Tutti-magazine : On connaît aujourd'hui quelque 200 cantates de Bach. Comment avez-vous fait votre choix pour composer le programme de votre disque ?
Ophélie Gaillard : Ce choix a été en partie guidé par la ligne conductrice de l'ensemble Pulcinella dont un des principaux axes de travail se situe autour du violoncelle dans un sens large. L'instrument peut être aussi bien soliste qu'accompagnateur des voix ou se charger de la basse continue. Dans le cadre des concerts, nos coups de cœur comptent également dans notre sélection. Cela survient généralement lorsque nous travaillons avec des musiciens ou des chanteurs. Certains œuvres s'imposent alors comme des évidences. Parfois, des interprètes expriment un désir particulier. Cela a été le cas pour la Cantate de Hoffman, longtemps attribuée à Bach, et qui clôt le programme du disque. Christophe Dumaux rêvait de chanter cette aria depuis des années. Or la vocation de Pulcinella est aussi de permettre aux solistes de présenter des pièces qui ne sont pas souvent programmées et qui leur tiennent à cœur. Ce critère de choix est ni plus ni moins une forme de liberté. Enfin, pour le disque, le souhait été de rassembler l'intégralité des airs avec violoncelle piccolo que nous pouvions interpréter avec notre effectif. Bien entendu, nous n'avons pas pu intégrer les pièces avec chœur.
Pour cet enregistrement, vous jouez sur un violoncelle piccolo flamand. Pouvez-vous nous parler de cet instrument ?
Le violoncelle piccolo, comme son nom l'indique, est un peu plus petit que le violoncelle mais, surtout, sa tessiture diffère. Il en possède les quatre cordes, plus une corde aiguë de "mi", qui est la dernière corde du violon. Cela lui permet d'exprimer à la fois la tessiture du violoncelle et celle du violon, ce qui apporte beaucoup de liberté. La sonorité du violoncelle piccolo se situe à mi-chemin entre la viole de gambe et le violoncelle. Il possède moins de basses et se montre donc moins profond, mais il est en revanche plus volubile, plus léger dans l'aigu, et cela d'une façon assez aisée. Dans les Cantates de Bach il permet ces nombreux entrelacements entre la voix du chanteur et celle de l'instrument qui parvient à décrire des volutes particulièrement raffinées, là où un violoncelle se cantonnerait à un soutien de basses.
Est-ce très différent de jouer sur ce violoncelle picolo par rapport à votre violoncelle Francesco Goffriller de 1737 ? En jouez-vous depuis longtemps ?
Je me suis en fait mise très sérieusement au violoncelle piccolo lorsque j'ai passé le concours Bach à Leipzig où j'ai joué en finale la 6e Suite sur cet instrument. Bach a composé 12 Cantates et la dernière Suite pour violoncelle piccolo. J'en joue depuis très régulièrement, ne serait-ce qu'à chaque fois que je présente des intégrales des Suites, ce qui est très fréquent. Il est très rare qu'il reste dans sa boîte plus de deux semaines consécutives. Je dois dire que j'aime cet instrument pour la liberté qu'il m'offre, pour sa sonorité très particulière, très fine. Je joue également de la musique française avec ce violoncelle piccolo.
Est-ce un prêt comme votre Goffriller ?
Pas du tout, c'est un instrument très beau mais anonyme et plus modeste que le Goffriller que je ne pourrais pas m'offrir. Je l'ai trouvé et l'ai acquis sans trop de difficultés. C'est du reste cette rencontre avec le violoncelle piccolo qui m'a incitée à enregistrer ma seconde intégrale des Suites de Bach en 2011. J'en jouais en concert depuis plus d'un an lorsque le producteur du disque et l'ingénieur du son ont rencontré l'instrument et ont trouvé qu'il était justifié d'enregistrer à nouveau les Suites avec lui.
Votre violoncelle est un prêt du groupe CIC. Est-il limité dans le temps ?
Une chose est certaine : je ne l'ai pas pour toute la vie, et il est vrai que cela fait un certain nombre d'années qu'il m'accompagne… C'est un peu comme la vie : on ne sait jamais quand ça s'arrête ! Alors je prends ce prêt comme un énorme cadeau et j'en profite. J'ai aussi et surtout le grand bonheur de le voir évoluer depuis que j'en joue, de constater qu'il s'ouvre et s'épanouit… Il vit et se développe encore.
Lorsque nous avons rencontré le violoniste Andrey Baranov, il venait d'obtenir le prêt d'un Stradivarius pour 3 ans. Il nous avait confié que, sans doute, au terme de ce prêt, il jouerait sur un autre instrument, encore meilleur…
Pour moi, la séparation d'avec le Goffriller représenterait un arrachement terrible. Cela diffère sans doute d'une personnalité à l'autre. Certains se détachent beaucoup plus facilement des gens et des objets que d'autres. En ce qui me concerne, j'ai eu aussi la chance de choisir mon instrument, et je peux parler de coup de foudre pour ce violoncelle que je passe des heures à jouer chaque jour. C'est une matière vivante et un autre instrument ne sera pas celui-ci. Bien sûr, il m'est arrivé d'essayer de très beaux violoncelles qui ont aussi provoqué un choc. J'ai aussi un instrument qui m'appartient et avec lequel de fortes attaches existent. Ceci dit, l'essentiel, je pense, reste d'abord la musique qu'on joue. Si je ne pouvais plus jouer de Schumann à partir de demain, je serais bien plus malheureuse que de ne plus jouer sur ce Goffriller que j'aime pourtant énormément.
Pour ce disque, vous êtes entourée de Pulcinella, l'orchestre que vous avez créé en 2005. Pouvez-vous revenir sur les raisons de cette création ?
Pulcinella n'est pas un orchestre au sens baroque du terme, mais plutôt un ensemble à géométrie variable, composé d'instrumentistes free-lance, qui peut évoluer jusqu'à la formation d'orchestre de chambre. Il n'y a ni chef ni direction verticale et toutes nos décisions musicales sont prises en commun. Les musiciens de Pulcinella ont des personnalités que je qualifierais de solistes. Dans le disque des Arias de Bach, plusieurs interventions de violon, de hautbois ou d'orgue nécessitent vraiment des interprètes qui ont une stature de solistes. En ce sens, ce n'est pas un orchestre.
L'idée de base à la création de Pulcinella est née autour du désir de mettre en lumière le répertoire avec violoncelle. Nous avons commencé nos enregistrements par un disque Vivaldi en 2006, puis l'année suivante a suivi un disque consacré à Boccherini. Cela faisait 3 ans que nous mûrissions ce nouveau disque consacré à Bach… Bien entendu, à l'origine de Pulcinella, il y aussi cette liberté de choisir nos programmes, de les construire pour un organisateur, de choisir nos solistes… C'est passionnant.
La création de Pulcinella répondait-elle à un besoin de liberté à un certain moment de votre carrière ?
Certainement, mais pas seulement. Je souhaitais aussi que cet ensemble soit la réunion de plusieurs désirs. Même si les musiciens ne sont pas toujours les mêmes, il existe un noyau dur qui assure base de la formation. Pulcinella représente pour chacun l'occasion d'accomplir des projets que nous n'avons pas forcément l'occasion de voir se réaliser dans d'autres cadres. En ce qui me concerne, en 2005, je jouais aussi beaucoup de répertoire romantique et moderne et j'avais envie de profiter d'un espace de jeu, dans tous les sens du terme, et de liberté en ce qui concerne la musique ancienne. Je joue aujourd'hui les œuvres du XVIIe et XVIIIe siècles plutôt avec l'ensemble.
Comment pouvez-vous définir le son de Pulcinella ? Celui que vous recherchez ?
En fait cela est très sensoriel car il s'agit d'un son que l'on entend intérieurement. De nombreuses personnes définissent du reste Pulcinella par une certaine qualité de sonorité. Et je dois avouer que je suis moi-même une malade de son. Pas sur le plan technique mais, sur un enregistrement, le son est l'élément qui me fascine et m'importe le plus. Le Goffriller dont je joue est sans doute une composante du son de Pulcinella. C'est un son très chaud, très articulé, très délié et en même temps le plus proche possible des voix avec lesquelles nous travaillons.
Pulcinella accompagne de nombreux chanteurs : Sandrine Piau, Max Emmanuel Cencic, Christophe Dumaux, Nuria Rial… Quel est le rapport de l'ensemble à la voix ?
Je nourris une immense admiration pour les chanteurs car ils me fascinent au point de presque tout leur pardonner. Leur métier est incroyable, merveilleux. L'idée, pour ce disque Bach comme à chaque fois que nous travaillons avec des chanteurs, et de leur offrir un écrin qui soit le plus agréable, bienveillant et porteur afin de les guider. Nous nous mettons à leur service comme ils sont eux-mêmes au service du texte et de la musique. Il ne s'agit pas pour autant de supporter des caprices et nous ne travaillons pas avec des divas mais avec de grands artistes qui n'ont pas un ego démesuré. Ce qui m'intéresse dans la basse continue est de les inciter à aller jusqu'au bout de leurs intentions voire de les pousser au-delà par rapport à l'expression du texte ou une couleur de voix. Ce qui définit sans doute le mieux notre travail avec les chanteurs est que nous les portons et essayons de les aider à révéler ce qu'ils ont de meilleur.
Vous avez enregistré votre dernier disque à l'Hôtel de l'industrie, à Saint Germain-des-Prés. Est-ce en raison du son que vous désiriez obtenir ?
Pour moi, le choix de lieux adaptés est capital car ils sont en quelque sorte les oreilles de l'auditeur qui écoutera le disque. Il doit se sentir avec nous, dans la salle qui a servi à l'enregistrement. Que ce soit pour les Suites de Bach ou pour ce nouveau disque, je me laisse entièrement guider par mon ingénieur du son Nicolas Bartholomée. Mais je dois avouer que lorsque nous sommes arrivés à la première répétition à l'Hôtel de l'industrie, le doute nous a assailli. Mais, comme d'habitude, nous avons fait confiance et nous nous sommes mis au travail sans nous poser de questions. En fait, le choix était excellent. Je pense du reste que l'ingénieur du son doit savoir quelle sera la salle idéale, le résonateur approprié à la musique que nous jouons. En ce qui concerne notre façon de travailler, je peux réellement parler de collaboration entre les musiciens et l'équipe technique.
Lors de votre concert du 16 octobre dernier à la cathédrale Saint-Louis des Invalides, vous étiez positionnée côté cour, soit à l'extrémité d'un arc de cercle composé par vos musiciens. Est-ce une place stratégique pour les diriger ?
Avec certains musiciens, nous nous connaissons si bien que nous n'avons aucun besoin de nous voir et, en général, si un des musiciens ne me voit pas, il me le fait savoir ! Pour nous, la position de l'orgue, au centre, est aussi importante que celle du violon solo ou de la mienne, car chacun donne des points de départ et des repères différents. Comme il n'y a pas de direction verticale, il est impératif de se sentir à l'aise. Lorsque je suis assise à l'extrémité côté cour, nous obtenons un bon relais entre les solistes chanteurs et les musiciens. Il en va de même avec les bons chefs d'orchestre qui sont un relais entre le soliste et sa pensée musicale, leur propre pensée musicale et l'orchestre. Nous sommes en fait des diffuseurs et nous n'avons pas à nous approprier quoi que ce soit. Nous sommes censés être mobiles afin de pouvoir véhiculer l'information, l'énergie et la passion le mieux possible. Du reste, lorsque l'énergie est bloquée quelque part, cela révèle un problème de positionnement de la formation.
Le harpiste Nicolas Thulliez parle du paradoxe, pour le musicien qui accompagne la voix, de tendre justement à se rapprocher du phrasé de la voix avec son instrument. Qu'en pensez-vous ?
Je suis absolument d'accord. Pour moi, la vocalité est essentielle car, encore une fois, le son que nous produisons est celui que nous avons en nous. Une image ou un chant intérieur précède le son que l'on émet. Lorsque, parfois, il y a une rupture de ce chant intérieur, ça ne fonctionne plus. Je ne me sens pas pour autant en imitation mais je tend à être la plus proche possible de la voix sous tous ses aspects : le beau chant et la ligne, mais aussi le texte. Dans le cas de Bach, le texte est même peut-être prédominant sur la ligne mélodique car la façon d'exprimer les mots est capitale. Lorsqu'on écoute Sandrine Piau, on comprend chaque mot qu'elle chante et cela donne l'envie de placer des syllabes sur les sons que nous jouons.
Pour un instrumentiste, le but ultime serait la voix ?
Ce n'est pas le but ultime car cela précède tout. C'est notre référence en amont et en aval, l'essentiel qui se trouve à l'origine du son. Lorsqu'on lit une partition, sans même la jouer, ce qui compte est la façon dont on la chante. C'est de cette façon que je fais travailler mes élèves et je leur donne souvent des références vocales qui peuvent être aussi bien Maria Callas qu'Ella Fitzgerald…
Pensez-vous être la même interprète lorsque vous jouez un répertoire baroque ou un répertoire classique, voire contemporain ?
Je pense utiliser une part différente de moi-même selon chaque répertoire. Lorsque je joue du Schumann, je n'exprime pas la même part de sensibilité que lorsque je joue du Bach ou du Xenakis. Alors, bien sûr, la même sensibilité et le même corps s'expriment mais ils ne livrent pas la même chose de moi-même.
Pouvez-vous éprouver le sentiment d'utiliser trop partiellement vos capacités dans certains cas ou, à l'inverse, un sentiment de plénitude dans certains autres ?
Non, mais je pense que je pourrais avoir cette sensation si je rayonnais sur un seul répertoire. Ma façon de mettre à disposition le plus de moi-même est justement de m'exprimer dans plusieurs styles.
Comment partagez-vous votre carrière entre les répertoires ?
Il y a, bien sûr, les contrats et les envies, cependant je ne passe pas un jour de ma vie sans jouer plusieurs répertoires différents, à fois sur boyau et sur métal. La raison est autant technique que physique, sur le plan musculaire, car il est impossible de jouer uniquement sur du boyau pendant 3 semaines et jouer à l'arrivée le Concerto de Dvořák. Si l'on veut être honnête avec le public et envers soi-même, la pratique quotidienne des deux est indispensable. Bien entendu, si je passe 4 heures sur une pièce de Xenakis, je jouerai un peu moins de musique baroque mais je veille toujours à un équilibre qui nécessite une discipline assez conséquente.
En 2013, Pulcinella sera en résidence à Aubervilliers. Comment envisagez-vous cette nouvelle année ?
L'année 2013 s'annonce très riche, d'autant que nous serons aussi en résidence à Pontoise pour son Festival Baroque à partir de l'automne. Je ferai à la fois des concerts en solo, d'autres avec Pulcinella, et un spectacle de danse que j'ai créé hier avec le danseur de hip-hop Ibrahima Sissoko et que nous présenterons à Aubervilliers dans une nouvelle version. Tout cela est organisé autour d'actions pédagogiques dont un gros projet avec les enfants des centres de loisirs d'Aubervilliers basé sur une rencontre entre la musique baroque et la musique malienne, avec la chanteuse Fantani Touré. Ce grand concert sera l'aboutissement de trois mois et demi de résidence avec les enfants qui n'ont encore aucune pratique artistique, et sera composé de chants, de percussions et fera intervenir des membres de Pulcinella. Pour ce projet, nous travaillons en très étroite collaboration avec les éducateurs qui mènent un travail exceptionnel et que nous avons la joie de voir impliqués totalement dans cette démarche. Nous travaillons aussi en collaboration avec le conservatoire régional, très actif aussi, avec à la fois des élèves en pôle d'excellence et des enfants. Je dois reconnaître que la Mairie d'Aubervilliers ne dispose pas de gros moyens mais se montre très investie pour que la culture aille partout. De nombreux partenaires s'agrègent au projet et je pense que ce sera assez fantastique !
Aujourd'hui, quelles sont vos envies d'interprète ?
Oh, j'ai encore de nombreuses œuvres à découvrir, mais j'aimerais bien me replonger dans les Sonates de Beethoven. En soliste, je n'ai pas encore joué le Don Quichotte de Richard Strauss. C'est un rêve car j'adore cette œuvre. Je travaille ainsi un certain nombre de pièces pour moi et elles mûrissent dans leur coin. J'ai hâte de les partager…
La couverture de votre disque d'arias de Bach est assez originale. Que pouvez-vous nous en dire ?
Je ne l'ai pas choisie mais elle représente l'aboutissement d'un travail d'équipe du label Aparté et je l'adore ! Je crois qu'elle évoque plusieurs choses et, en particulier l'essentiel du disque, soit le rapport au texte. Cela ressort bien dans le texte de présentation de Gilles Cantagrel qui a en quelque sort guidé ce choix d'illustration. Elle reflète très bien cette idée du verbe, source de lumière…
Propos recueillis par Tutti-magazine
Le 13 décembre 2012
Pour en savoir plus sur Ophélie Gaillard :
www.opheliegaillard.com
Pour en savoir plus sur Pulcinella :
www.pulcinella.fr