Tutti-magazine : Votre enregistrement d'Iberia est sorti en France chez Éditions Hortus le 18 avril 2012. Mais vous avez enregistré ce disque en octobre 2007 et il est sorti au Japon chez Harmony la même année. Comment vivez-vous aujourd'hui ce retour en arrière ?
Kotaro Fukuma : L'année 2007 a marqué une étape importante de ma vie, à commencer par cet enregistrement d'Iberia. J'ai eu l'occasion de jouer les 1er et 4e cahiers de l'œuvre d'Albéniz dans l’une des plus prestigieuses salles de concert de Tokyo. À l'époque les Japonais n'étaient pas très familiers avec cette musique. J'avais 24 ans, et tout cela me paraissait magique, d'autant que l'enregistrement a marqué l'entrée dans une période intense qui m'a projeté dans une tournée marathon de 14 concerts en Afrique du Sud. Le programme était particulièrement dense car je devais interpréter 3 concertos et 2 récitals totalement différents en 3 semaines et préparer également un concert-conférence au cours duquel je jouais des pièces de Takemitsu tout en les présentant. Ont suivi des concerts aux États-Unis, au Japon, en Espagne, en France et mes débuts en Angleterre au Wigmore Hall de Londres. J'ai bien sûr beaucoup joué Iberia après l'avoir enregistré sans jamais me lasser de cette musique dont la passion me motive toujours avec la même puissance.
Avec la maturité et l'expérience acquise en plusieurs années de concerts avec Iberia, la manière dont vous avez abordé cet enregistrement à 24 ans serait-elle différente aujourd'hui, à 30 ans ?
Sans hésitation : oui ! Je modifierais sans doute quelques tempi et certaines nuances, mais cela ne signifie pas que mon interprétation serait meilleure aujourd'hui qu'elle l'était il y a 5 ans. Elle serait simplement différente. Je considère mon disque comme un Instantané. De plus, l'acoustique de la salle dans laquelle je joue et la présence que je peux ressentir sont primordiaux et influent sur ma manière de jouer. En concert, avec Iberia, je cherche à plonger le spectateur dans une ambiance. Les sentiments qui m'habitent varient en fonction des lieux et des gens.
Pouvez-vous définir ce qui distingue votre interprétation personnelle
d'Iberia de celle des autres pianistes ?
Autant il est difficile de porter un regard sur soi, autant me voir jouer en concert grâce à la vidéo m'a fait prendre conscience que mon approche d'Iberia était inconsciemment très physique. À ma grande surprise, mon corps ressent et exprime le rythme d'une façon très personnelle qui me distingue sans doute des autres pianistes. Les harmonies fantastiques de la partition constituent une fabuleuse source pour l'interprétation car elles expriment en même temps des couleurs très particulières et une grande sensualité renouvelées dans chaque pièce, voire à chaque note. Le lyrisme est aussi très important dans la musique d'Albéniz et doit être exprimé avec une chaleur très latine, avec âme. Le son se rapproche même souvent de la voix humaine.
Votre approche de la culture espagnole vous a conduit à la pratique de la langue et du flamenco. Peut-on relier la danse espagnole à cet aspect physique qui caractérise votre jeu ?
Le lien entre Iberia et la danse me paraissait naturel et m'attirait. Mais j'ai été sensibilisé au flamenco par une de mes sœurs qui le pratiquait et qui m'a initié, puis j'ai pris des cours à Berlin. Je trouve cette danse théâtrale, dramatique et profonde. Sans comprendre le texte chanté qui l'accompagne, j'en ressens le sentiment mélancolique et nostalgique. Les contrastes d'énergie que l'on trouve à la base du flamenco me fascinent de la même façon dans les spectacles auxquels j'ai pu assister lors de ma découverte de l'Espagne. Mais mon attirance pour ce pays ne se limite pas à la danse et j'apprécie également beaucoup la peinture au point de fréquenter souvent les musées pour revoir des œuvres de Goya ou de El Greco.
Pour vous, une connaissance du contexte culturel d'une œuvre est-elle indispensable ?
Cette approche de l'Espagne est vraiment particulière. Pour une autre œuvre, mon chemin sera différent. Quoi qu'il en soit, j'ai besoin d'emprunter plusieurs perspectives pour comprendre les intentions d'un compositeur et son écriture.
Vous avez parlé de la pression exercée par votre père lorsque vous êtes entré au Conservatoire de Paris en 2001. Il exigeait que vous remportiez des concours internationaux pour vous laisser faire une carrière de pianiste. À ce moment, quel rapport entreteniez-vous avec votre piano ?
Mon rapport avec l'instrument a toujours été harmonieux en dépit des tensions qui peuvent se manifester parfois lorsque je ne parviens pas à jouer comme je le voudrais. Quant à mon père, il n'est pas musicien et, pour lui, les concours étaient le moyen le plus efficace pour démarrer sans tarder la carrière de concertiste que je voulais suivre. Un prix le rassurait quant à la viabilité de mon choix. Ceci dit, j'ai utilisé le délai de deux ans qu'il m'a accordé pour faire mes preuves avec une totale liberté. C'est ainsi qu'en dehors de mes études musicales et de la préparation des concours, j'ai voyagé et fait de nombreuses rencontres dans un cercle plus large que celui de la musique. Quant aux concours, il m'est arrivé plusieurs fois de ne pas les remporter mais, curieusement, on m'a souvent invité à jouer à la suite de premiers prix non obtenus ! Un concours n'est pas une fin en soi, c'est avant tout l'occasion de s'exprimer, de jouer. Lorsque je me suis présenté au concours d’Helsinki en 2002, j'ai remporté le 2e prix. Un grand succès pour moi, car c'était mon premier concours international et la finale m'a permis de jouer pour la première fois avec un orchestre. C'était le Concerto pour la main gauche de Ravel. Mais mon père n'était pas convaincu par ce résultat… Alors, l'année suivante, j'ai fourni tous les efforts dont j'étais capable pour étudier non seulement le piano et la musique de chambre, mais aussi la composition et l'harmonie au clavier. Ces matières optionnelles m'ont beaucoup enrichi… Bien sûr, lorsque j'ai remporté le premier prix et le prix Chopin au Concours international de piano de Cleveland en 2003, j'étais très heureux et mon père a été rassuré. Pourtant, mon histoire ne faisait que commencer !
Vous avez récemment enregistré au Japon un disque Debussy sur un Steinway de 1912, contemporain du compositeur. Outre l'aspect symbolique de cette situation, ce piano était-il différent ?
Je m'intéresse aux instruments anciens mais, en l'occurrente, lorsqu'on m'a proposé d'essayer un piano de 1912 pour enregistrer Debussy, j'étais assez dubitatif. Je me suis rendu dans un atelier de Tokyo où m'attendaient pas moins de cinq pianos Steinway d'époques différentes. Je les ai essayés et certains étaient meilleurs que d'autres. Mais lorsque je me suis assis devant le plus ancien et que j'ai posé mes doigts sur le clavier, il s'est produit quelque chose de spécial : je ne parvenais pas à m'arrêter de jouer. Plus je jouais, plus j'avais envie de converser avec cet instrument. Contre toute attente, le choix était fait !
D'une façon générale, vous devez être souvent confronté à jouer en concert sur des pianos que vous ne connaissez pas. Comment se déroule pour vous la rencontre avec un instrument inconnu ?
Généralement, si je suis assez stressé avant d'entrer sur scène, c'est que la répétition n'était pas assez concluante ou que l'instrument ne convenait pas à mon jeu. Mais avec l'expérience, je crois avoir dépassé ce stade. Par exemple, avant de me présenter au public, je médite, je me concentre sur la musique et la joie de pouvoir la partager avec le public. De fait, jouer sur un piano que je ne connais pas provoque maintenant une forme d'excitation quand bien même l'instrument ne répond pas à mon attente. Lorsque j'ai tourné aux États-Unis et en Afrique du Sud, je me suis retrouvé parfois face à des pianos qui n'étaient pas idéaux, et c'est dans ce genre de situation que j'ai découvert que mon jeu, ma façon de phraser, pouvait s'adapter à un instrument. Je me souviens d'un concert où je devais jouer des pièces de Takemitsu et Les Tableaux d'une exposition de Moussorgsky. Le piano ne possédait pas de pédale de soutien, celle du milieu, et il n'était pas évident de rendre la puissance sonore demandée par les œuvres. Mais j'ai tout de même réussi à sortir de cet instrument un son que l'organisateur du concert m'a dit n'avoir jamais entendu dans cette salle. C'était vraiment un grand compliment, pour moi ! Être confronté à un mauvais instrument n'est pas la fin du monde et je fais le maximum pour m'adapter. C'est un peu comme une relation humaine : si le rapport avec une personne n'est pas évident, je change mon attitude et la relation devient différente. C'est sans doute la vie en France, lorsque je suis entré en 2001 au Conservatoire de Paris dans la classe de Bruno Rigutto, qui m'a permis de m'ouvrir à la communication. J'étais un enfant typiquement japonais et je parlais peu, même en famille. Mes deux sœurs aînées n'avaient pas ce problème… Mais ma mère s'inquiétait de ce mutisme duquel j'avais du mal à sortir. La France m'a aidé à évoluer même si, aujourd'hui, il est plus facile pour moi de m'exprimer à travers la musique que par les mots.
Vous avez joué avec de grands orchestres et vous vous produisez en récital. Pensez-vous être le même pianiste dans ces deux configurations ?
Le sentiment qui m'habite dans les deux cas est assez différent sans pour autant changer le pianiste que je suis. Entrer en scène pour un récital, c'est profiter d'une forme de liberté qui permet d'utiliser ce qui me vient spontanément tout en jouant avec les ambiances de la salle. À la tête d'un orchestre, il y a un chef auquel je porte une attention particulière. Mais, surtout, mon expression devient un dialogue avec les instrumentistes, que ce soit l'ensemble de l'orchestre ou un pupitre particulier. C'est un plaisir différent, qui crée peut-être une tension plus importante. Quoi qu'il en soit, récital, piano et orchestre ou musique de chambre, toutes ces configurations me permettent de jouer avec le même plaisir. La musique, c'est l'essentiel.
Vous allez créer le recueil Prime Time de Pascal Zavaro en prélude au Festival d'Auvers-sur-Oise* 2012, au Théâtre Adyar le 10 mai. Le compositeur avait écrit ces pièces au fil des ans pour sa fille qui étudiait le piano… Comment abordez-vous cette musique ?
Lorsque j'ai reçu la partition de Pascal Zavaro, avant de déchiffrer, mon attention a tout de suite été éveillée par les titres des pièces. Chacune porte un titre évocateur comme "Désespoir de la Reine". J'ai trouvé ces titres très amusants et, lorsque je me suis mis au piano, j'ai compris ce que le compositeur voulait exprimer. Certaines pièces sont très rythmiques et, comme je vous le confiais précédemment, j'en ressens très bien la pulsation de façon physique. La dernière pièce est particulièrement ardue à jouer. En tout cas, j'apprécie cette musique et je pense que le public devrait l'aimer également.
* http://www.festival-auvers.com/
Vous avez à votre répertoire une quarantaine de concertos pour piano et nombre de pièces solistes. Quel est aujourd'hui votre désir de découverte ?
En fait je recherche avant tout à trouver un équilibre dans mon travail. Si je me consacre à un compositeur en particulier - Albéniz ou Debussy, par exemple - j'éprouve le besoin de revenir à la musique classique. Jouer Bach permet un certain nombre de découvertes que l'on peut ensuite relier à d'autres compositeurs. J'aimerais interpréter un jour l'intégrale de L'Art de la fugue. J'ai aussi beaucoup d'affinités avec la musique de Beethoven, Chopin, Liszt et Brahms. Bien plus, aujourd'hui, qu'avec celle de Mozart ou Schubert que j'apprécie pourtant. Je m'intéresse aussi beaucoup aux compositeurs du XXe siècle. Je serais très heureux de faire connaître certains d'entre eux, bien peu connus. Par exemple, l'année dernière, j'ai joué quelques Études du compositeur Sergei Lyapunov et j'ai été très surpris que certains musiciens russes puissent ne pas le connaître. Je serais aussi très heureux de pouvoir faire connaître au Japon des compositeurs français inconnus. Mes yeux et mes oreilles sont toujours à l'affût d'une découverte musicale…
Vous travaillez également à un projet musical assez personnel…
En caractère chinois, mon prénom symbolise le scintillement de la lumière sur l'eau, ce point de rencontre instable entre la lumière et l'élément liquide. Dans la nature, si je me trouve devant un lac et que la lumière joue à la surface de l'eau, je suis happé par cette vision, un peu comme si je pouvais contempler la source de mon énergie. Cette image constitue une partie de mon identité et je voudrais la partager par le biais de certaines musiques. Mon disque Debussy*, "Reflets dans l'eau", que j'ai enregistré récemment et qui sortira au Japon en septembre 2012, va me permettre de construire un programme de récital autour de cette thématique. Je rassemblerai plusieurs compositeurs qui ont traité le thème de l'eau dans les titres de leurs œuvres comme Debussy, Ravel et Liszt, mais aussi dans leur style d'écriture, comme la Sonate no. 15 opus 28 de Beethoven et la Sonate no. 3 de Chopin. De nombreuses pièces méconnues peuvent aussi s'inscrire dans ce programme. J'ai également demandé à des amis compositeurs d'écrire des pièces liées à ce projet qui me tient beaucoup à cœur. Je pense d'ailleurs le développer avec d'autres artistes qui lui apporteront un aspect visuel. Un ami réalisateur doit filmer des images sur divers aspects de l'eau dans des environnements et sous des éclairages différents. Peut-être pourra-t-il être projeté… Mais je vais aussi veiller à ce que le visuel ne prenne pas le pas sur le piano. Je veux obtenir quelque chose de subtil. Je n'imagine pas ce projet limité à une saison mais, parallèlement à d'autres axes d'expression musicale, je compte le développer et le faire évoluer dans le temps comme une partie de moi-même à laquelle je suis très attaché…
* La vidéo proposée en fin d'interview permet d'entendre Kotaro Fukuma dans Clair de lune de Debussy à Londres en 2008.
Propos recueillis
par Tutti-magazine
Le 4 mai 2012