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Interview de Kasper Holten, metteur en scène et Directeur du ROH

Kasper Holten.  © ROH/Sim Canetty ClarkeLe 12 février 2014, la nouvelle production de Don Giovanni du Royal Opera House de Londres était diffusée en direct dans de nombreuses salles de cinéma. La superbe mise en scène de Kasper Holten, Directeur du ROH, s'affichait ainsi sur grand écran, offrant à un casting de choix la possibilité d'évoluer dans un décor astucieux et complexe d'un potentiel théâtral accompli… Le 3 avril, nous rencontrions Kasper Holten dans son bureau londonien pour évoquer son Don Giovanni dans la perspective de la sortie vidéo annoncée chez Opus Arte…

 

Tutti-magazine : Votre nouvelle production de Don Giovanni a été créée le 1er février 2014 sur la scène du ROH. Quand et comment est né le processus qui a abouti à cette création ?

Kasper Holten : Comme vous le savez, chaque nouvelle production d'opéra demande plusieurs années de développement et je pense avoir commencé à penser à ce Don Giovanni un peu plus de deux ans auparavant, ce qui est particulièrement court. C'est en réalité lorsque j'ai été nommé Directeur du Royal Opera House, en 2011, que nous avons décidé d'envisager un nouveau Don Giovanni. Dès lors, nous avons dû travailler un peu plus rapidement que d'habitude…
Mais ma réflexion personnelle sur Don Giovanni a commencé il y a de très nombreuses années dans la mesure où c'est à l'adolescence que j'ai découvert l'opéra de Mozart. De plus, je l'ai déjà mis en scène à la fois pour le cinéma et pour la scène. J'ai donc déjà beaucoup travaillé sur cette œuvre et développé de nombreuses pistes de réflexion. Lorsque vous vous intéressez à un tel opéra, chaque fois que vous le voyez, chaque fois que vous l'entendez et que vous y travaillez, cela ajoute encore à la maturité de votre perception…
Pour cette nouvelle production, tout a débuté en particulier avec la décoratrice Es Devlin et le chef d'orchestre Nicola Luisotti avec lequel nous avons fait un choix entre les différentes versions de l'opéra. C’est à ce stade que nous avons précisé les idées que nous voulions explorer dans notre Don Giovanni. C'est une pièce qui recèle un certain nombre de pièges qu'il faut déjouer avant-même de réfléchir à l'esthétique visuelle et à l'époque où va se situer l'action. Ces choix sont indispensables avant de se lancer.

 

Kasper Holten et Christopher Maltman sur le tournage du film <i>Juan</i>.

En 2010, vous avez réalisé votre premier film, "Juan", sur le même thème. Quatre ans après, vous présentez cette nouvelle version scénique. Ces deux expressions de Don Giovanni sont-elles liées ?

Oui et non. La plus grande différence est que Juan a été réalisé exclusivement pour le grand écran. Pour ce faire, l'opéra a été fortement raccourci et j'ai tenté d'utiliser un langage véritablement cinématographique, avec une course-poursuite de voitures et d'autres scènes typiques du genre. Dans Juan, j'explorais un Don Giovanni contemporain, un personnage d'aujourd'hui. Or, pour cette mise en scène, j'étais désireux de ne pas reproduire la même chose mais d'essayer une autre forme d'approche. Ceci dit, il existe un lien entre ces deux Don Giovanni car tant ma vision de l'œuvre que la manière dont je conçois les personnages n’est pas fondamentalement différente. Aussi, au-delà des différences entre ces deux expressions, vous reconnaîtrez certaines choses et retrouverez certains traits dans le comportement des personnages. Cela s'explique par le fait qu'un metteur en scène représente une sorte de filtre par lequel le spectateur voit l'œuvre. Si je suis légèrement différent de l'homme que j'étais il y a cinq ans, je reste malgré tout la même personne et ce qui m'intéressait alors persiste.

 

Kasper Holten sur le tournage de son film <i>Juan</i>.

Christopher Maltman était le Don Giovanni de votre film et il viendra chanter ce rôle dans votre nouvelle production lors de sa reprise à la fin de la prochaine saison*. Pensez-vous qu'il sera facile pour lui et pour vous de travailler différemment sur le même personnage ?

Christopher Maltman interprète un Don Giovanni moderne dans <i>Juan</i>.

J'ai autant aimé travailler avec Mariusz Kwiecien pour cette mise en scène que j'ai apprécié travailler avec Christopher Maltman pour le film, mais si Christopher avait été là pour la création scénique, nous aurions sans doute rencontré des difficultés à ne pas retomber dans les discussions que nous avions eues pour le film. C'était donc une bonne chose pour moi de pouvoir rencontrer Mariusz dont l'approche était différente et d'avoir une collaboration neuve sur le sujet avec lui. Je suis cependant certain que ce sera un vrai plaisir que de travailler la saison prochaine sur cette production avec Christopher. Tout se passera bien car nous recommencerons à travailler à un autre niveau. J'ai coupé tant de choses pour le film que nous développerons bien sûr le personnage différemment pour la scène, ce qu'implique la structure différente de l'œuvre.
* Le Don Giovanni de Kasper Holten sera à nouveau à l'affiche du Royal Opera House de Londres du 12 juin au 3 juillet 2015. Plus d'infos ICI


 

Kasper Holten pendant une répétition de <i>Don Giovanni</i>, face à Mariusz Kwiecien (à gauche) et Alex Esposito.

Dans votre production scénique, Alex Esposito interprète le rôle de Leporello. Lorsque nous l'avons rencontré, il nous a confié que sa première vocation était de devenir acteur, puis il est devenu chanteur. Avez-vous trouvé une différence par rapport aux autres chanteurs de la distribution lorsque vous avez travaillé avec lui ?

Alex est une bête de scène vraiment très douée et il reviendra chanter le rôle de Leporello la saison prochaine On sent instantanément chez lui un sens aigu du théâtre. Pour autant, j'ai eu aussi pas mal de chance avec la distribution de Don Giovanni car j'ai pu avoir à ma disposition de nombreux chanteurs à la présence théâtrale très forte, à commencer par Mariusz Kwiecien qui développe aussi un certain instinct vis-à-vis de la scène. Et il en est de même pour Elizabeth Watts qui chantait Zerlina, Malin Byström qui interprétait Donna Anna et Véronique Gens dans le rôle de Donna Elvira. Je ne peux que reconnaître à nouveau ma chance d'avoir disposé de tels talents qui combinent en eux le meilleur de ce que chanteurs et acteurs sont susceptibles d'apporter à un rôle. Ceci dit, travailler avec un acteur ou un chanteur n'est jamais la même chose. Si Alex Esposito était devenu à proprement parler un acteur, il se serait exprimé autrement car, en tant que chanteur, il lui faut respecter le rythme, le phrasé et bien d'autres impératifs.

Pavol Breslik, que vous avez mis en scène dans votre Eugène Onéguine, nous a confié que vous aviez su résoudre un problème de mise en scène auquel il était confronté. Or, de nombreux chanteurs se plaignent de metteurs en scène qui leur demandent d'accomplir sur scène des choses impossibles et qui, finalement, ne les respectent pas. En tant que metteur en scène, qu'en pensez-vous ?

Kasper Holten et Pavol Breslik pendant une répétition d'<i>Eugène Onéguine</i>.En ce qui me concerne, forcer un chanteur à faire quelque chose qui le place dans l'incapacité de donner la meilleure représentation possible, équivaut à me tirer une balle dans le pied. Ni mon Eugène Onéguine ni mon Don Giovanni, ne pourraient remporter de succès si les chanteurs, Pavol ou d'autres, n'étaient pas en position de chanter de la plus belle façon possible et que cela fasse sens. Je n'oublie jamais non plus que lorsque le spectacle est joué, je ne suis plus là et que je ne peux pas plus intervenir sur scène pour contrôler ce qui s'y déroule. Je n'ai pas non plus de télécommande qui me permette de le faire. Or parfois, je le regrette ! Je dois faire confiance en l'aptitude de Mariusz, Pavol et Alex à comprendre ce que je souhaite pour ensuite le rendre sur scène. Dès lors, il est plus important que Pavol communique et parle de son ressenti par rapport à ce que j'essaye de lui faire exprimer que de le forcer à accomplir une action dans laquelle il ne se sent pas bien. C'est de cette façon que nous allons trouver un langage qu'il peut faire sien pour communiquer avec le public. Naturellement, il arrive qu'il faille user de persuasion, mais c'est valable dans les deux sens. Je dois parfois expliquer en quoi ce que je demande est important à mes yeux et persuader un interprète d'accepter d'essayer. Mais cela s'accompagne toujours d'une explication précise de ce que je recherche. Il arrive aussi parfois qu'un chanteur expose le problème qu'il rencontre dans une scène et me demande si je peux aménager ce qui l'ennuie. J'essaye toujours d'être attentif à ce genre de demandes. Par exemple, dans Don Giovanni, Alex Esposito et moi-même avons rencontré un point de désaccord mais, au final, nous avons trouvé une solution qui nous contentait tous les deux et qui avait du sens. Forcer des chanteurs dans un axe, c'est les empêcher de se sentir libres alors qu'ils doivent porter votre vision. Mon rôle est de les rendre bons. Être metteur en scène, c'est en particulier libérer les interprètes, les ouvrir à quelque chose et leur transmettre une énergie. J'aime communiquer avec les chanteurs. De toute façon, nous ne pouvons pas exister les uns sans les autres. Je vois mon rôle un peu comme celui d'un jardinier qui sélectionnerait des graines de fleurs selon ses choix et qui trouverait le bon terrain pour les semer et les faire pousser jusqu'à la floraison. Sans la terre, les graines ne servent à rien, mais sans les graines, rien ne poussera… Pour moi, la plus belle des situations est celle où, parfois, il est devenu impossible de savoir de qui, du chanteur ou du metteur en scène, est venue l'idée. Pavol et Alex sont de parfaits exemples d'interprètes avec lesquels on peut faire croître une idée et qui vous renvoient ce qu'il en résulte. Cela est porté par un courant d'énergie que l'on sent lorsqu'on crée avec des chanteurs, et cet échange avec les artistes est précisément ce que j'aime dans la mise en scène.

 

Malin Byström (Donna Anna), Alex Esposito (Leporello) et Véronique Gens (Donna Elvira) dans <i>Don Giovanni</i> mis en scène par Kasper Holten.  © ROH/Bill Cooper

 

<i>Don Giovanni</i> au ROH de Londres. Décor de Es Devlin.  © ROH/Bill Cooper

Pour Don Giovanni, la décoratrice Es Devlin a conçu une maison en perpétuel mouvement. Les chanteurs solistes et le chœur ont-ils rencontré des difficultés à se familiariser avec ce décor ?

Franchement oui. Ce décor est même assez difficile à pratiquer car la maison tourne sur elle-même, mais ses murs sont également mobiles. De la sorte, lorsque vous pensez savoir où vous vous trouvez, le décor a changé. Je me souviens d'une répétition avec Mariusz, une des premières, où je me suis amusé à ses dépens. À la fin de l'Acte I, qui est particulièrement complexe avec les murs et les portes en mouvement, il devait monter un escalier. Arrivé en haut, il s'est trompé de direction et n'a plus retrouvé son chemin. Tout le monde s'est moqué de lui… Mais, le jour suivant, alors que j'avançais dans le décor, je me suis à mon tour trompé de côté, et tout le monde en a bien ri ! Bref, c'était compliqué, surtout lorsque le chœur intervient et qu'il est alors très important de mettre en avant l'essentiel à montrer au milieu de cette complexité. C'était un pari technique assez fascinant et il nous a fallu pas mal de temps pour maîtriser ce décor. Cela n’a d'ailleurs été rendu possible qu’en raison du fait que sur la scène de répétition, nous pouvions déjà travailler dans le vrai décor avec toutes ses possibilités de mouvements. Sans cela, je crois que nous n'aurions pas pu monter ce spectacle. Trouver son chemin dans ce décor a demandé beaucoup d'énergie à chacun des chanteurs. Du reste, à un moment ou à un autre, il est arrivé à tout le monde de se perdre dans cette maison en mouvement ou de sortir par une mauvaise porte !

 

Gestion des projections numériques du <i>Don Giovanni</i> de Kasper Holten.














Les projections vidéo jouent un rôle très important dans votre mise en scène. Vous êtes-vous intéressé dès le départ à l'esthétique de ces animations ?

Absolument, nous avons travaillé ensemble dès le départ, Es Devlin, le créateur vidéo Luke Halls et moi-même. Nous avons en particulier beaucoup discuté à propos de ces animations qui devaient représenter la géographie de la psychologie de Don Giovanni. D'une certaine façon, le décor nous fait pénétrer dans la pensée du personnage, dans son monde. Alors, bien sûr, il était important que le travail de création vidéo ne soit pas dissocié de mon approche des personnages. Parfois je développe certaines idées par les images vidéo, parfois par le jeu de Mariusz. À certains moments, les images et le jeu d'acteur fonctionnent en contraste, et à d'autres ils progressent dans le même sens. Ce genre de spectacle ne pourrait pas fonctionner si tout n'était pas intégré dans une vision unique, et c'est précisément le rôle du metteur en scène que de se positionner à un niveau où il veille à ce que tout concorde à raconter une seule et même histoire.

 

Impressionnants effets de projection autour de Mariusz Kwiecien dans <i>Don Giovanni</i> mis en scène par Kasper Holten.  © ROH/Bill Cooper

 

Dans une scène de votre film "Juan", le Commandeur et Don Giovanni ont le même visage. Avez-vous été tenté de reproduire cet effet sur scène ?

Christopher Maltman interprète le double rôle de Don Giovanni et du Commandeur dans <i>Juan</i>.

Non, cela m'intéressait dans le film afin d'exprimer l'idée qu'un trait du personnage de Don Giovanni est de se fuir lui-même et que la punition ne vient pas de l'extérieur ou de Dieu mais de cette fuite et de son incapacité à se regarder lui-même. C'est l'axe qu'explore le film. Pour la scène, je voulais montrer que les actions menées par Don Giovanni le mènent à la solitude et à la perte du sens. C'est là que réside la différence. Dans la production scénique, le Commandeur fait partie du décor, comme ces femmes qui traversent le décor et que l'on peut assimiler aux actions passées de Don Giovanni qu'il conserve dans son esprit. Dans cette production, le Commandeur est un fantôme de son imagination, le symbole de sa culpabilité et de sa conscience, alors que dans le film, il s'agissait de lui-même. Dans les deux cas, bien sûr, le Commandeur reste issu de son imagination.

 

Alexander Tsymbalyuk (le Commandeur) et Mariusz Kwiecien dans <i>Don Giovanni</i> mis en scène par Kasper Holten.  © ROH/Bill Cooper

Pour quelle raison le Commandeur de la version scénique porte-t-il une sorte de chemise de nuit ?

Simplement parce qu'au moment où Don Giovanni tue le Commandeur, nous sommes au milieu de la nuit et celui-ci porte une chemise de nuit. La manière dont Don Giovanni se souvient ensuite de lui est liée au moment où il l'a tué et c'est ainsi vêtu qu'il hante son imagination. Toute cette production est d'ailleurs en un sens axée sur le pouvoir de l'imagination, la beauté qu'elle est susceptible de générer, mais aussi, en l'absence de contrôle, la façon dont elle se transforme en un monde qui vous obsède et vous mène à la folie.

À certains moments, les projections vidéo sont très spectaculaires mais, à la fin de la représentation, Don Giovanni se retrouve seul devant sa maison vide, nue… Que voulez-vous exprimer par ce dénuement ?

J'ai essayé de montrer un être qui veut tout posséder, à l'image de notre société qui nous incite à posséder tous les biens existant au monde, qui brûle tout ce qu'il a et termine sa vie avec rien. Don Giovanni craint la perte et cela le mène irrémédiablement au dénuement le plus total. Il meurt seul dans son coin. Nous devrions tous nous sentir concernés par ce qui arrive au personnage car ce magnifique appétit pour la consommation que nous célébrons avec passion peut aussi nous mener à la solitude. Vouloir tout, c'est prendre le risque de se retrouver avec rien.
L'autre aspect que je voulais montrer s'attache à l'idée de l'enfer. Qu'est-ce que l'enfer ? Des gens m'ont demandé pourquoi je n'avais pas utilisé de flammes à la fin de l'opéra ! C'est très simple, si je me réveille en plein milieu de la nuit, je n'ai pas peur du feu mais je suis effrayé par la prise de conscience du néant. Si j'imagine, par exemple, que j'ai étudié le français, que j'ai produit ce Don Giovanni ou que j'ai lu des livres et que, un jour, la notion même de tout cela a disparu pour faire place au vide, cette idée du néant, de la mort ultime, m'effraye véritablement. C'est mon idée de l'enfer que j'ai voulu porter sur scène avec la vision d'un Don Giovanni qui, à l'heure de sa mort, réalise que toutes ses actions, toutes ses idées, et jusqu'au nom même des choses qu'il a connues, ont disparu.

 

Mariusz Kwiecien dans la scène finale de <i>Don Giovanni</i>.  © ROH/Bill Cooper



Tout au long de la préparation de votre Don Giovanni, vous avez enregistré une douzaine de "webisodes" pour le site Internet du ROH. Avez-vous eu connaissance de retombées quant à cette sorte de vitrine sur la progression de votre travail ?

Je sais que des milliers de personnes ont vu ce journal vidéo, et j'ai reçu de nombreuses remarques et questions intéressantes sur Twitter et Facebook. Ce journal était une manière de montrer l'énergie qu'il faut fournir tout au long d'un processus de création qui vous demande de gérer quantité de choses différentes en même temps. Il peut arriver qu'on pense que le metteur en scène est un personnage solide dont le but avoué est de provoquer le public. Cela m'intéressait de montrer que la préparation d'un opéra rend nerveux, génère des doutes et bien des questions à propos de tout. Certaines personnes peuvent penser que le metteur en scène sait. Or créer un opéra c'est quasiment faire de l'alchimie dans la mesure où le metteur en scène ne sait pas précisément ce qui va se produire avant le moment où il est devenu trop tard pour agir. Vous ne pouvez qu'essayer de faire de votre mieux. J'espère que ce journal vidéo donne une idée de la complexité de ce travail.
Par ailleurs, cette démarche s'inscrit dans une volonté de ne pas seulement proposer des produits finis aux spectateurs mais de les familiariser avec toutes les diverses interventions, en particulier celles des artisans qui s'impliquent avec passion, lesquelles permettent d'aboutir à un spectacle. De la même façon, nous présentons des répétitions et divers reportages avant les spectacles qui sont retransmis en direct dans les cinémas. Ce journal vidéo était ni plus ni moins une nouvelle tentative de faire entrer les gens dans notre atelier pour qu'il comprenne le processus de création d'un opéra.

 

Kasper Holten.  © ROH/Sim Canetty Clarke

Dans ce journal vidéo, à la fin de la générale, vous parlez de l'étape où il faut "laisser aller". Quel est votre sentiment lorsque vous n'avez plus d'action sur un spectacle ?

Tout au long de la démarche de création, le metteur en scène contrôle tous les aspects et essaye de faire en sorte que chacun puisse s'exprimer dans son propre territoire. Mais lui-même n'en possède aucun. Certes il gère le jeu théâtral des chanteurs, mais son travail doit se combiner avec celui du chef d'orchestre. Cela signifie que, lorsque tout est réglé, plus personne n'a besoin de lui. Le soir de la première vous encouragez les chanteurs en leur souhaitant "bonne chance" mais, en réalité, ils n'ont plus besoin de vous. Alors il faut les libérer et faire en sorte qu'ils aient confiance en ce qu'ils font. C'est en ce sens que je peux les soutenir. C'est sans doute un peu comme élever un enfant, investir en lui votre énergie, tout votre amour et votre attention pour, au bout du compte, le laisser vivre sa vie. C'est aussi ce qui est beau dans l'opéra : le metteur scène fait en sorte que les artistes soient bons, il inspire leurs actions, puis les laisse vivre leur propre vie… Cet aspect m'a manqué lorsque j'ai tourné mon film. Un tournage offre certes la possibilité de tout contrôler. Lors de la soirée d'ouverture, vous ne savez pas comment le public va réagir mais vous savez pertinemment ce que vous allez voir sur l'écran. Au théâtre, vous ne savez jamais !
Le processus de laisser-aller est effrayant et triste car vous avez la sensation d'y perdre quelque chose de vous. Pendant toute la création, vous avez été très proche des chanteurs, vous avez parlé avec eux d'amour, de mort et d'autres grands sujets. Puis, soudain, cette proximité extrême doit laisser place à la liberté que vous leur donnez. Il y a toujours de la mélancolie dans cette étape… La véritable énergie s'exprime pendant les répétitions. C'est à ce moment que je travaille. Les représentations sont ensuite pour moi ni plus ni moins que des moments de peur.

Pensez-vous d’ores et déjà à apporter des changements à votre Don Giovanni ?

Oui, et tel est toujours le cas quand une de mes productions est reprise. Il est intéressant de voir comment les gens réagissent à ce que vous leur présentez, ce qui fait sens et ce qui ne le fait pas. Un metteur en scène n'a aucun moyen de le savoir par lui-même. Il peut arriver que la compréhension de ce que vous avez voulu montrer échappe au public ou que votre proposition soit trop difficile à capter… Quoi qu'il en soit, pour la reprise de Don Giovanni à la fin de la prochaine saison, de nombreux chanteurs seront différents. Par exemple, Christopher Maltman s'exprime différemment de Mariusz Kwiecien. Le plus important est le cœur de l'interprétation, ce qui doit être dit, mais la manière de le dire change continuellement. Je viens par exemple de monter mon Eugène Onéguine pour Opera Australia et j'ai changé plusieurs choses, en particulier pour les rendre plus claires car je sais maintenant comment le public réagit à ce que je lui ai proposé. Non que je travaille dans le seul but de le satisfaire, mais si ce qui est compris n'est pas ce que je voulais exprimer, il m'est possible de réviser ce que j'avais initialement prévu. C'est d'ailleurs l'aspect le plus intéressant des reprises car elles offrent la possibilité de préciser vos intentions et de faire en sorte qu'elles soient encore plus compréhensibles.

 

Cliquer pour lire la critique de <i>Don Giovanni</i> mis en scène par Kasper Holten au Royal Opera House, édité en Blu-ray par Opus Arte.

Pour Eugène Onéguine édité par Opus Arte, vous avez enregistré un commentaire audio. Pensez-vous faire de même pour Don Giovanni ?

Je ne sais pas encore mais je le ferai volontiers si Opus Arte me le demande. J'ai pris du plaisir à enregistrer celui d'Eugène Onéguine et j'ai apprécié de pouvoir m'exprimer de cette façon. Cela étant, j'ignore si quiconque a écouté l'intégralité de ce commentaire !

[Depuis, Kasper Holten a bien enregistré un commentaire audio pour son Don Giovanni. Il s'agit d'un commentaire à deux voix avec la décoratrice Es Devlin couvrant la totalité de l'opéra. Ce commentaire est disponible sur le DVD et le Blu-ray.]

Intervenez-vous dans le montage vidéo des captations de vos mises en scène ?

Oui et non. Je travaille avec un réalisateur vidéo, Jonathan Haswell, auquel j'accorde une grande confiance. C'est lui qui avait réalisé la captation d'Eugène Onéguine, et je lui ai demandé de réaliser Don Giovanni. Il a assisté à de nombreuses répétitions et nous avons discuté des idées que je voulais exprimer. Mais, en ce qui concerne le montage, je préfère lui laisser la liberté dans la mesure où il a compris mes idées. Si je commence à me mêler de son travail, c'est un peu comme un chanteur dont j'entraverais la liberté de communication. Je préfère de loin choisir quelqu'un en qui j'ai confiance, discuter avec lui autant que nécessaire, et le laisser libre ensuite d'avancer à sa guise.

Vous êtes vous-même réalisateur de film. Avez-vous avec Jonathan Haswell des échanges entre réalisateurs ou bien de metteur en scène à réalisateur ?

Il s'agit d'un spectacle pour la scène et en aucun cas un film. Je pense donc qu'il est préférable que la vidéo montre nettement qu'il s'agit d'un spectacle vivant tout en utilisant les avantages d'un film. Ce serait d'ailleurs une erreur de prétendre qu'il s'agit d'un film. Je reste donc metteur en scène dans mon rapport avec le réalisateur.

 

Kasper Holten sous la verrière du Royal Opera House.  © ROH/Sim Canetty Clarke

Avez-vous un projet de mise en scène pour le ROH, la saison prochaine ?

Oui, ce sera Le Roi Roger de Szymanowski, qui n'a encore jamais été monté sur la scène du Royal Opera House. C'est une œuvre fantastique et ce sera aussi ma première collaboration avec Antonio Pappano. Bien sûr, Mariusz Kwiecien tiendra le rôle-titre. Non seulement c'est un de ses rôles de prédilection, mais il est Polonais !

Souhaitez-vous apporter quelque chose à cet entretien qui va constituer une introduction à votre Don Giovanni en vidéo ?

Je voudrais juste ajouter qu'un spectacle filmé que l'on retrouve ensuite en DVD est différent d'une production à laquelle on assiste dans un théâtre. Jamais vous ne pourrez ressentir devant un écran l'excitation que ressent un public dans une salle de théâtre. En revanche, la diffusion récente de ce Don Giovanni dans les cinémas m'a permis de constater une chose : pendant les répétitions je construis avec beaucoup de minutie les relations et les réactions entre les personnages. Or, sur scène, certaines choses ne peuvent pas être perçues par le spectateur installé dans la salle, alors que, précisément lors d'une diffusion dans les cinémas et en vidéo, tous ces détails sont préservés et peuvent être captées par le spectateur assis devant l'écran. C'est en ce sens que j'apprécie les captations de mes productions. Mais c'est un peu comme voir deux spectacles différents : la première expérience se déroule au théâtre, c'est-à-dire dans le cadre où l'opéra est censé être présenté, et la vidéo vous offre la possibilité de découvrir d'autres strates du même spectacle. C'est particulièrement le cas pour ce Don Giovanni, car tous les chanteurs de la distribution ont nourri leur personnage avec de nombreux aspects. Tous ont apporté une grande richesse de détails et ont réagi avec honnêteté non seulement dans leurs rapports avec les autres mais aussi dans la manière de les écouter. Tout cela devrait se voir en DVD. Je suis du reste très heureux que cette distribution ait été filmée et j'espère que les spectateurs seront sensibles à la précision du travail qui a été accompli pour donner vie à ce Don Giovanni.



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 3 avril 2014

 

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Alex Esposito
Christopher Maltman
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Mariusz Kwiecien
Pavol Breslik
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