Tutti-magazine : Hier était votre première représentation de Madame Butterfly à l'Opéra Bastille dans la production de Robert Wilson. Comment avez-vous vécu cette immersion dans l'univers très spécifique du metteur en scène ?
Ermonela Jaho : Lorsque j'interprète Butterfly, comme n'importe quel autre rôle que je chante aussi souvent, il s'agit pour moi de considérer qu'il s'agit de la première fois. Le temps qui me sépare de la précédente production à laquelle j'ai participé fait que mon approche est différente, non seulement sur le plan vocal mais aussi sur le plan émotionnel. Travailler à nouveau sur un rôle déjà chanté ne peut s'envisager qu'avec les expériences que nous traversons personnellement et notre état d'esprit qui, lui aussi, évolue.
Dans le cas de la production de l'Opéra de Paris, il y avait un vrai pari car je découvrais la philosophie de la mise en scène de Robert Wilson, soit une optique entièrement nouvelle. J'avoue qu'au début des répétitions j'étais quelque peu préoccupée car, en scène, mes origines méditerranéennes me poussent à m'exprimer parfois d'une manière volcanique. Lorsque j'interprète un personnage, tout mon être participe au moyen des expressions de mon visage et de mon corps, ou de mouvements. Dans cette production de Butterfly, la conception est bien plus statique et la voix doit venir de l'intérieur sans que l'émotion interfère, mais également sans l'appui de mouvements extérieurs. Pour être honnête, cela a été difficile, d'autant que je craignais qu'une Butterfly trop froide perde en émotion. Or le public qui se rend à l'opéra pour assister à Madame Butterfly s'attend à être ému par ce qu'il voit et entend. J'avais en quelque sorte l'impression d'être entravée, et cela m'a poussée à trouver une liberté qui me permette malgré tout d'exprimer des sentiments et de libérer mon chant.
Cette mise en scène équivaut donc pour vous à une expérience…
Il s'agit sans aucun doute d'un challenge mais j'ajouterai qu'il m'a apporté quelque chose. Comme cela se produit parfois lorsqu'on se sent contraint, on trouve le moyen de s'affranchir de ce qui nous bride en empruntant une autre voie. Je crois que c'est ainsi que j'ai pu apporter à ma Butterfly la vulnérabilité dont je ne peux la dissocier. Il me fallait trouver dans les mouvements stylisés et froids que j'exécute un support pour l'émotion. L'apprentissage de ces gestes a par ailleurs constitué un exercice intéressant lorsqu'on considère de quelle façon ils peuvent s'accorder au chant sans la participation de tout le corps. De même, certains gestes qui évoquent le papillon sont absolument magnifiques. Ceci étant, même si ma première représentation s'est merveilleusement déroulée, je préfère chanter Butterfly avec davantage d'émotion car souligner certaines réactions en scène et accentuer la fragilité du personnage permet d'entrer en résonance avec le public.
La première intervention de Butterfly se fait depuis les coulisses. Il s'agit d'un des plus beaux passages de l'opéra, mais le public ne vous voit pas. N'est-ce pas une situation étrange ?
L'entrée composée par Puccini est véritablement magique. Avec seulement quatre notes qu'il transpose successivement, ce thème qui semble renaître de lui-même à l'infini symbolise le destin de Butterfly, sa nouvelle vie, sa nouvelle religion, un nouvel amour… Cette musique est pure émotion, légère comme les battements d'ailes d'un papillon. À aucun moment, bien qu'étant en coulisses, je ne me comporte comme si le public ne pouvait que m'entendre. Portée par le chœur de femmes, je deviens ce papillon si bien défini par la musique pour exprimer toute la finesse et la fragilité de Butterfly, qui est alors une jeune fille de 15 ans s'apprêtant à vivre le jour le plus important de sa vie. Quand bien même hors du champ de vision des spectateurs, je me dois de nourrir ce passage de toute l'émotion que je peux trouver en moi pour le faire vivre. Je suis persuadée que les spectateurs, à ce moment précis, comprennent quelle Butterfly ils vont voir sur scène durant les trois heures qui suivent : une Butterfly frémissante ou une démonstration de technique vocale.
Hier soir, à l'Opéra Bastille, alors que je me préparais à ce moment, tout le monde me regardait et tentait de me rassurer en me disant : "Ne t'inquiète pas, tu as chanté ça tellement de fois ! Personne ne te voit !". Pourtant, toute mon émotion était focalisée car, de ce passage évolue tout le rôle. Je dois donc être totalement Butterfly en coulisses. Lorsque j'ai chanté la première note hier, j'ai senti la présence du public avec une telle force que ma main en tremblait.
Pendant le "Chœur à bouche fermée" et le passage orchestral qui suit, vous êtes figée, le bras tendu au côté de Suzuki. Parvenez-vous à perdre la notion du temps en conservant si longtemps la même position ?
J'ai eu l'occasion d'aborder cette scène de deux façons différentes. Tout d'abord, en répétition, j'ai essayé de conserver la pose telle qu'elle est inscrite dans la mise en scène de Robert Wilson jusqu’au moment où il est prévu que je baisse mon bras pour me lever. J'étais fatiguée car, tout en gardant la pose pendant les 16 minutes que dure la scène, je ne cessais de penser au moment où je pourrais quitter cette position inconfortable et me redresser. Mais hier soir, ce même passage était magique. Habillée et maquillée, j'étais dans la peau de Butterfly et, comme elle, j'attendais que le moment tant attendu se réalise, à savoir le retour de Pinkerton. Chacun d'entre nous a fait l'expérience d'une telle attente, que ce soit celle de l'être aimé, d'un événement ou quoi que ce soit d'autre. En me concentrant sur cette immobilité porteuse d'espoir, j'ai eu l'impression que toute ma propre vie défilait dans mon esprit. Je visualisais la jeune Ermonela qui étudiait en Albanie avec des rêves plein la tête, puis le long périple qui m'attendait ensuite pour me porter vers d'autres horizons. Le film de ma vie se déroulait ainsi dans ma conscience sans que je perde ni la moindre intention de Butterfly plongée dans l'attente de Pinkerton ni la conscience de me trouver sur la scène de l'Opéra Bastille. Lorsque le moment est venu de relâcher mon bras et de me lever, j'ai eu l'impression que la durée de cette scène s'était raccourcie jusqu'à me paraître trop courte. Ma main ne tremblait pas et je ne ressentais aucune fatigue. Cela fait partie de ces instants magiques qui font la réalité d'un artiste avec une telle force que je crois qu'il est impossible pour le public de ne pas entrer en résonance.
Hier, le public était debout pour vous applaudir. La saison dernière, pour vos débuts à l'Opéra de Paris dans La Traviata, la salle s'était également levée. Comment vivez-vous ces moments ?
Cet échange avec le public à la fin d'une représentation est un moment que j'attends beaucoup mais jamais je ne serai capable de prévoir un tel accueil et encore moins de le rechercher. Une salle qui se lève pour vous applaudir est une chose incroyable qui survient comme une surprise. Mais, après un tel accueil, la responsabilité est grande car je dois trouver comment aborder la représentation suivante, sachant que chaque spectacle est différent et, moi-même, je suis différente à chaque représentation.
Le public français est très spécial. C'est une réalité que j'ai souvent exprimée en interview car je suis totalement sincère à ce sujet. Sur scène, la présence de ce public est très réelle, et chanter devant lui s'apparente toujours à passer un examen. Il peut vous pardonner vos imperfections - après tout, c'est la réalité d'une représentation, nul n'est parfait ! - mais il comprend parfaitement si vous êtes sincère ou pas. À la fin du spectacle, il vous renvoie son émotion et l'interprète comprend s'il s'est contenté d'être un chanteur ou s'il s'est comporté tel un artiste. Alors, lorsque je vois les spectateurs debout devant moi, je suis la personne la plus heureuse du monde.
Peut-être même les gens venus me voir étaient-ils un peu curieux car je chante habituellement des rôles de colorature, La Traviata ou Manon de Massenet. Madame Butterfly demande un registre plus dramatique. Mais je souhaitais proposer ma vision de ce rôle, l'animer avec ma sensibilité. Il est courant d'entendre de grandes voix chanter Cio-Cio-San mais, pour moi, il s'agit d'un rôle très nuancé. Je me demandais comment mon option serait reçue à Paris où je chante Butterfly pour la première fois. Ce succès est donc merveilleux. Mais il serait injuste de ne pas y associer celui du jeune chef d'orchestre Daniele Rustioni. Sa connexion est formidable tant avec l'orchestre que le plateau. Cet orchestre qui m'a si bien soutenue hier que j'avais l'impression de voler comme un papillon porté par le son !
La saison dernière, les musiciens de l'orchestre de l'Opera de Paris vous ont offert un bouquet de fleurs accompagné d'un petit mot pour saluer l'émotion qui a accompagné votre Traviata. C'est sans doute quelque chose de rare…
Je voyage beaucoup et je reconnais sans mal que l'Orchestre de l'Opéra de Paris est un des meilleurs. J'ai donc reçu cette marque d'attention comme un véritable honneur. L'orchestre m'a offert ce bouquet pour ma dernière représentation la saison dernière, et il était accompagné d'un petit mot merveilleux. J'ai été quasiment bouleversée en le recevant tant je me suis sentie privilégiée car je sais combien les chanteurs peuvent être focalisés sur leur voix et prennent parfois des libertés avec la partition pour paraître au mieux de leurs possibilités. Bien sûr l'orchestre ne peut ignorer pareils comportements… Alors ce compliment me touche d'autant qu'il vient de pareils musiciens. Peut-être nos sensibilités se sont-elles reconnues. Les instrumentistes dégagent une sensibilité que je capte instantanément et c'est magnifique quand une vraie communion se met en place entre la fosse et la scène. Hier, dans Madame Butterfly, l'orchestre a trouvé des accents et des couleurs que je n'avais jamais entendus dans cet opéra. Les musiciens ont été fantastiques avec moi et, à la fin, lorsque le public a applaudi, je les ai vus aussi applaudir comme un autre public séparé de l'autre par l'extrémité de la fosse. Si j'avais pu avoir des bras assez grands pour les serrer sur mon cœur, c'est ce que j'aurais fait pour les remercier. Le succès d'un chanteur est en grande partie lié à la manière dont jouent les musiciens de l'orchestre.
Lors de notre précédente rencontre en 2013 vous nous expliquiez avec quelle intensité vous viviez un rôle et la difficulté d'en sortir. Pensez-vous parfois vous mettre en danger ?
Le fait est que cela est en train de devenir dangereux pour la raison suivante : je vis pour mon art en utilisant toutes les émotions que je porte. Cela me conduit à une solitude qui prend de plus en plus de place, renforcée sans doute par le fait que je suis plutôt d'une nature solitaire. Or cette solitude est remplie des émotions des rôles que je chante. Cela a toujours été le cas mais, par le passé, ma vie sociale prenait davantage de place. Il m'arrivait plus fréquemment de sortir avec des collègues, ce qui m'aidait à m'extérioriser davantage. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi mais, plus je travaille et expérimente au quotidien, et plus cela devient obsessionnel car je m'efforce de parvenir à être la plus vraie et la plus juste possible tout en faisant mon possible pour qu'aucune représentation ne soit semblable à une autre. Mon souhait est qu'un spectateur qui m'aurait vu dix fois dans le même rôle puisse repartir après chaque représentation avec un sentiment différent. Aussi, cela me demande d'aller chercher très profond en moi pour devenir le rôle que je chante et, par conséquent, cela a pour effet de me détacher de la réalité. Je suis une personne plutôt timide et le monde extérieur est si matériel que je me sens bien plus en phase avec la recherche que je mène sans relâche. Mais elle m'entraîne dans une autre dimension où le matériel laisse place à l'émotion et qui me donne l'impression d'exister bien plus intensément. Au point que le retour au quotidien est difficile. Je sais que je ne suis pas parfaite, et cette recherche de perfection me porte dans cette direction. J'ai récemment chanté Thaïs à Sao Paulo et j'ai vécu cette production comme un rêve. L'alchimie très spéciale qui reliait tous les participants était si belle et si forte que je suis restée troublée, pour ne pas dire hantée, pendant une semaine après la fin des représentations. Je me souviens m'être retrouvée dans la rue avec la sensation que les gens autour de moi étaient immatériels…
Avec la production de Butterfly de Robert Wilson, c'est un peu plus facile à gérer car la mise en scène fait que je me sens un peu plus distante. Pourtant, bien après la fin de la représentation d'hier soir, je me suis surprise à trembler. Cela a continué la nuit qui a suivi et j'ai eu beaucoup de mal à trouver le sommeil. Ceci étant, quel que soit le danger de la voie sur laquelle j'avance, je suis heureuse de pouvoir partager ce que je parviens à trouver ainsi avec le public. Je crois même que c'est une obligation, sans quoi chanter ne serait rien de plus qu'un métier comme un autre.
Avec un tel investissement, le rapport avec les autres artistes sur scène est-il facile à gérer ?
Il arrive que cela soit difficile et une distribution peut parfois ressembler à une mosaïque à laquelle il manque une pièce. Chaque production rassemble de nouveaux chanteurs et, dès que nous commençons à travailler ensemble, j'essaye de produire une énergie la plus positive possible. Je dis toujours à un collègue lorsque j'apprécie ce qu'il fait. Chaque chanteur possède un ego plus ou moins important mais le satisfaire n'est pas ce qui me motive. En revanche, il me semble normal d'adresser aux autres chanteurs un compliment s'il est sincère. Ce genre de relation favorise l'entente et la collaboration. Mais, naturellement, lorsqu'on se retrouve sur scène, la peur, la passion ou tout simplement l'envie de montrer que sa voix est la plus puissante de toutes peuvent rendre les choses difficiles et aboutir pour moi à la sensation de dialoguer face à un mur. C'est un sentiment que l'on ressent facilement lorsqu'il s'agit d'une histoire d'amour car elle ne peut pas être crédible sans un lien qui fonctionne entre les deux protagonistes. Pour autant, depuis la bulle dans laquelle je me trouve, je m'efforce de projeter ce qui devrait être, si je ne le trouve pas sur le plateau.
Vous avez chanté La Traviata près de 300 fois. Pourtant, chaque fois que vous interprétez ce rôle, vous éprouvez le besoin de tout remettre à plat. Pour quelle raison ?
Traviata est un opéra que j'adore, l'opéra qui a nourri mes rêves et, sur scène, il peut m'arriver de pleurer ou crier, comme dans la vraie vie. Mais les cris et les pleurs multiplient les tensions sur les cordes vocales et provoquent de microtraumatismes. De ce fait, lorsque la série de représentation est terminée, il est nécessaire que je revienne à des exercices de bases qui vont me permettre de préciser si j'ai maltraité mes cordes vocales et à quel niveau. Je commence par les notes basses en étant très attentive à la manière dont la voix répond. Si elle ne répond pas aussi proprement qu'avant les représentations de Traviata, c'est que j'ai forcé davantage sur certaines zones. Je vais alors faire comme une débutante en travaillant tout doucement cette zone fragilisée, avec beaucoup de précautions, jusqu'à retrouver l'état que je reconnais comme étant normal. Je chante depuis de nombreuses années et il y a en moi, à côté de l'interprète qui se produit sur scène, une Ermonela extrêmement critique qui maintient une vigilance absolue sur ses cordes vocales. Le répertoire que je chante est si varié que cette conscience sur la façon dont je traite ma voix, que ce soit en positif ou en négatif, est indispensable. Sans cela, un jour il me faudra payer l'addition, et sans doute même assez rapidement. Alors je m'applique à être très attentive et à tenter, si nécessaire, de trouver un moyen différent pour pouvoir projeter des cris. Un moyen plus technique.
Avez-vous un coach pour vous aider dans votre démarche ?
Tout à fait, j'ai chanté de très nombreuses fois Butterfly et Traviata, mais avant chaque production, je vais travailler avec ma coach Kathryn Green. Cela me permet de prendre conscience de mon évolution. C'est une étape que je considère indispensable même si elle peut s'apparenter parfois à quelque chose de routinier. L'instrument vocal est un peu un véhicule que l'on doit contrôler et entretenir régulièrement. Mon manager est Allan Green. Avec Kathryn, tous deux représentent pour moi bien davantage que le couple qui prépare les chanteurs et les aide à se développer car ils investissent énormément d'amour dans ce qu'ils font.
Une carrière de chanteuse connaît généralement une période de remise en question majeure. Avez-vous traversé pareille étape ?
J'ai traversé cela très tôt dans ma carrière. Je devais avoir à peu près 23 ans. Lorsque j'ai commencé à chanter j'étais soprano, puis je suis devenue mezzo-soprano. Je n'avais pas autour de moi de professeur à même de m'orienter sur la nature de mon instrument. Ma voix était assez flexible, mais je n'en étais pas consciente. À l'adolescence, de plus, rien ne paraît impossible… Puis est arrivé un moment où, après chaque leçon ou à la fin de chaque spectacle, je me retrouvais dans l'impossibilité de parler. J'étais aphone. Ce que j'infligeais à mes cordes vocales devenait immédiatement apparent. C'était un signal, bien sûr. Mais lorsqu'on est jeune, on récupère bien plus rapidement qu'à 30 ou 40 ans. Il a fallu que cela se répète plusieurs fois avant que je réalise que je devais réagir. Quelque chose n'allait pas dans ma technique… J'ai alors consulté des médecins, et en particulier des phoniatres. Leur verdict a été sans appel : "Vous êtes jeune, vous pouvez encore choisir une autre activité mais, au vu de l'état de vos cordes vocales, vous ne pourrez jamais prétendre à devenir une chanteuse professionnelle !". Imaginez ma réaction : le monde s'écroulait autour de moi ! Cette période de ma vie a été une des plus difficiles à traverser. Ce qu'on me conseillait était impossible. J'avais été conçue pour vivre mon rêve et ces paroles ne m'ont pas convaincue. Mais je devais impérativement faire quelque chose. Je me suis alors arrêtée pendant un moment, 3 ou 6 mois, je ne sais plus très bien, et j'ai commencé à étudier la phoniatrie. Parfois, le fait de comprendre ce qui se passe c'est aussi faire un grand pas en avant. Cette compréhension m'a permis d'accepter mes limites et de tout reprendre à zéro en suivant la trajectoire qui me convenait. C'est seulement en avançant avec justesse sans jamais dévier de la façon correcte de travailler que l'on peut prétendre plus tard passer d'un répertoire à l'autre comme je le fais aujourd'hui.
J'ai beaucoup travaillé seule pour ce nouveau départ car je devais me convaincre que, si je n'avais pas la voix de Maria Callas ou celle d'autres chanteuses, je devais tout d'abord accepter mes possibilités et trouver ensuite le moyen de rendre exceptionnel ce qui ne l'était pas au départ. Le travail qui m'attendait était immense et, jusqu'à ce jour, je n'ai jamais arrêté de travailler et de chercher… Aujourd'hui, je suis fière de ce que j'ai accompli car, instinctivement, j'avais raison de persister dans la voie qui était faite pour moi.
Pensez-vous partager votre expérience avec d'autres chanteurs, en particulier avec de jeunes artistes ?
Bien sûr, mais lorsque j'anime une masterclass, je commence avant toute autre chose par parler de phoniatrie et j'explique aux jeunes chanteurs comment ça marche. Lorsqu'on commence à étudier, on a toujours un modèle. Mais l'erreur est de chercher à devenir ce modèle car c'est le plus sûr moyen d'aboutir à une mauvaise copie. Il faut commencer par s'accepter, chacun avec ses possibilités, car de modestes qualités peuvent devenir extraordinaires si vous trouvez le bon moyen d'y parvenir. Les jeunes chanteurs que je rencontre sont hypnotisés par le succès et je leur apprends que la seule chose importante est la régularité du travail, une régularité sans concession. Quel que soit le temps nécessaire à avancer, il faut que le chemin soit le plus sécurisé possible.
Il est très important aussi de faire comprendre aux jeunes chanteurs que posséder une bonne technique ne fait pas d'eux des artistes. La technique n'est que le moyen de véhiculer la variété des émotions de chacun. Par exemple, pour produire un pianissimo, il faut utiliser une certaine technique mais ce qui nourrit le son c'est le sentiment intime qui est en nous. Dans un axe pratique, il m'arrive de présenter cela comme un jeu qui consiste à savoir quelle technique utiliser pour exprimer de façon crédible telle ou telle émotion.
Vous parlez de pianissimo, or les nuances et les sons filés, si rarement entendus aujourd'hui, caractérisent votre façon de chanter. Avez-vous développé une technique particulière pour parvenir à cela ?
Il est vrai que c'est un peu ce qui caractérise ma façon de chanter. Je me suis toujours exprimée ainsi. Lorsque, très jeune, j'ai commencé à chanter, le pianissimo était l'expression de mon caractère. Naturellement, cela s'exprimait sans technique. Puis j'ai pris conscience que ces nuances qui venaient du plus profond de moi, provoquaient une certaine attention de la part du public, sans doute peu habitué à entendre cette qualité de son. Alors j'ai compris dans quel sens je devais travailler afin de parvenir à rendre le pianissimo encore plus pianissimo. Or seule la technique peut le permettre et, aujourd'hui encore, je travaille sur les nuances car ces sonorités sont l'aboutissement d'un vrai calcul pour que le pianissimo se teinte d'un sourire ou d'une larme, en fonction du contexte. Lorsque je chante ainsi, j'ai l'impression que le son part du sol passe par la plante de mes pieds pour me traverser et se charger de tout mon être avant de sortir. Je crois qu'il s'agit vraiment de mon expression la plus personnelle.
En juillet dernier vous avez chanté Thaïs à Sao Paulo dans la mise en scène de Stefano Poda. Quel souvenir gardez-vous de cette production ?
Tout d'abord j'ai eu la possibilité de travailler directement avec Stefano Poda cette magnifique mise en scène si personnelle. Sa façon de créer son propre univers tiens de la magie et tout le processus de création s'est déroulé d'une façon très spéciale au point que je me demandais d'où lui venait son énergie pour travailler ainsi avec tout le monde. Je dois dire aussi que j'ai été très surprise par la qualité artistique des artistes avec lesquels j'ai travaillé au Brésil. Sur scène, ils savent aussi bien danser que chanter ou jouer la comédie. Quant à leur diction française, elle devait être plus que bonne pour prétendre être engagé par cette grande maison d'opéra. Il y a là-bas une forte compétition et cela aboutit à ce que tous cherchent à se dépasser. La sélection des artistes pour Thaïs avait donc été très soignée et chacun avait été engagé pour des qualités très précises. Le chef d'orchestre français Alain Guingal a également été formidable mais, surtout, nous étions rassemblés autour de ce projet et nous partagions le même point de vue. De telle sorte que lors des représentations, malgré le fait que je sois sur scène, j'ai compris que la représentation se transformait en une méditation collective. J'avais chanté le rôle de Thaïs des années auparavant mais cette expérience m'a donné l'impression que c'était la première fois, tant je découvrais et comprenais de choses. L'ensemble reflétait totalement la créativité de son metteur en scène, et cela fonctionnait parfaitement. Cette Thaïs à Sao Paulo est une des plus fortes expériences que j'ai eu l'occasion de vivre sur scène.
Le 7 juin 2016, on vous retrouvera au Théâtre des Champs-Élysées avec le ténor Charles Castronovo pour un récital organisé par Les Grandes Voix dans le cadre du Festival Paris Mezzo. Qu'allez-vous proposer…
J'aurai le grand plaisir de chanter avec Charles Castronovo que j'apprécie beaucoup. Nous nous sommes rencontrés dans La Bohème à Detroit il y a une douzaine d'années et je crois que l'alchimie ente nous était à la fois naturelle et crédible. Puis, nous nous sommes retrouvés pour La Rondine et La Bohème au Royal Opera House. Je suis sa carrière depuis notre première collaboration et lorsque nous nous sommes retrouvés à Londres j'ai pu constater comment il avait évolué. C'est un très bel artiste et une très belle personne. Nous n'avons pas encore précisé la totalité des airs que nous chanterons mais ce récital accordera une grande part à Massenet, Puccini et Gounod. Le programme sera construit autour des plus belles pages de l'opéra romantique, avec des duos et des arias. Je crois que cette soirée sera portée par la passion.
Un peu plus tard, les 9 et 12 juillet vous serez aux Chorégies d'Orange pour Madame Butterfly avec Marie-Nicole Lemieux et Bryan Hymel. Vous avez chanté pour la première fois Micaela à Orange en 2008 et on vous a vu à la télévision en 2014 dans Musiques en fête. Quel est votre rapport à ce lieu ?
La première fois que j'ai chanté à Orange j'ai été surprise de constater que je pouvais entendre l'écho de ma voix grâce au mur qui renvoie le son. J'ai également chanté à Vérone où l'acoustique n'est pas du tout la même car les Arènes sont beaucoup plus ouvertes. Si je reste sur une comparaison entre ces deux grands théâtres en plein air, je dirais que les opéras montés aux Arènes de Vérone sont davantage dans l'optique du grand spectacle, alors qu'aux Chorégies, il y a une véritable attention portée sur les détails et la finesse d'une production. De plus, à Orange, on sent parfaitement la présence du public et ce public aime les chanteurs.
Je suis très sensible à la présence d'un public et la première fois que j'ai chanté à Orange avec le rôle de Micaela, j'ai senti la bienveillance des spectateurs à peine le pied posé sur la scène. La sensation était la même quand je suis revenue aux Chorégies pour participer à Musiques en fête, bien que dans un contexte plus populaire. Chanter Butterfly à Orange était un rêve que je nourrissais depuis longtemps. Puis, les contrats m'ont menée ici ou là et ce vœu est resté au stade de l'espoir. Alors, quand Raymond Duffaut est venu me voir à la fin des représentations de Butterfly à Avignon pour me proposer de chanter cet opéra à Orange, j'ai vraiment cru qu'un rêve allait se réaliser. Maintenant, je suis très impatiente de vivre cette expérience qui, je le sais, sera très importante pour moi. J'espère être en forme pour pouvoir donner tout ce que j'ai.
Vous travaillez actuellement la partition de Zaza de Leoncavallo que vous devez enregistrer pour le disque et donner en concert au Barbican de Londres le 27 novembre…
Lorsque, l'année dernière, on m'a proposé d'enregistrer Zaza, je me suis demandée pourquoi on s'intéressait à moi plutôt qu'à une soprano sous contrat avec un grand label classique. Par ailleurs, je reconnais que le public me demande souvent pourquoi je n'enregistre pas. La question était alors pourquoi me proposer une œuvre totalement inconnue comme Zaza et non Butterfly ou La Traviata ? Puis, j'ai réfléchi et je me suis dit que, après tout, j'accomplis souvent ce que d'autres abandonnent. Alors, pourquoi pas Zaza ? Et je me suis procuré la partition et quelques disques, mais impossible de trouver une version intégrale. Bref, je n'avais pas une idée très précise de l'œuvre. Alors, comme toujours, après avoir écouté une ou deux fois les enregistrements disponibles, je me suis orientée vers un travail purement personnel et j'ai étudié Zaza mot après mot et note après note. C'est le moyen le plus sûr pour intégrer une nouvelle œuvre dans un premier temps. Je mentirais en disant que j'ai été subjuguée par la partition. Mais, en travaillant sur l'aspect dramatique, la modernité de l'opéra m'est apparue.
Zaza est une chanteuse de cabaret élevée par sa mère qui a été abandonnée par l'homme qu'elle aimait. Toutes deux se battent pour survivre. Zaza devient une vedette et tombe amoureuse folle d'un chanteur marié qui cherche juste une aventure de plus. Elle ne peut s'empêcher de voir comment vit l'homme qu'elle aime et se rend à son domicile. Là, elle trouve une petite fille qui lui dit combien elle est heureuse de vivre dans cette maison avec des parents qui l'adorent. Cette conversation la renvoie à son enfance et elle comprend alors que toute action de sa part en vue de se venger aboutira à la destruction de ce foyer et elle s'éloigne…
Comme dans La Rondine, il n'y a pas de mort à la fin de Zaza, sinon une mort intérieure, une acceptation de son destin. Par mon approche dramatique et technique j'aimerais exprimer l'aspect universel de cette histoire qui pourrait être celle de n'importe qui. Du reste, si le livret m'a interpellée, c'est que le thème de Zaza m'a rappelé l'histoire de ma propre mère qui a été abandonnée. En travaillant Zaza je me suis souvenue que, derrière son existence de femme, de mère puis de grand-mère, il y avait cette plaie ouverte liée à l'abandon. Certaines phrases de l'opéra de Leoncavallo sont quasiment identiques à celles que j'entendais lorsque j'étais petite… Mon lien avec Zaza était trouvé et, à partir de ce moment, j'ai su que je pourrais y instiller de vrais sentiments liés à des situations que je connaissais au travers de l'histoire de ma mère. Le challenge sera de parvenir à exprimer tout cela par la voix afin que le disque exprime au mieux ces sentiments qui m'animent. J'enregistrerai avec l'Orchestre Symphonique de la BBC placé sous la direction de Maurizio Benini et, après les sessions d'enregistrement, Zaza sera donné en concert dans la salle du Barbican le 27 novembre prochain.
Quels projets pouvez-vous dévoiler ?
Tout d'abord je suis heureuse de vous annoncer que je reviendrai à Paris l'année prochaine en novembre pour un très beau rôle romantique. Quant à mon futur, à moyenne échéance, il sera fait de Traviata, Adriana Lecouvreur, Manon Lescaut de Puccini, Suor Angelica, Otello, Mefistofele et aussi de nombreuses Butterfly, un opéra dans lequel on me demande de plus en plus souvent en Europe et aux États-Unis. Que Butterfly devienne aujourd'hui un opéra dans lequel on me retrouve quasiment autant que dans Traviata a quelque chose d'assez amusant car, il y a 6 ou 7 ans, un chef d'orchestre très célèbre m'avait dit, alors que je chantais Liu dans Turandot qu'il dirigeait : "Ne pense pas un seul instant à chanter Butterfly car tu y laisseras ta voix". Sans doute avait-il à l'esprit le stéréotype des grandes voix qui ont chanté Cio-Cio-San et la force que peut avoir l'orchestration de Puccini dans cet opéra. Toujours est-il que son conseil m'a incité à essayer. J'avoue que cela fait partie de ma personnalité de parvenir à réussir un challenge, d'abord pour moi et ensuite pour le partager. Mais dans le cas de Madame Butterfly, il suffisait d'ouvrir la partition pour réaliser que Puccini a traité le rôle de Cio-Cio-San avec une délicatesse infinie… J'ai chanté ma première Butterfly à Philadelphie et j'ai invité ce chef à assister à mes débuts. Il est venu et a reconnu qu'il avait du mal à croire ce qu'il avait entendu. Mais, je reviens sur ce point, si je peux chanter aujourd'hui Butterfly c'est que l'œuvre ne demande une réelle puissance vocale qu'à environ cinq moments. Tout le reste est de la dentelle. C'est la raison pour laquelle je voyage maintenant aux États-Unis et en Europe avec ce rôle merveilleux…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 28 septembre 2015
Pour en savoir plus sur Ermonela Jaho :
www.ermonelajaho.com