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Interview de Joyce El-Khoury, soprano

Joyce El-Khoury.  © Fay FoxNon seulement la soprano Joyce El-Khoury possède une magnifique présence en scène - les photos de cet article en témoignent - mais sa voix véhicule des atouts rares, de ceux qui font les interprètes qui se distinguent des autres. À la faveur d'une ligne de chant remarquablement nuancée mais toujours idéalement soutenue, de sons filés parfaitement maîtrisés et d'attaques d'une douceur infinie, les héroïnes qu'elle incarne prennent vie avec un naturel qui en dit long sur le travail de préparation nécessaire en amont. Nous avons découvert cette jeune artiste à l'Opéra national de Bordeaux dans Les Pêcheurs de perles alors qu'elle abordait le rôle de Leïla pour la première fois, et il nous tarde de la retrouver pour la voir grandir et s'affirmer parmi les plus grandes…

 

Tutti-magazine : Nous nous rencontrons après votre seconde représentation des "Pêcheurs de perles" à l'Opéra national de Bordeaux. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?

Joyce El-Khoury : Lorsque j'aborde un nouveau rôle, je ne sais généralement pas à quoi m'attendre, et c'est ce qui en fait l'intérêt. Le personnage de Leïla est écrit par Bizet comme un rôle bel canto dans la mesure où il exige plusieurs qualités vocales, et cela me convient bien. Je peux également observer que chaque représentation me permet d'évoluer… L'été dernier j'étais venue pour la première fois à Bordeaux à l'occasion de la présentation de la saison, et j'avais chanté l'air de Leïla. Jamais je n'aurais pu imaginer un théâtre à la fois si beau et si intime. Ce lieu m'inspire, en dépit d'une acoustique qui me pousse à rester vigilante sur l'aspect technique du chant… J'avais fait la rencontre de Paul Daniel lors de cette première visite et je suis heureuse de le retrouver pour l'opéra de Bizet. Dans notre collaboration je sais pouvoir lui demander quelque chose, et lui fera de même. On peut vraiment parler de partage d'idées dans une ambiance de qualité car il possède une bonne dose d'humour dont tout le monde profite. Par ailleurs, je me retrouve seule femme au centre d'une distribution masculine que j'adore. Sébastien Droy, David Bizic et Jean-Vincent Blot ont des personnalités à la fois originales et attachantes. Je n'ai pas l'habitude de cette configuration et je dois dire que je suis séduite à la fois par le talent et la passion qui infusent dans notre travail sans que des comportements de divas ou de divos viennent ternir cet environnement chaleureux où le rire tient une belle place. Je crois bien m'être fait des amis pour la vie.

 

Cocktail au Salon Boireau à l'Opéra de Bordeaux : David Bizic, Jean-Vincent Blot, Joyce El-Khoury, Sébastien Droy et Paul Daniel.  D.R.

 

Joyce El-Khoury (Leïla) et Sébastien Droy (Nadir).  © Frédéric Desmesure

Vous êtes habituée à des rôles plus forts que celui de Leïla, sur le plan théâtral. Avez-vous facilement construit votre personnage ?

Dans Les Pêcheurs de perles les personnages vivent une histoire assez simple. Psychologiquement, rien ne justifie une plongée dans des arcanes compliqués. J'ai donc construit Leïla en l'abordant par un travail spécifique visant à chercher son humanité et à exprimer par des sentiments crédibles les émotions qui la traversent. Ensuite, pour traduire ces sentiments par la voix, le processus s'est fait assez naturellement. Si je fais carrière dans le chant c'est parce que j'aime chanter. Non pour l'acte même de chanter, mais pour la communication que le chant rend possible. Cela répond à un besoin impératif ancré en moi. Aussi, dès lors que j'entre dans la peau d'un personnage et que ce personnage pense, cela se traduit instinctivement par une qualité de voix. De même, lorsque je me trouve en studio, je cherche des couleurs qui me permettent de donner vie à un personnage au travers du filtre de la reproduction. Mais, quel que soit le rôle, c'est l'émotion qui prime sur tout.

 

Joyce El-Khoury interprète Leïla dans <i>Les Pêcheurs de perles</i> à l'Opéra de Bordeaux en mai 2017.  © Frédéric Desmesure

Cette recherche est-elle guidée ?

Elle est totalement solitaire. Chez moi, le soir, je réfléchis au personnage sur la base du texte. Je tente aussi d'analyser dans quelle mesure les émotions que je dois jouer se raccordent à mes propres expériences afin de trouver une base que je pourrai développer. Pour Leïla, j'étais déjà familiarisée avec la musique et les couleurs de l'orchestre. Mais tout s'est joué ensuite entre le texte et moi pour aboutir à une incarnation qui se nourrit autant des autres héroïnes d'opéra que j'ai interprétées que de moi-même.

Si l'artiste nourrit le personnage, le personnage nourrit-il aussi l'artiste ?

Oui, bien sûr. J'ai souvent dit que chaque rôle nous apprend quelque chose. Par exemple, Violetta que je chante souvent, nous rappelle que rien n'est plus facile pour l'Homme que de porter un jugement et que ce jugement peut aller jusqu'à tuer l'autre. C'est bien parce que la société juge et n'accepte pas Violetta qu'elle meurt. Je suis persuadée que chaque personnage apporte quelque chose à l'interprète, de même que les mots chantés, la musique et l'opéra présentent à l'interprète le miroir de sa propre vie.

Pour vous qui vous produisez encore peu en France aujourd'hui, trouvez-vous quelque chose de particulier dans la façon de monter un opéra ici ?

À Bordeaux, j'apprécie beaucoup la manière dont l'emploi du temps est construit. Nous travaillons l'après-midi, or les chanteurs n'aiment pas chanter à 10h du matin ! Tout le monde est très poli et attentif, de telle sorte que je me suis sentie très bien entourée. Nous avons commencé les répétitions le 13 avril, et la première des Pêcheurs de perles était le 9 mai, ce qui a été parfait car il s'agissait de prises de rôles, non seulement pour moi, mais pour tous les solistes.

 

Opéra de Bordeaux : Masterclass donnée par Joyce El-Khoury aux élèves du Conservatoire de Bordeaux Jacques Thibaud.  D.R.

Pour la manifestation "Tous à l'opéra", le 7 mai, vous avez animé une masterclass avec les élèves du Conservatoire de Bordeaux dans le cadre somptueux du Salon Boireau. La pédagogie du chant fait-elle partie de vos centres d'intérêt ?

J'adore enseigner, ce à quoi je ne m'attendais pas. J'ai déjà animé quelques masterclasses et j'ai aussi fait travailler des élèves à l'Université d'Ottawa, où j'ai étudié, pour un stage de deux semaines. C'est ainsi que j'ai découvert qu'enseigner me venait tout naturellement. Les idées arrivent et je sens que j'ai beaucoup de choses à partager. Au début de la masterclass à l'Opéra de Bordeaux, j'ai commencé par dire qu'il ne fallait pas me voir en "maître" par rapport à ses disciples, car dans les Arts, cela n'existe pas. Si ces jeunes chanteurs ont à apprendre quelque chose de moi, alors moi aussi j'ai à apprendre d'eux. Un artiste doit étudier jusqu'à la fin de sa carrière. Du reste, un enseignant n'arrête pas d'apprendre. J'aime vraiment l'échange qui est au centre du rapport d'enseignant à étudiant.
Une dimension de l'enseignement en laquelle je crois beaucoup est la compréhension de la psychologie de la personne qu'on a en face de soi. Cela vaut particulièrement pour les chanteurs car la voix est on ne peut plus liée à la dimension psychologique. Or je crois avoir cette capacité de comprendre l'autre, ce qui me permet de trouver une façon de communiquer qui soit immédiatement compréhensible et permet d'améliorer le chant… Sachant que j'allais venir à Bordeaux, l'Opéra m'avait contactée pour me demander si j'accepterais de donner une masterclass, et cela m'a vraiment ravie. De plus, suite à cette masterclass, j'ai eu la surprise de recevoir sur facebook des demandes pour des cours !

Votre propre cursus d'apprentissage vocal débute à Ottawa, puis passe par Philadelphie et le Lindemann Program du Met. Quels ont été les temps forts de votre progression ?

Lorin Maazel dirige <i>Suor Angelica</i> lors du Festival de Castleton en 2010.Dans ma formation, chaque étape m'a conduite à la suivante, de telle sorte qu'il ne ressort pas de moments plus importants que d'autres mais davantage une continuité et une cohérence de l'ensemble qui sont particulièrement positives. À l'Academy of Vocal Arts de Philadephie, j'ai acquis la façon d'apprendre un rôle en profondeur, à la fois vocalement et psychologiquement. Avec le chef qui officiait, il pouvait nous arriver de passer une heure complète sur une seule phrase. Il est évident qu'un tel travail conduit à savoir parfaitement un rôle et à le mémoriser pour toujours. Ensuite, en intégrant le Lindemann Program, j'ai pu travailler entre autres avec James Levine, Kiri Te Kanawa et Renato Scotto, et beaucoup apprendre dans de nombreux domaines. Étudier au Metropolitan Opera m'a aussi permis de voir tous les spectacles, ce qui est aussi extrêmement formateur.

Le nom de Lorin Maazel semble également compter dans votre jeune carrière…

Juste après New York, j'ai effectivement travaillé avec Lorin Maazel et c'est lui qui a vraiment lancé ma carrière. Tout a commencé par le Castleton Festival, organisé dans sa ferme de Virginie. Le domaine est immense et Lorin Maazel y a dressé un chapiteau sous lequel sont donnés les opéras. Pour mes débuts dans ce festival, j'étais engagée pour chanter Lauretta dans Gianni Schicchi, mais aussi pour être la doublure de la soprano qui chantait le rôle-titre de Suor Angelica. Le rôle était un peu trop lourd par rapport à mon profil vocal, mais je me suis dit "pourquoi pas ?" dans la mesure où être doublure ne m'exposait pas trop. De plus j'adore cet opéra, et c'était l'occasion d'apprendre le rôle. Il faut savoir qu'à Castleton, on ne présentait pas les opéras du Trittico dans l'ordre habituellement donné mais d'abord, Il Tabarro, puis Gianni Scicchi et enfin Suor Angelica. Maazel souhaitait que les spectateurs sortent du chapiteau et se retrouvent sous les étoiles, inspirés par la beauté du dernier opéra… La première arrive donc, je chante comme prévu le rôle de Lauretta mais, à peine sortie de scène à la fin de Gianni Schicchi, on m'annonce que la soprano est malade et que je dois enchaîner avec Suor Angelica. J'étais prête, bien sûr, mais jamais je n'aurais pu m'imaginer chanter vraiment ce rôle. J'ai donc ainsi chanté deux opéras du Triptyque pour la première et, depuis ce moment, le Maestro a cru en moi et m'a soutenue. Je suis revenue à Castleton pour chanter La Bohème, Otello de Verdi, puis nous sommes allés en Chine pour Le Barbier de Séville, à Munich et d'autres lieux… Lorsqu'un jeune artiste sort d'un programme comme le Lindemann au Met, il a ensuite besoin que se présentent des opportunités qui vont lui permettre de commencer à travailler et à construire sa trajectoire professionnelle. Ma chance, c'est d'avoir rencontré le Maestro Maazel et qu'il m’ait mis le pied à l'étrier…

 

Joyce El-Khoury interprète le rôle-titre de <i>Suor Angelica</i> au Festival de Castleton sous la direction de Lorin Maazel en 2010.

Suor Angelica, outre la densité vocale de l'écriture, est une héroïne extrêmement dramatique, plongée dans une situation cruelle. Comment, si jeune, avez-vous trouvé à nourrir ce personnage de douleur ?

Tout le monde a déjà expérimenté la douleur, vous comme moi, et c'est justement ce qui a constitué le dénominateur commun entre Suor Angelica et moi-même. Je pense que la situation à laquelle est confronté le personnage est de moindre importance par rapport aux émotions intérieures qu'il vit. C'est cet axe que j'ai emprunté pour avoir accès à l'essence de cette femme tragique pour en diffuser ensuite les émotions.

Vous parlez d'un lien entre votre expérience et ce que vous transmettez sur scène. Le chant participe-t-il à votre équilibre ?

Je le pense. J'ai besoin de chanter pour m'exprimer mais aussi pour me sentir reliée aux autres. Mon but n'est pas de me retrouver devant le public et que tout le monde m'aime. Ma démarche est bien plus intime, personnelle, et même capitale. Si je me retrouve sur scène c'est vraiment pour un partage. Ce partage, parfois, conduit à une catharsis lorsque le spectateur se trouve intimement relié au sentiment de douleur exprimé sur le plateau. Il sent alors qu'il n'est pas seul et cela doit le soulager. Cet aspect du spectacle est très important pour moi.

 

Joyce El-Khoury interprète Desdémone dans <i>Otello</i> de Verdi au Festival de Castleton 2013.  © Sarah Cohn/Castleton Festival

Le pianiste et coach vocal Laurent Philippe marque également votre parcours…

J'ai commencé à travailler avec Laurent Philippe en 2004 à Philadelphie où il était un de mes coaches. Aujourd'hui, il m'accompagne souvent dans mes déplacements, comme il le fait avec d'autres chanteurs tel Michael Fabiano. Laurent possède une approche de la vie très personnelle. Il est à la fois intéressant et drôle. J'aime beaucoup travailler avec lui car il connaît ma voix et il sait être extrêmement honnête. Je trouve en lui non seulement un coach vocal présent tout au long du processus de répétitions, mais aussi un coach de vie professionnelle. Mais c'est par-dessus tout un musicien formidable avec lequel je prépare tous mes rôles. Lorsque j'ai chanté en récital en Floride avec Michael Fabiano, il nous a également accompagnés. Pour ma part, je ne donne pas beaucoup de récitals en ce moment mais, le cas échéant, je ferai naturellement appel à lui…

À quelle occasion avez-vous rencontré Michael Fabiano ?

C'était en 2004, en Italie, à l'occasion d'un programme constitué autour de jeunes artistes. Puis nous nous sommes retrouvés à l'Academy of Vocal Arts de Philadelphie et nous sommes devenus de grands amis. Nous adorons chanter ensemble. Ce que je ressens lorsque je suis sur scène avec lui, je ne l'ai encore jamais expérimenté avec un autre partenaire car nous nous sentons reliés de façon profonde et intime. Lorsque nous chantons ensemble, nous nous comprenons, nous savons ce dont l'autre peut avoir besoin et nous habitons nos personnages avec de vrais sentiments. Je crois d'ailleurs que le public est très sensible à cette alchimie. À l'opéra, nous avons déjà chanté ensemble La Traviata et La Bohème, et en 2014, nous avons été réunis à l'occasion du Richard Tucker Opera Gala. Une vidéo de ce moment circule sur Internet…

 

Joyce El-Khoury et Sir Mark Elder préparent l'enregistrement de <i>Belisario</i> pour le label Opera Rara.  © Russell Duncan/Opera Rara

Vous avez enregistré deux opéras de Donizetti - "Belisario" et "Les Martyrs" - pour Opera Rara sous la direction de Sir Mark Elder…

Pour le label Opera Rara, Michael Spyres et moi-même venons justement d'enregistrer chacun un disque solo à Manchester avec le Hallé Orchestra dirigé par Carlo Rizzzi. Pour le lancement des disques, je retrouverai d'ailleurs le maestro le 14 juillet prochain au Cadogan Hall de Londres pour un récital Bel Canto avec Michael Spyres… Le programme de mon disque se présente comme un hommage à la soprano valenciennoise Julie Dorus-Gras, créatrice de nombreux rôles belcantistes. De son côté, le programme chanté par Michael Spyres est un hommage au ténor Gilbert Duprez.
Quant à Mark Elder, je peux dire que son approche de la musique est d'une précision extrême envers la partition. En enregistrant pour Opera Rara ces opéras qui ne sont pas très connus, il se montre très attentif à faire entendre une musique au plus proche de la volonté des compositeurs, quitte à gommer ce qu'il pourrait lui-même être tenté d'apporter. Les 18 et 21 juillet 2018, je retrouverai Mark au Royal Opera House pour l'opéra de Donizetti L'Ange de Nisida qui n'a jamais été donné. Certains airs sont pourtant connus car Donizetti les a ensuite réutilisés dans La Favorite. L'opéra a été complété et je chanterai ainsi le rôle de Silvia aux côtés de David Junghoon Kim et Ludovic Tézier.

"L'Ange de Nisida" la saison prochaine, "Hérodiade" de Massenet en novembre 2016 à Washington… Êtes-vous attirée par les œuvres peu données ou oubliées ?

Oui, je le suis, mais cette attirance s'est révélée de façon assez naturelle. Lorsque je suivais le Lindemann Program, le Maestro Levine me disait : "Tu devrais chanter du Verdi car ta voix le permet !". Ce à quoi je répondais "OK"…  Mais, à cette période, j'ai rencontré John Fisher qui était alors Directeur de l'administration de la musique au Met, et qui s'occupait du casting pour Opera Rara. C'est lui qui m'a recommandée pour Belisario, qui a été mon premier enregistrement pour le label. Et c'est précisément ce projet qui m'a fait prendre conscience combien j'aimais me plonger dans des œuvres que je n'avais jamais entendues. J'ai également rapidement compris que j'étais dans mon élément car le bel canto convenait très bien à ma voix. Permettre la découverte d'œuvres inconnues ou oubliées me donnait aussi l'impression d'avoir un rôle à jouer, quel que soit l'investissement de travail que cela demande au vu du peu d'occasions de chanter ces œuvres… Le fait de travailler un opéra sans avoir à disposition une référence discographique qui permet de se familiariser avec ce que joue l'orchestre n'est pas simple, mais l'exploration est passionnante. C'est aussi une chance de pouvoir réellement créer quelque chose.

Comment trouvez-vous la réalité d'un personnage lorsque vous n'avez pas encore l'expérience de la scène ?

Je n'ai jamais eu de sensation de manque à ce niveau car, comme je vous le disais, ma démarche pour trouver le personnage est à la fois solitaire et basée sur le texte. L'absence de tradition interprétative permet vraiment de se diriger vers une création. Cette démarche s'inscrit dans une forme de liberté, mais également dans l'extrême précision voulue par Mark Elder.

 

Joyce El-Khoury dans <i>La Traviata</i> mis en scène par Richard Eyre au Royal Opera House en janvier 2017.  © Tristram Kenton/ROH

Vous avez fait vos débuts au Royal Opera House de Londres en janvier dernier dans "La Traviata", et vous reprendrez le rôle de Violetta très prochainement à Glyndebourne où vous vous rendez pour la première fois. Comment vivez-vous ce moment de votre carrière émaillé de débuts dans de grandes maisons d'opéras ?

Le moins que je puisse dire est que je suis très occupée en ce moment par un travail très important à fournir. Mais cela ne me déplaît aucunement. Pour autant, je reconnais que cette saison est riche mais je ne la considère pas différente d'une autre. J'aime passer de longues heures à étudier seule dans un studio et explorer, pratiquer et découvrir ce que ma voix me permet de réaliser. Je vois davantage les étapes dont vous parlez comme des opportunités à poursuivre le travail que j'aime. Bien sûr, lorsque j'ai chanté pour la première fois à Covent Garden, c'était un moment très important car, en 2008, lorsque j'ai commencé à étudier La Traviata, c'est la production du Royal Opera House que je regardais en vidéo. Celle de 1994 avec Angela Gheorghiu. Et c'est dans cette même production et dans les mêmes costumes que j'ai fait mes débuts en janvier. Ces représentations étaient donc chargées d'une véritable émotion. Mais, avant tout, c'est le travail que j'aime.

La solitude inhérente à votre métier ne semble pas vous peser…

Absolument pas, car je me sens bien dans ma peau. Je sais que certains collègues vivent très difficilement la solitude du chanteur, mais cela ne m'affecte pas. Bien sûr, il est parfois difficile d'être sans cesse loin de ma famille et de manquer de nombreux événements familiaux, mais lorsque je suis installée dans une ville et que mes affaires sont sorties de la valise, je me sens bien. Ensuite, les répétitions et diverses activités m'occupent. Je crois aussi avoir une vie intérieure assez intense.

 

Joyce El-Khoury dans <i>La Traviata</i> sur la scène du Royal Opera House de Londres.  © Tristram Kenton/ROH

Une jeune chanteuse, outre les nouvelles maisons d'opéras, doit ajouter sans cesse de nouveaux rôles à son répertoire. Cela répond-il à un plan ou préférez-vous laisser une place au hasard ?

Il y a un peu des deux car, si je ne suis pas en mesure de contrôler ce qu'on va me demander, il me reste toujours la possibilité de dire "oui" ou de décliner une proposition. Dire "non" est souvent une façon de protéger ma voix. Par exemple j'ai refusé une Butterfly car le moment n'était pas encore venu d'aborder un rôle si dense. Aujourd'hui, je tiens à continuer à chanter des rôles légers à la tessiture haute afin de conserver la jeunesse de ma voix. Je sais que, de plus en plus, elle évoluera vers plus de densité, mais il est important de maîtriser cette évolution par une véritable réflexion. Après avoir déjà chanté Maria Stuarda, je me sens prête pour Anna Bolena, qui demande une voix un peu plus pleine mais aussi plus ronde.

Certains rôles marquent donc les étapes de votre évolution vocale…

Pour moi, c'est ainsi. J'ai commencé par des rôles plus pesants mais j'ai ensuite compris qu'une écriture plus légère me convenait mieux. Or habituellement, l'évolution d'une chanteuse suit une trajectoire inverse. Pourtant, j'ai conscience que ma voix devient plus ronde et plus claire. Et cela, je le dois à mon travail constant sur la technique. Je n'ai pas une technique parfaite mais je m'applique à ne jamais me laisser aller et à travailler sans relâche pour acquérir d'autres qualités. De cette façon, ma voix devient de plus en plus saine. Les deux dernières années, je me suis focalisée sur la clarté et la brillance du timbre et je crois pouvoir dire que je suis sur la bonne voie. Je vais donc poursuivre dans cet axe, en travaillant aussi les nuances piani, et en développant également mon médium pour le rendre plus rond et résonnant. Ces qualités me permettront d'aborder Anna Bolena dans les meilleures dispositions.

 

Joyce El-Khoury interprète Micaela dans <i>Carmen</i> à l'Opéra de Santa Fe en 2014.  ©  Ken Howard/Santa Fe Opera

Vous chantez Leïla avec de nombreuses nuances, des attaques extrêmement douces et des sons filés que peu de chanteuses maîtrisent. Interrogée sur ce sujet, Ermonela Jaho a répondu qu'ils venaient du cœur mais qu'elle ne pouvait en décrire avec précision le cheminement. Et vous ?

Moi non plus ! En revanche j'ai découvert mon aptitude aux sons "piani" vraiment par hasard. J'avais 20 ans et je vivais encore chez mes parents. Lorsqu'ils dormaient, je travaillais ma voix dans le sous-sol de la maison sans donner la pleine puissance afin de ne pas les réveiller. C'est ainsi que j'ai découvert un très petit point d'émission au milieu de la gorge qui me permettait de chanter tout doucement. Et je me suis dit : "Mais c'est peut-être ça, les piani !". Le lendemain, j'ai continué mon exploration et j'ai compris que je pouvais aussi chanter de cette façon et enchaîner sur un crescendo. Or lorsqu'on est capable d'émettre un crescendo, cela signifie que l'air peut passer sans problème et que la position est correcte. Aujourd'hui, cette façon de chanter est devenue naturelle et je ne peux pas trouver de meilleure façon de la décrire qu'Ermonela Jaho car elle vient du cœur et répond à la délicatesse d'un sentiment que l'on souhaite partager avec le public.

 

Joyce El-Khoury dans <i>La Traviata</i> à l'Opéra de Saint-Étienne en 2013.  ©  Cyrille Cauvet

Dans cette recherche vocale, êtes-vous inspirée par des modèles ?

La Callas me touche énormément. Lorsque j'entends sa voix, quelque chose résonne en moi. C'est une voix que je comprends. Du côté des chanteuses actuelles, j'apprécie beaucoup Renée Fleming, ou Elina Garanca en laquelle j'admire la perfection de la technique…

On vous retrouvera le 13 juin prochain à la Basilique Saint-Denis pour le "Stabat Mater" de Rossini. L'oratorio est-il une forme d'expression que vous appréciez ?

Lorsque je travaille un rôle dans une maison d'opéra, il y a un moment dans le processus de répétition que j'apprécie particulièrement, c'est l'Italienne, c'est-à-dire le moment où les chanteurs se tiennent debout devant l'orchestre. Pourtant, j'aime le théâtre et j'adore jouer. Mais ce moment de partage avec l'orchestre, qui est aussi une première rencontre entre les musiciens et les chanteurs, représente quelque chose d'unique. Pendant l'Italienne, j'ai l'impression de pouvoir véritablement jouer avec ma voix. Or je crois bien retrouver cette même sensation, et un plaisir similaire, lorsqu'il s'agit d'un oratorio. Cette forme d'expression, sans costumes et sans lumières ou impératifs de production, permet de se concentrer sur les couleurs de la voix…
Quant au Stabat Mater de Rossini, je l'ai chanté pour la première fois à Philadelphie, et la dernière fois c'était à Paris, en octobre 2015 avec l'Orchestre de Paris. J'aime infiniment cette œuvre. L'écriture est celle d'un Rossini dense, à la manière de son Otello, et non du Barbier de Séville.

Vous êtes née au Liban. La culture de ce pays est-elle présente dans votre approche artistique ?

J'ai grandi au Canada mais mon père et ma mère sont libanais, et toute ma famille est libanaise. La culture libanaise est donc logiquement celle dans laquelle j'ai grandi, bien davantage que dans la culture canadienne. Lorsque j'étais jeune, nous fréquentions chaque samedi en famille l'école qui était tenue par les sœurs de notre église maronite. Ces sœurs donnaient aussi des cours d'arabe et elles m'ont appris à écrire et lire cette langue. Mes origines font intégralement partie de ma personnalité et se retrouvent dans la façon dont je pense et j'agis. Je crois aussi que les couleurs de ma voix ont quelque chose de méditerranéen, et que le feu libanais parvient à s'exprimer dans les personnages que j'interprète. Par ailleurs, comme je parle arabe j'aimerais beaucoup chanter des mélodies qui pourraient être écrites pour moi, puis les enregistrer. L'année dernière à Paris, j'ai eu le plaisir de faire la connaissance du compositeur libanais Bechara El-Khoury. Il vit dans la capitale… Mais le français est ma langue maternelle, comme l'arabe, et j'adore chanter dans la langue de Molière.

 

Joyce El-Khoury.  © Fay Fox

Que pouvez-vous dévoiler de vos projets ?

Après La Traviata à Glyndebourne jusqu'au 27 août, je me rendrai en septembre à Hanovre pour un concert télévisé où je chanterai des airs de Bellini. Puis, à Madrid, je chanterai Musetta*, un de mes rôles favoris. Après quoi je reviendrai à l'Opéra de Bordeaux pour chanter Imogene dans Il Pirata de Bellini en version concert, avant de reprendre ce même rôle en Suisse à Saint-Gall, cette fois dans une version mise en scène. Puis ce sera L'Ange de Nisida à Covent Garden, comme vous le savez déjà… Cette saison sera donc riche de nouveaux rôles mais de façon plus mesurée qu'il y a deux ans où j'ai débuté dans pas moins de sept nouveaux rôles dans la même saison ! J'avoue qu'il m’a fallu organiser mon emploi du temps de façon très stricte jusqu'à mettre en place des plages horaires. Par la force des choses, je devais travailler un nouveau rôle alors que j'en chantais un autre sur scène, ce qui est très exigeant. Mais le fait d'être seule souvent me laisse du temps et je le mets à profit pour ce genre de challenge. La masse de travail à fournir ne me fait pas peur car travailler reste toujours un plaisir. Aujourd'hui, je commence à exiger de moi-même de sortir un peu pour avoir une vie sociale, et je sens que je tends à un vrai équilibre, quitte à parfois dire "non" lorsque je dois reposer ma voix, prendre le temps d'étudier, ou tout simplement de voir ma famille à Ottawa…
* Voir la vidéo en fin d'article : Joyce El-Khoury chante l'air de Musetta "Quando m'en vo" de La Bohème à l'Opéra des Pays Bas en décembre 2014.

 

 

 

Propos recueillis par Philippe Banel
Le 11 mai 2017

 

 

 

Pour en savoir plus sur Joyce El-Khoury :
http://joyceelkhoury.com/

 

 

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Joyce El-Khoury - Musetta (2014)

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