Tutti-magazine : Comment est née votre vocation de chanteuse lyrique ?
Kristin Lewis : Pour répondre honnêtement à votre question, je me dois d'être sincère et de dire que je n'ai jamais choisi l'opéra, mais que l'opéra m'a choisie ! Je crois que chacun de nous vient au monde avec un certain nombre de dons et de qualités. Il est de notre responsabilité de trouver en nous ces talents et de les élever avec tout notre soin. Ma mère était musicienne et, dans ma jeunesse, j'étais toujours entourée de musique. Ma sœur et moi avons appris le chant et le piano. Lorsque je suis entrée à l'université, continuer à travailler la musique allait de soi. J'ai débuté les cours de chant pour le plaisir et j'ai été surprise de découvrir que ma voix était davantage faite pour l'opéra que pour d'autres expressions. J'aimais chanter et lorsque l'opéra s'est imposé comme ce qui me convenait le mieux, j'ai senti que ce choix ne m'appartenait pas mais qu'il s'imposait à moi.
Vous êtes native de Little Rock dans l'Arkansas où vous avez commencé à travailler votre voix. Puis vous avez poursuivi vos études de chant à l'Université du Tennessee avant de partir pour Vienne. Que s'est-il passé à ce moment ?
Mon professeur de chant est la soprano américaine Carol Byers. Il se trouve qu'elle est installée à Vienne et je l'ai suivie. Je l'ai rencontrée alors que j'étudiais à l'université du Tenessee et nous avons commencé à travailler ensemble à ce moment. Après avoir obtenu mon master, j'ai pris la décision de me rendre à Vienne afin de poursuivre de façon intensive ce que j'avais commencé à apprendre avec elle durant un an. Pendant cette période, j'ai pu participer à des concours, passer quelques auditions et ainsi commencer à travailler en Europe. Cela m'a poussée à m'installer à Vienne. C'était la bonne décision à prendre.
Quand avez-vous découvert que votre voix était faite pour les rôles de soprano spinto ?
Je ne peux pas plus prétendre que j'ai choisi une telle orientation. Lorsque j'ai commencé à vraiment étudier les rôles, il est apparu que ma voix était plus grande que celle d'une soprano lyrique ou qu'une voix destinée à chanter les rôles de soubrettes. Puis, j'ai progressé en abordant divers compositeurs jusqu'au moment où il est apparu clairement que j'étais faite pour chanter Verdi, ce genre de répertoire et ce type de style. Ce n'était pas non plus un choix, mais bien davantage une découverte de l'aptitude naturelle de mon instrument.
La voix de soprano spinto impose-t-elle certaines exigences de travail spécifiques ?
Je crois que la chose essentielle est d'utiliser sa voix le plus sainement possible. Si l'on travaille correctement au regard des spécificités de sa voix, cela profite parallèlement à son développement. Alors, je ne dirais pas que je m'exerce différemment en fonction de ma voix mais je m'efforce toujours de travailler en la respectant.
Lorsque vous enchaînez un rôle de Verdi avec Donna Anna dans Don Giovanni de Mozart, vous faut-il respecter une période de transition ?
Oui, bien sûr. Idéalement, après avoir chanté un rôle quel qu'il soit, il est nécessaire de se reposer avant de se consacrer à un autre, même si on dit qu'il y a une corrélation entre la musique de Verdi et celle de Mozart. Quelques jours sont nécessaires pour aborder un autre compositeur et changer de style. Bien entendu, j'essaye toujours de ménager ces pauses entre deux productions, mais ce n'est pas toujours possible en raison des engagements.
Vous avez déjà chanté Aida dans plusieurs productions. Êtes-vous inspirée par d'autres sopranos ?
Tant de chanteuses m'inspirent en fonction des rôles… Je suis également admirative devant certaines productions que j'ai vues ou certains enregistrements que j'écoute. Regarder ces chanteuses et étudier les témoignages qu'elles ont laissés est une source d'inspiration qui me motive à devenir une meilleure artiste et, plus précisément, une meilleure interprète.
Vous allez chanter le Requiem* de Verdi à l'Opéra Bastille sous la direction de Philippe Jordan. Comment se déroulent vos répétitions ?
Tout se déroule d'une façon merveilleuse pour mes débuts à l'Opéra Bastille. C'est un tel honneur de pouvoir chanter dans cette maison d'opéra si prestigieuse ! C'est un des plus grands opéras du monde et travailler avec un chef d'orchestre comme Philippe Jordan, apprendre de lui, et pouvoir chanter avec Violeta Urmana, Piotr Beczala et Ildar Abdrazakov est un plaisir immense. De plus, je me sens également soutenue par l'orchestre et les chœurs de telle façon que je suis ravie au-delà des mots de participer à un tel projet.
* Ce Requiem a été enregistré et doit sortir chez EMI/Virgin Classics le 4 novembre 2013.
Comment concevez-vous votre partie de soprano dans le Requiem ?
Le Requiem de Verdi est une œuvre à la beauté extrême mais à la difficulté trompeuse car tout paraît simple alors que la partition entraîne la soprano dans des sphères périlleuses. Il est donc très important de veiller aux transitions entre les registres. Verdi a utilisé dans son Requiem la totalité de l'étendue de la voix de soprano. C'est à la fois motivant mais c'est aussi un challenge. Quoi qu'il en soit, m'approcher du Requiem de Verdi n'est pas une chose que je prends à la légère et la préparation demande beaucoup de soin.
L'aspect dramatique de ce Requiem éveille-t-il quelque chose en vous ?
Absolument, et le Requiem de Verdi est sans doute un des requiems les plus dramatiques, et c'est aussi celui que je préfère car il véhicule un grand nombre d'émotions intenses qui dépassent de beaucoup la notion de "beau son". On trouve dans cette œuvre à la fois le désespoir le plus mystique et profond, la notion de ce qu'est rester en paix, certaines personnes voient de la colère dans le Libera me, sans parler de celle de Dieu dans le Die irae. L'œuvre dépeint également la recherche de l'âme qui ne sait où se diriger. Tant d'émotions très différentes sont véhiculées par cette pièce que chacun doit pouvoir trouver le moyen par lequel il s'y trouve relié. Je crois que c'est justement là que réside une partie du génie de Verdi car il a compris comment traverser les émotions superficielles pour accéder au plus profond de l'être et nous toucher. Il est impossible de ne rien ressentir en écoutant son Requiem. Pour cette raison, il exige que l'on aille au-delà des choses et demande aux interprètes de véhiculer ce qui pourra toucher ceux qui les écoutent.
Votre répertoire comprend de nombreuses œuvres de concert. Sur le plan de l'interprétation vocale, cela fait-il pour vous une différence avec vos rôles scéniques ?
Il y a un certain nombre de similarités entre ces deux modes d'expression, mais il y a aussi des différences. L'opéra entraîne de considérer plus d'éléments car vous interprétez un personnage. En ce qui me concerne, je me prépare à véhiculer l'émotion propre au personnage, ce qui demande une introspection pour trouver le lien qui me relie à lui. L'opéra demande aussi d'être attentif à une mise en scène, aux autres chanteurs et au chef d'orchestre. Mais il vous apporte aussi le bénéfice d'une scène qui a entièrement été créée pour vous. Vous n'avez alors nul besoin d'imaginer quoi que ce soit et vous plongez dans la scène car l'idéal n'est pas de "jouer" mais de devenir le personnage que vous chantez. Sur scène, le décor, les costumes et les autres chanteurs, qui sont aussi impliqués que vous, permettent cette immersion dans une histoire et dans une époque. Contrairement au concert, tout cela doit être pris en compte et, bien sûr, vous devez chanter le mieux possible !
Aimez-vous être dirigée sur une scène, jouer la comédie ?
J'adore cela et je me réjouis de travailler avec des chefs d'orchestre et des metteurs en scène différents car chacun possède sa propre interprétation d'une œuvre, et il y a toujours quelque chose à apprendre sur une nouvelle production. Je ne suis jamais autant stimulée que lorsqu’un metteur en scène cherche à obtenir quelque chose de moi et me donne matière à réfléchir afin que je puisse aller plus profondément à la recherche de mon personnage.
Vous avez déjà chanté le rôle d'Amelia, entre autres, à Parme et Modène. À Orange, vous serez mise en scène par Jean-Claude Auvray. Ce sera donc une nouvelle expérience pour votre approche d'Amelia. Comment vivez-vous les successions de productions d'un même opéra ?
J'ai déjà chanté plusieurs fois Un Bal masqué mais je suis impatiente de travailler à Orange car je sais que chaque metteur en scène à des idées nouvelles, comme chaque chef d'orchestre à une conception musicale différente du même opéra. Je n'ai jamais chanté Amelia dans la même production ni avec les mêmes personnes, et cela me pousse toujours à trouver en moi des éléments différents dont je n'avais pas conscience auparavant. Les personnages sont assez complexes, et en particulier les héroïnes de Verdi. Alors, discuter autour d'approches différentes et d'idées nouvelles est toujours à la fois plaisant et intéressant. À la fin d'une production je sens que je suis parvenue à une certaine compréhension du rôle que j'ai chanté et, lorsque je reprends ce rôle dans une autre production, cela me permet de découvrir d'autres strates de ce personnage. Parfois une strate est remplacée par une nouvelle, plus intéressante, parfois les approches s'additionnent au niveau de ma sensibilité. Je sens parfaitement que plus je passe de temps avec un personnage, plus je trouve d'axes différents d'interprétation.
J'ai récemment chanté pour la première fois Élisabeth dans Don Carlo, qui est depuis toujours mon opéra préféré, en tout cas l'opéra de Verdi que je préfère. Interpréter ce rôle a été un plaisir tel que j'imagine déjà le bonheur que je ressentirai lorsque je le chanterai à nouveau avec un autre chef, dans une autre mise en scène, et que cela me permettra d'aller plus en profondeur dans cette œuvre et ce personnage que j'adore.
Cet été vous ferez vos débuts aux Chorégies d'Orange dans Un Bal masqué de Verdi. Vous avez déjà chanté Aida à Vérone. Chanter en plein air représente-t-il une difficulté supplémentaire ?
Je ne dirais pas que c'est plus difficile mais qu'il est important de s'adapter à la situation. J'ai également chanté en extérieur à Massada, en Israël, sous un climat totalement différent. Je crois que, dans ce genre de configuration, il faut savoir s'habituer à l'environnement et le comprendre mais cela ne constitue pas un challenge. Par exemple, aux Arènes de Vérone, en raison de l'architecture, je me souviens qu'un soir, le vent formait des espèces de tourbillons qui me fouettaient le visage lorsque je chantais… Il est nécessaire d'accepter la situation telle qu'elle se présente. Lorsque j'ai chanté à Massada, c'était dans le désert et l'atmosphère était particulièrement sèche. Il y avait aussi du vent mais il était chaud et sec, ce qui était très différent des Arènes. Mais dans les deux cas, j'étais tellement entrée dans le personnage que j'étais bien consciente de ce qui se passait mais cela ne me perturbait pas. Je me souviens, à Massada, avoir imaginé que ce vent chaud me transportait en Égypte et que cela apportait même de l'authenticité à la scène. D'autant que dans cette production, avant l'Acte III, je me déplaçais sur un chameau à la recherche de Radamès. Le vent ajoutait de la crédibilité aux sensations que j'éprouvais… Je ne sais pas à quoi je dois m'attendre à Orange…
Pour revenir à Un Bal masqué que vous avez déjà chanté à plusieurs reprises, quelle est votre approche du personnage d'Amelia ?
Amelia est une femme tourmentée, sous-estimée, prisonnière de son devoir et amoureuse d'un homme qu'elle ne devrait pas aimer. Pour moi, même si cela peut paraître un peu stupide, je suis persuadée que sa démarche est honnête quand elle tente de se débarrasser de sa passion coupable en allant trouver une sorcière. Elle n'a aucune intention de blesser son mari. Amelia est au centre d'une situation rendue impossible par des émotions qu'elle ne peut pas contrôler. Sa pensée lui dicte ce qu'elle doit faire mais son cœur ne lui obéit pas et la guide dans une direction différente. Mais s'il y a une chose assez admirable chez elle, c'est son aptitude à ne pas se laisser anéantir par ce qu'elle vit et à ne pas renoncer à se battre. En dépit de son courage, elle se retrouve face à des situations cruelles qui s'enchaînent jusqu'à la toute fin de l'opéra. Bref, tout cela ne représente pas une situation idéale, n'est ce pas ? Ceci dit, je trouve chez toutes les héroïnes de Verdi un aspect, une émotion, auquels je peux m'identifier et qui me renvoie à des sensations connues. C'est également pour cette raison que j'aime tant Verdi. La plupart de ces femmes sont fortes et, même si elles ne prennent pas les bonnes décisions, elles font preuve de conviction, ce qui nous renvoie à notre société actuelle qui compte un grand nombre de femmes fortes.
Comment envisagez-vous Amelia sur le plan de l'interprétation vocale ?
Ce serait une erreur de considérer que ce rôle est entièrement dramatique car il n'est pas que cela, et il est même bien plus riche. La voix doit pouvoir exprimer à la fois les aspects dramatiques et les aspects lyriques de l'écriture. C'est également un rôle particulièrement expressif, à la mesure des sentiments complexes qui habitent Amelia. Alors, pour l'interpréter correctement, il est fondamental de bien comprendre qu'il ne s'agit ni de se focaliser sur un chant dramatique ou lyrique mais de se concentrer sur l'émotion. Verdi fait chanter à Amelia de pures émotions et je pense qu'elles sont les plus importantes à faire passer. Je n'ai jamais perdu cela de vue lorsque j'ai préparé ce rôle.
Pensez-vous un jour travailler le répertoire français ?
J'ai déjà chanté Micaëla dans Carmen et j'ai beaucoup aimé chanter en français, mais mon français n'est pas fluide et je considère que je n'ai pas à chanter dans une langue que je ne parle pas parfaitement et que je ne comprends pas car je ne serais pas capable d'en reproduire toutes les nuances. Si je devais m'immerger dans le répertoire français, je me ferais tout d'abord l'obligation de parler français de façon convaincante. Non seulement, je me sentirais plus à l'aise mais je pense aussi que le public français apprécierait de m'entendre chanter un rôle français avec un bon accent afin de pouvoir se focaliser sur mon interprétation et non sur mes défauts de prononciation. Je comprends du reste cela parfaitement car la moindre des choses est de montrer que l'on est en phase avec une culture et une langue pour s'exprimer dans cette langue. C'est la raison pour laquelle, je n'ai pas davantage chanté en français.
Lorsque j'ai interprété Micaëla, j'ai beaucoup travaillé avec des coaches vocaux, et d'une façon très méticuleuse, car je tenais vraiment à pouvoir être comprise par un Français. Mais sans parler votre langue, cela a vraiment représenté un gros travail. Le chef qui dirigeait Carmen était français et il a été adorable en me rassurant à un point que vous ne pouvez pas imaginer lorsqu'il m'a assuré qu'il me comprenait. Au moins cela prouvait que mon acharnement à bien parler français était payant !
Quels sont les rôles que vous préparez pour les années à venir ?
Dans un proche avenir je chanterai à nouveau dans Un Bal masqué. Il se pourrait que je participe la saison prochaine à un Ernani, ce dont je suis très impatiente. En m'éloignant un peu de Verdi, j'aurai l'occasion de chanter dans Pagliacci que je retrouverai aussi avec grand plaisir tant je trouve cette musique particulièrement belle. Je vais également bientôt faire mes débuts en Chine… Pour le futur, je me sens davantage à l'aise avec d'autres rôles de Verdi et j'espère avoir l'occasion d'aborder prochainement de nouveaux opéras.
Vous terminez vos e-mails par une citation du livre Approximations publié en 1922 par Charles Dubois : "Surtout il s'agit à tout moment de sacrifier ce que nous sommes à ce que nous pouvons devenir". Est-ce votre devise ?
Tout à fait car, comme je vous l'ai dit au début de cet entretien, je pense qu'il est de notre devoir de trouver en nous ce pour quoi nous sommes faits et de parvenir à l'exprimer de la meilleure façon qui soit. Pour évoluer dans la vie, il faut accepter d'avancer. Cela veut parfois dire qu'il est nécessaire de laisser derrière nous ce qui nous était nécessaire à un certain moment de notre vie pour accepter ce qui vient. Je crois que cela demande à la fois un courage certain et une conduite correcte car, parfois, nous avançons dans l'inconnu. Mais si nous avons la Foi ou si nous restons honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes sur ce dont nous avons besoin pour continuer, nous avons toutes les chances de parvenir à évoluer. Appréhender la vie avec cette volonté d'avancer, c'est aussi ne pas être déstabilisé lorsqu'on traverse une période de peur ou de doute, et être capable de continuer à approfondir notre propre connaissance de nous-même… Cette citation synthétise ce en quoi je crois. Si je chante l'opéra, c'est parce que je me sens intimement faite pour cela. Bien sûr, il est indispensable de pouvoir compter sur un entourage qui croit en vous, prend soin de vous et vous soutient mais, par-dessus tout, il faut avoir confiance en soi…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 8 juin 2013
Pour en savoir plus sur Kristin Lewis :
www.kristinlewis.de