créatif afin que cela constitue une incitation à ce que les gens achètent leurs billets plus tôt ou fréquentent la salle plus régulièrement. Nos sociétés nous inondent de tant de choix culturels ou artistiques qu'il devient nécessaire de proposer au public quelque chose de spécial. Je crois que ce type d'événement nous relie d'une certaine façon à l'opéra d'avant le XXe siècle. Il n'était alors pas soutenu par les nations comme aujourd'hui et devait séduire pour exister.
Ceci étant, nous autres artistes aimons bien garder nos secrets et préférons ne pas montrer notre travail. Je préfère garder pour moi ce processus tout en étant conscient que cela intéresse beaucoup les gens. Ma fois, si cela incite le public à découvrir l'opéra d'une façon plus profonde…
Emily Hamper : Pour ma part, à chaque fois que j'ai participé à une répétition devant un public, elle devient un spectacle et c'est au metteur en scène de devenir en quelque sorte l'animateur. L'interprète, lui, ne se sent pas libre d'expérimenter et se situe plus dans le jeu de comédien. En revanche, j'ignore si le public qui assiste ainsi à une séance de travail peut avoir conscience que sa présence change la donne pour les artistes. Ce n'est en tout cas pas un contexte idéal pour aborder une scène sur laquelle on n'a pas encore travaillé.
Phillip Addis : En juin dernier, à Rome, j'ai fait l'expérience de débuter une nouvelle scène devant un public et c'était infiniment inconfortable. Il s'agissait du petit opéra de Britten, Curlew River, que nous devions chanter dans une église. Nous avions besoin de l'espace pour répéter mais il s'agissait d'un haut lieu touristique, et l'accès n'était pas fermé au public. Les touristes se sont retrouvés autour de nous, caméras vidéo et appareils photos à la main, et cela m'a fait l'effet d'un coup de projecteur sur quelque chose d'intime qui demande un éclairage discret pour le préserver. Au début, cela nous a paralysés, puis nous avons fait avec en ignorant les gens et sans doute en leur portant moins de respect. Bref, ce n'était pas idéal… J'ajouterai que, pour un interprète, un public qui entre dans une salle est comparable à un interrupteur qu'on bascule : on ne peut plus s'aventurer dans des zones inconnues et dangereuses, et nos choix deviennent moins hardis.
Emily Hamper : En répétition, certains artistes peuvent être tendus lorsqu'ils ne sont pas d'accord entre eux ou avec les choix du metteur en scène, voire même du chef. Cela est tout à fait normal et fait partie de notre quotidien, mais on peut ne pas souhaiter montrer cet aspect du travail à des spectateurs… L'expérience que j'ai des masterclasses est identique : lorsque des élèves assistent au travail d'un autre élève, cela reste entre eux. Dès lors que le public assiste au même travail, cela devient un spectacle et il devient quasi impossible aux élèves de prendre des risques. Or les répétitions et les cours sont justement faits pour cela et pour se livrer à des essais qui ne pourront plus être tentés ensuite devant un public. Mais je sais aussi que le public adore regarder et l'importance de telles initiatives pour un directeur de salle.

 

Phillip Addis (le Comte) et Kelly Kaduce (la Comtesse) dans <i>Les Noces de Figaro</i> au Florida Grand Opera.  Photo Deborah Gray MItchell

Phillip Addis (Belcore) dans <i>L'Élixir d'amour</i> de Donizetti à l'Opéra d'Atlanta en 2009  Photo Tom Wilkerson

Notez-vous des différences entre la sensibilité musicale des publics devant lesquels vous vous produisez ?

Emily Hamper : Une récente expérience à Stratford, au Canada, me fait dire qu'il faut se garder de généraliser. Phillip et moi avons fait un récital dans le cadre d'une série de concerts de musique de chambre. Ce récital était même le premier chant/piano à être proposé dans cette programmation. Pourtant, nous avons appris que la salle était complète. Le public de cette petite ville était tellement engagé et silencieux, qu'à la fin du concert, après les deux rappels, j'étais véritablement bouleversée. J'ai participé à de nombreux concerts dans de petites villes du Canada qui étaient organisés dans de petites salles. Ce public apprécie, bien sûr, mais j'ai la sensation qu'il ne comprend pas toujours totalement ce qu'on essaye de faire.
Phillip Addis : Il est vrai qu'à Stratford ce moment a été exceptionnel. Mais cela n'a pas de rapport avec la taille de la ville. Nous avons joué par le passé dans de grandes villes et dans des salles qui n'étaient pas remplies. Le public était réceptif mais pas très enthousiaste. Dans des villes plus petites, il nous est arrivé de nous produire devant des publics bien plus réceptifs.

Vous chantez au Canada, aux USA, en Europe et au Japon. Le public vous semble-t-il différent en fonction des pays ?

Phillip Addis : Je pense qu'il s'agit plus de différences dans la façon dont un public constitue ce qu'on appelle "la salle". J'ai chanté La Bohème pour 12 représentations et chaque soir le public était un peu différent. À Taipei et au Japon, le public adorait ce que nous lui proposions, mais j'ai trouvé cette même intensité à Cincinnati au mois de mai dernier lorsque le War Requiem de Britten a constitué une expérience transcendantale pour 3.000 personnes.
Emily Hamper : J'ai cependant remarqué qu'en Europe, c'est-à-dire là où s'est écrite l'Histoire de la musique, les gens s'informent davantage sur les manifestations artistiques qui sont à leur disposition. Sur Internet, on trouve très souvent des discussions très pertinentes au sujet des diverses interprétations d'un opéra. Mais ce sont toujours des Européens qui s'expriment, jamais des Américains du Nord. La musique, là-bas, est plutôt considérée comme un divertissement. On peut très bien décider de se rendre à l'opéra sur un coup de tête comme on irait au cinéma. Il n'y a pas plus de nécessité à aller entendre de la musique classique que de faire autre chose de sa soirée. Cela ne veut pas dire que les gens n'apprécient pas, mais le contexte me semble ne pas avoir la même profondeur. Il y aura bien sûr des experts dans le public nord-américain, mais le niveau moyen de connaissances n'est pas le même.

 

Phillip Addis dans <i>Little Women</i> de Mark Adamo à l'Opéra de Calgary en janvier 2010.  Photo Trudie Lee

Stephen Ralls.  D.R.

Très tôt dans votre carrière, vous vous êtes intéressé au récital. Que vous apporte cette forme d'expression ?

Phillip Addis : Au Canada, les pianistes Stephen Ralls et Bruce Ubukata, étaient spécialisés dans l'accompagnement du chant. Ils ont pris leur retraite il y a peu. Stephen était le directeur musical du programme d'opéra à l'université de Toronto à l'époque où j'y étudiais, et son influence a été énorme. Il invitait les jeunes chanteurs aux récitals et aux concerts qu'il programmait. Cela constituait à l'époque une grande part de la formation des chanteurs et donnait la chance d'essayer cette forme d'expression musicale. C'est de là que vient mon affinité avec le récital. Je le vois comme une forme concentrée qui me plaît et j'aime beaucoup raconter des histoires ou créer des atmosphères. Lorsqu'on chante une mélodie, le climat doit être mis en place immédiatement et c'est un défi que j'apprécie. Un programme de récital permet aussi d'explorer une grande variété d'expressions musicales, ce qui est impossible dans le cadre d'un seul rôle d'opéra. La direction choisie dépend entièrement de l'œuvre mais, globalement, le récital chant/piano permet de chercher dans le détail et de façon plus fine.

Pour vous, Emily Hamper, qui êtes pianiste accompagnatrice, le texte revêt-il la même importance ?

Emily Hamper : Je ne peux pas commencer à travailler la partie piano d'une mélodie sans en avoir au préalable étudié le texte. J'aime ce défi qui consiste à raconter une histoire non-linéaire. Dans un opéra, le plus souvent, la trame dramatique se déroule du début à la fin de l'œuvre. En récital, les textes peuvent être confiés à des poètes ou des écrivains qui apportent une matière différente. Le texte a moins ce rôle fonctionnel et narratif.

En récital, l'exposition des interprètes est également très différente. Le spectateur peut vous détailler, la salle reste éclairée… Est-ce facile à gérer ?

Phillip Addis : Non, et je me sens plus nerveux en récital qu'à l'opéra. Il peut m'arriver de me sentir pus libre, mais il faut alors des conditions assez exceptionnelles. La variété musicale et linguistique représente un peu plus de travail à gérer. Le changement de style représente une autre difficulté, comme commencer par Hugo Wolf et poursuivre avec Benjamin Britten ! Je crois que, globalement, le récital se présente comme un défi. Il ne faut pas non plus oublier qu'on répète généralement un opéra pendant un mois, au point de créer un certain confort… Quant à la salle éclairée qui permet aux gens de lire les textes mais aussi aux artistes de voir les spectateurs, je n'ai pas de problème avec ça. Mais il arrive toujours un moment au cours du récital, où je prends conscience que tous ces yeux me regardent… On entend aussi parfois des gens qui ronflent !
Emily Hamper : À l'opéra, les petites erreurs font partie de l'acceptable et on les remarque peu. Je crains que dans le cadre d'un récital, un petit accident de parcours soit forcément plus évident…

 

<i>Cosi fan tutte</i> à l'Opéra d'Atlanta. De gauche à droite : Matthew Plenk (Ferrando), Jason Hardy (Don Alfonso) et Phillip Addis (Guglielmo).  Photo Tim Wilkerson

 

Phillip Addis.  Photo Kristin Hoebermann

Pensez-vous que l'opéra mis en scène et la sobriété du récital s'enrichissent mutuellement ?

Phillip Addis : Opéra et récital se nourrissent l'un l'autre. Pour moi, ils sont complémentaires et l'opéra bénéficie autant de la pratique du récital que le récital s'alimente de l'expérience de l'opéra. Parfois, un élément ténu rencontré lors d'un spectacle va se conjuguer bien plus tard à ce que j'explore en récital. Je pense que des changements peuvent se faire en moi de façon inconsciente dans le cours d'un récital et ils viendront ensuite enrichir la façon dont j'aborde un rôle à l'opéra. Il est très difficile de préciser avec des mots ce processus d'enrichissement que, pourtant, je sens.
Emily Hamper : J'ajouterai que cela dépend vraiment des chanteurs. Un chanteur qui interprète l'opéra, centré sur sa voix et sur lui, les yeux braqués sur le chef d'orchestre et peu enclin à réaliser les désirs du metteur en scène, fera sans doute une prestation assez plate. Le même artiste, en récital, sera également plat tant la connexion au texte et à l'expression sera faible.

Avant de commencer les répétitions de Pelléas et Mélisande, vous allez retrouver l'Amphithéâtre Bastille pour un récital chant et piano le 11 janvier. Quel programme allez-vous proposer ?

Emily Hamper : Nous débuterons par les Abendbilder de Hugo Wolf. Ce sont des petites pièces très pastorales, très mélodiques et agréables. La partie de piano est chargée de couleurs au point qu'elle me donne l'impression d'une réduction d'orchestre. C'est une pièce de jeunesse de Wolf. Peut-être a-t-il pensé à l'orchestre quand il l'a composée. Ces Abendbilder sont aussi très rares dans la mesure où elles ne sont pas éditées. Nous les avons trouvées dans une bibliothèque d'université près de Toronto qui possédait les œuvres complètes de Wolf.
Phillip Addis : Ces mélodies de Wolf sont très lyriques et sont parfaites pour commencer. Non que ce soit de la musique placée en ouverture pour permettre à la voix de se réchauffer. Je ne suis du reste pas d'accord avec ce concept même si un bon nombre de récitals sont composés de cette façon. Je tiens à ce que nous proposons soit intéressant dès le départ. Abendbilder est construit sur trois mélodies qui s'interprètent sans pause. Nous enchaînerons avec les Songs and Proverbs of William Blake de Britten.
Emily Hamper : Cette œuvre est si exigeante pour nous deux que l'entracte qui suit sera idéal pour nous, comme pour le public.
Phillip Addis : Nous débuterons la seconde partie par le cycle de Poulenc La Fraîcheur et le feu. Là encore, ces mélodies sont rarement interprétées. Nous avions pensé au départ proposer un autre cycle de Poulenc - Le Travail du peintre - mais Christophe Ghristi nous a dissuadés de le préparer car il le trouve moins intéressant que le précédent cycle, ce en quoi nous lui donnons raison.
Emily Hamper : Dès les premières mesures de Rayon des yeux, on plonge véritablement dans La Fraîcheur et le feu. Certains moments sont très spéciaux, d'une musicalité absolue et quasi cristalline. Au début, j'étais un peu sceptique par rapport à ce cycle mais, maintenant, je l'adore. C'est une œuvre de génie !

Vous proposez ensuite Waypoints d'Erik Ross. Comment avez-vous collaboré avec le compositeur pour cette création ?

Emily Hamper : ÀLe compositeur canadien Erik Ross.  D.R. Toronto, je discutais avec un collègue qui venait de programmer une série de récitals, la plupart basée sur des créations canadiennes. Je me suis alors demandée pourquoi nous ne donnerions pas une chance à un compositeur canadien à l'occasion de notre concert parisien. Phillip était d'accord sur le principe et j'ai fait appel à Erik Ross car, avant toute chose, j'aime sa musique. Il a une formation de pianiste classique et compose au piano et non à l'ordinateur. Cela fait une très grande différence à mes yeux car sa musique est jouable. De plus, elle a du sens autant qu'elle est expressive.
Phillip Addis : Nous nous sommes ensuite posé la question du texte. Très tôt dans le processus nous avons choisi de nous orienter vers de la poésie canadienne contemporaine. Je tenais à ce que le texte soit en anglais car c'est ma langue maternelle. C'était également plus facile pour le compositeur qui est anglophone. J'ai ainsi lu des centaines de poèmes écrits par des douzaines d'auteurs canadiens et je me suis arrêté sur ceux de Zachariah Wells. Ces poèmes traitaient de thèmes en lien avec la nature et nous avons pensé un moment faire une sorte de bestiaire. Nous avons abandonné cette idée mais nous étions attachés à cette manière d'utiliser la langue. Je l'ai alors contacté par le biais de son site Web. Très rapidement il m'a répondu qu'il était très honoré par cette proposition et qu'il acceptait avec joie de nous confier des textes. On ne lui avait jamais adressé une telle demande, et il nous a envoyé l'intégralité de son œuvre en PDF, y compris même le fichier de la maquette de son dernier recueil non encore publié afin que nous puissions lire ses poèmes les plus récents. De son côté, Erik avait également lu les poèmes et fait une sélection de cinq textes…
Le poète canadien Zachariah Wells.  D.R.De façon incroyable, ces textes se sont trouvé être à peu près les mêmes que ceux que j'avais choisis ! Erik s'est mis au travail et a composé trois mélodies. Nous avons cherché un soutien financier et nous avons pu bénéficier d'aides émanant entièrement de donateurs privés car nous étions hors délais pour pouvoir bénéficier de subventions canadiennes. Depuis, Erik Ross a composé une quatrième mélodie que nous venons de recevoir et qu'il nous offre. Elle deviendra la première du cycle à l'occasion de notre récital à Montréal le 11 mai prochain.
Emily Hamper : Zachariah Wells arrive demain à Paris pour assister au récital à l'Amphithéâtre Bastille. Nous ne l'avons du reste pas encore rencontré. Pour le moment, nous nous sommes contentés de Facebook et des e-mails…
Nous finirons par deux lieder plutôt légers de Korngold : Liebesbriefchen et Das Ständchen. Ils sont très mélodiques sans pour autant être banals. Nous commencerons et finirons donc en allemand ce programme qui, nous l'espérons, ne sera pas trop surprenant pour le public, car la plupart des pièces sont bien peu jouées… Entre-nous, maintenant, on comprend pourquoi !
Phillip Addis : Il est vrai que ce récital constitue un véritable défi et qu'il nous a parfois donné des migraines en raison de la densité de ces œuvres qui, physiquement, sont aussi particulièrement exigeantes.

Phillip Addis, quelles sont dans l'absolu les qualités idéales que vous attendez d'un pianiste qui vous accompagne ?

Phillip Addis : Sur le plan musical, j'apprécie une certaine clarté et que la structure ressorte suffisamment. Mais ce sont des qualités que, plus généralement, j'attends des musiciens. Il est plus facile pour moi de trouver une osmose avec des pianistes assez précis dans leur approche de l'œuvre et dans la manière dont ils l'interprètent. Je suis attaché aux détails et j'aime chercher pour avancer dans la direction d'un idéal musical qui varie en fonction de l'œuvre. Pour moi, le pianiste idéal est celui qui est partant pour travailler avec cette profondeur. Il doit sans doute être un peu perfectionniste et même peut-être plus que moi dans la mesure où je n'ai pas toujours conscience de mes défauts. C'est alors rassurant de pouvoir compter sur une collaboration qui me permet de m'améliorer. De toute façon, je progresse davantage lorsque je travaille avec une autre personne que lorsque j'étudie seul… Lorsque je chante en récital, j'apprécie généralement la sonorité d'un piano équilibré avec une chaleur qui reste maîtrisée. Mais je ne peux pas, à proprement parler, dire qu'il s'agit d'une sonorité "préférée". Avant tout, je souhaite que le piano que l'on trouve en arrivant ne soit pas source de problèmes pour le pianiste afin qu'il se sente libre de s'exprimer. De nombreux instruments sont assez atroces. Or si le piano est l'élément le plus faible lors du concert, tout s'organise autour de cette faiblesse.

Emily Hamper, en tant qu'accompagnatrice de chanteurs, quelles qualités attendez-vous chez un interprète ?

Emily Hamper.  D.R.

Emily Hamper : Dans le cadre d'un récital piano/chant, j'attends que le chanteur comprenne le texte qu'il chante, après l'avoir traduit au besoin, afin qu'il soit en mesure de l'interpréter avec l'honnêteté que lui permet justement cette compréhension de la langue quelle qu'elle soit. Je me permets de revenir sur ce sujet que nous avons abordé, mais il est indispensable qu'une fusion s'opère entre le texte et la musique. Lorsque j'accompagne, j'accompagne en réalité le texte tel qu'il est utilisé par le compositeur. Si le chanteur ne peut apporter d'idées interprétatives ou de couleurs, j'ai moins à faire en tant qu'accompagnatrice, mais beaucoup plus à donner pour le rendre l'interprète intéressant et le hisser au niveau voulu. Si un pianiste veut être satisfait d'un récital dans lequel il accompagne un chanteur qui ne donne pas grand-chose, c'est le plus souvent lui qui se chargera des nuances et des couleurs à la place du chanteur. En définitive, c'est lui qui créera un intérêt, et je peux vous dire que c'est épuisant ! Lorsqu'un chanteur a l'habitude de chanter en plusieurs langues, de travailler avec un coach et avec des chefs d'orchestre, il se situe à un tout autre niveau. Lorsqu'il arrive à la première répétition, le travail est déjà en place… Bien sûr, les qualités musicales sont primordiales car elles seules permettent l'interprétation basée sur la compréhension du texte. La précision du chanteur est également très importante pour moi car, s'il faut souvent sauter une mesure pour le suivre et passer son temps à le rattraper à côté d'un tourneur de pages qui ne sait plus quoi faire, cela devient stressant et on ne se situe plus dans le respect dû à la musique. De plus, cela brise le lien entre le chanteur et le pianiste alors que la relation et la responsabilité doivent être complètement égales. À une certaine époque, il était courant pour le pianiste accompagnateur de créer les couleurs et les nuances pour les chanteurs qui étaient incapables de les produire. Je crois que c'est dans les années quatre-vingt qu'on a commencé à exiger des chanteurs qu'ils soient aussi de bons musiciens, de bons interprètes et qu'on puisse avoir confiance en eux. J'ai accompagné de nombreux chanteurs de tous niveaux et je peux vous assurer que, bien souvent, je ne m'explique pas leur choix de musiques car ils n'ont aucune relation avec ce qu'ils chantent. La question de base qui se pose alors est : pourquoi faire du récital et ne pas se contenter de l'opéra ? En outre, un bon musicien ne chantera pas toujours de la même façon d'un récital à l'autre. Mais il conservera ce rapport tissé avec l'œuvre. Lorsqu'il possède bien une œuvre, cela lui permet d'accéder à une certaine liberté d'interprétation.

 

Phillip Addis interprète Roderick Usher dans <i>La Chute de la maison Usher</i> de Debussy en novembre 2009 à l'Opéra Français de New York.  Photo Junenoire Mitchell

Phillip Addis, vous vous trouvez à un stade de votre carrière où vous débutez dans de nombreux rôles. Vers quelles œuvres souhaitez-vous vous diriger dans les prochaines années ?

Phillip Addis (Jaufré Rudel) et Rachel Harnisch (Clémence) dans <i>L'Amour de loin</i> de Kaija Saariaho en 2010.  Photo Annemie Augustijns

Phillip Addis : Il y a deux opéras que j'ai toujours considérés comme faits pour ma voix : Le Barbier de Séville de Rossini et Billy Budd de Britten. J'espère avoir l'occasion de les chanter… Je n'ai pas beaucoup chanté Papageno et j'aimerais reprendre ce rôle que je n'ai pas interprété depuis le début de ma carrière. D'autres rôles lyriques pourraient aussi très bien convenir à ma voix. Je ne pense pas que mon répertoire évoluera beaucoup dans les prochaines années. Si ma voix devient un peu plus mûre, je n'ai pas vraiment l'intention de chanter des œuvres que je ne devrais pas aborder. Par exemple, si je m'orientais vers le bel canto, je pense que je n'irais pas très loin. Certains rôles me conviennent cependant parfaitement, comme le sergent Belcore dans L'Élixir d'amour de Donizetti. Mais je préfère avancer pas à pas, avec prudence. Il se trouve que j'ai chanté davantage de rôles rares que les personnages de base correspondant à ma voix : Roderick Usher dans La Chute de la maison Usher de Debussy ou Le Vampire de Marschner, une œuvre que je trouve par ailleurs assez bancale. En définitive, j'ai souvent chanté une seule fois de nombreux rôles et j'aimerais beaucoup les reprendre afin de justifier le travail que j'ai investi dans l'apprentissage qui était nécessaire. C'est le cas de L'Amour de loin de Kaija Saariaho, et de Colombe de Jean-Michel Damase. J'ai vraiment aimé travailler ces œuvres, mais elles sont si peu représentées que je ne sais trop si j'aurai l'occasion de les chanter à nouveau. Je n'ai pas encore chanté Valentin ni Lescaut, celui de Massenet et celui de Puccini. Je sais qu'il me faut être patient. Ceci étant, si je chante chaque saison Pelléas et le Comte des Noces de Mozart, je ne serai pas malheureux car ces rôles m'apportent infiniment à chaque reprise…



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 8 janvier 2014

Pour en savoir plus sur Phillip Addis :
http://www.phillipaddis.com

Pour en savoir plus sur Emily Hamper :
http://www.emilyhamper.com/

 

 

 

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Pelléas et Mélisande - Opéra Comique

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