Tutti-Magazine : En 1991, vous abandonnez le poste de délégué artistique du service de la musique de chambre à Radio France où vous organisiez 70 concerts par an afin de vous consacrer entièrement à la composition. Ressentiez-vous alors ces responsabilités comme un frein à votre nature de compositeur ?
Nicolas Bacri : En fait, je me suis pratiquement toujours consacré exclusivement à la composition et je considère cette expérience à Radio France comme une parenthèse. À 15 ans, je composais déjà sérieusement et j'ai su très vite que ma voie était tracée. À 21 ans, après avoir obtenu un premier prix de composition au Conservatoire de Paris, j'ai été sélectionné pour entrer à la Villa Médicis à Rome. Deux ans en lévitation… et de travail acharné m'attendaient, dans ce lieu chargé d'Histoire, afin de "devenir ce que l'on est".
Vous êtes ensuite revenu à Paris…
Pour deux années difficiles car j'étais un peu trop jeune pour prendre des responsabilités importantes. Heureusement quelques commandes prestigieuses - la radio, le Ministère de la Culture - étaient au rendez-vous, même si j'étais encore peu joué. À cette époque j'avais créé une association dont le but était d'interpréter de la musique méconnue de Beethoven à nos jours. Cette association ne s'est jamais illustrée dans une action mais m'a donné un profil de "découvreur", ce qui a mis la puce à l'oreille de Jean-Manuel de Scarano, directeur des Éditions Durand, mon éditeur. Il avait appris que Radio France cherchait un remplaçant à Alain Moëne. Alain avait fait du service de musique de chambre un outil exceptionnel qui fédérait des émissions de France Musique comme Le Paris des orgues, La musique ancienne, Le salon romantique, Les Mardis de la musique de chambre ou Les Musiques à découvrir. Grâce à lui, à Yves Prin et André Jouve, on m'a confié le poste de délégué artistique du service. J'y suis resté 4 ans.
La composition passait alors au second plan…
J'étais dans un travail à plein-temps mais je me suis adapté. Je parvenais à composer durant la nuit, les week-ends et les congés. J'écrivais de fait différemment. Je crois beaucoup au travail subliminal du compositeur : les idées travaillent toutes seules. Mais, à 29 ans, tout cela commençait à faire lourd. J'aurais certes pu demeurer à la radio, mais d'autres expériences m'appelaient, et en particulier, tenter la Casa Velasquez en Espagne. J'ai réussi le concours d’admission ; le moment était venu de quitter la radio.
Est-il facile de passer d'une existence riche de contacts et en représentation à une forme de retrait ?
Je n'ai pas vécu la transition de cette façon. L'énergie qui m'anime est la musique que je dois écrire. Elle me guide et m'éclaire. Ce changement de vie et de rythme me convenait très bien et j'étais ravi de pouvoir à nouveau consacrer tout mon temps à la composition. Mais je n'oublie pas que, si j'ai pu ainsi m'exprimer à travers l'écriture musicale, les occasions se sont succédées pour me le permettre. Après la Casa Velasquez, j'ai eu encore beaucoup de chance car, à mon retour en France en juillet 1993, mon ami violoncelliste, Dominique de Williencourt, m'a invité à le rejoindre à l'abbaye de La Prée dans l'Indre, au sein de la colonie d'artistes qu'il était en train de créer avec l’association Pour que l’Esprit vive. J'y suis demeuré 5 ans et demi. Cet épisode était providentiel car, si je commençais à être joué assez régulièrement, les commandes étaient encore peu nombreuses. Mon fidèle ami le pianiste Bruno Rigutto m'a alors proposé d'envoyer un dossier à la Fondation d'entreprises du Crédit National* qui pouvait aider de jeunes musiciens. Et ma demande a été acceptée. Ainsi, durant 3 ans, j'ai pu bénéficier d'une bourse qui m'a beaucoup aidé à passer ce seuil critique qu'un compositeur traverse lorsqu'il est déjà connu, mais pas encore suffisamment reconnu pour pouvoir vivre de ses commandes. Heureusement, depuis environ 2000, j'ai la chance de pouvoir vivre de ce que j'écris.
* Natexis.
Quelles sont, pour vous, les conditions à mettre en place pour composer ?
La tranquillité avant toute chose. Je n'ai pas ralenti ma production personnelle lorsque je travaillais à la radio, mais au bout de 4 ans j'ai commencé à penser que je ne pourrais sans doute pas tenir ce rythme de travail indéfiniment.
Vous parlez d'œuvres de commande. Comparées à ce que vous composez spontanément, votre approche est-elle différente ?
Il n'y a chez moi aucune différence entre les deux. Si une œuvre de commande n'est pas aussi une œuvre spontanée, alors il vaut mieux s'abstenir de l'écrire. Il ne faut pas croire qu'une commande engendre un travail que l'on se force à accomplir. C'est en fait une pièce que l'on aurait aimé écrire et pour laquelle on est heureux d'accueillir la proposition de composition. Pour être honnête, il m'est arrivé de devoir me forcer un peu, mais je n'ai jamais eu à le regretter car cela m'a obligé à m'adapter et donc, à progresser. Avec le recul, je suis vraiment très satisfait d'avoir eu parfois à accepter de telles propositions car elles font en définitive partie de mon métier. J'ai en fait été confronté à cette contradiction apparente qui est d'avoir toujours vécu pour écrire et, à un moment donné, d’avoir aussi à écrire pour vivre. Mais je considère cela plus comme une addition que comme une soustraction !
Écoutez-vous la musique des autres ?
Je me nourris de la musique des autres. Je pense du reste intimement que toute création est de la transformation sublimée. Alors, bien sûr, le processus traverse un certain nombre de filtres. Mais je crois que le paradoxe de la création est que plus on croit recevoir de l'infini, de Dieu - ou appelez cela comme vous voulez -, plus on touche à des éléments qui se situent dans les couches archaïques de la conscience, au sens psychanalytique du terme. Effectivement, cette sensation que nous sommes un médium est importante car elle prouve que le processus de création est bien réel. Pour autant, il faut veiller à ne pas sombrer dans un mysticisme de pacotille qui consisterait à dire que le compositeur est le récepteur de je ne sais quelle dimension… Mais cette sensation existe réellement, et elle peut nous rendre fou de bonheur, ou fou tout court…
Pour qui écrivez-vous ? Votre conception de l'auditeur peut-elle varier selon les œuvres ?
Je n'écris pas pour des auditeurs mais pour des interprètes. En outre, j'adhère totalement à ce que mon ami le violoniste Augustin Dumay a dit lors d'une conférence. Pour lui, l’interprète est semblable au prêtre d'une cérémonie religieuse qui ne s'adresse pas à l’assemblée, mais à Dieu. L'interprète s'adresse, en effet, à cette dimension supérieure que chaque être porte en lui - qu’on peut appeler Dieu si l'on veut -, et le public participe… ou pas. S'il communie, pour suivre ce parallèle avec le prêtre, cette interaction peut se révéler extrêmement forte pour tout le monde. C'est du reste seulement devant un public que l'interprète pourra mesurer la teneur véritable de l'œuvre qu'il joue, mais aussi se mesurer lui-même, dans ce qu’il a de plus intime, à cette œuvre.
Si nous poussons un peu plus loin ce que vous exposez, peut-on en déduire que vous ne composez pas pour être entendu mais par nécessité ?
Si j'avais encore 15 ans, c'est ce que je vous aurais répondu sans hésiter, car c'est l'âge du tout ou rien ! Cela me rappelle les Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke qui m'ont beaucoup marqué à l'adolescence. Il dit en substance : si vous ne sentez pas qu'il est absolument nécessaire d'écrire, alors n'écrivez pas. Quel dommage que ce conseil n’ait pas été plus entendu dans les cénacles d’avant-garde…
Vous écrivez donc pour des interprètes. Comment appréhendez-vous ce travail ?
Il est important que l'œuvre s'adresse à un interprète. Non forcément à une personnalité particulière, mais à ce qu'il représente à la fois en termes de musique et d'humanité. Je tiens cela de mes professeurs au Conservatoire : l'importance d'écrire une musique qui s'adresse à des êtres humains. Cela paraît bête à dire mais à dix-huit ans, je ne comprenais pas vraiment l'importance de cette dimension. À cet âge on écrit pour une flûte et on oublie d'écrire pour un flûtiste. C'est pourtant capital. Certains professeurs conseillaient même d'imaginer le visage du musicien qui allait jouer votre œuvre. Et cela est encore plus important s'il s'agit d'un orchestre car le musicien d'orchestre, au contraire d'un soliste, n'a pas choisi de jouer votre musique, il subit le choix du chef d’orchestre, et il vaut mieux qu’il n’ait pas l’impression de subir aussi votre œuvre ! Serge Nigg disait qu'on peut faire faire "les pieds au mur" à un soliste qui va jouer votre concerto car il a envie de le jouer ; il vous l'a demandé… Pour qu'un musicien soit à l'aise pour s'exprimer, il doit pouvoir prendre plaisir à jouer. Le compositeur l'apprend avec le temps, avec les bonnes, et surtout les mauvaises expériences. Il est, en outre, indispensable d'étudier les partitions que les musiciens aiment jouer car, comme le dit Steve Reich : "le répertoire est ce petit nombre d‘œuvres que les auditeurs aiment à entendre et les interprètes à jouer".
Quand votre musique est jouée en concert ou quand un disque sort, n'êtes-vous pas heureux ?
J’en suis fou de joie, bien sûr, car c’est la preuve matérielle que ce que je compose parle suffisamment à des interprètes pour qu'ils aient envie de jouer ma musique. Quant au disque, je le considère davantage comme une archive, une sorte de photographie qui immortalise. C’est le plus grand honneur que l’on puisse faire à une œuvre car rien n’y est laissé au hasard, même si c’est au détriment, parfois, de l’énergie du concert qui est totalement irremplaçable.
Vous avez composé un cycle de mélodies qui figurent sur le dernier disque de Patricia Petibon - Melancolía : Melodías de la melancolía. Comment avez-vous abordé cette œuvre ?
C'est par le biais de mes Three Love Songs en 2005 que Patricia Petibon s'est intéressée à ma musique. Elle a beaucoup aimé ces mélodies et les a chantées à travers le monde en version piano ou accompagnée d'un orchestre. Nous avons envisagé de les enregistrer, mais elle travaillait déjà à un projet de musique espagnole et m'a proposé d'écrire des airs destinés à être intégrés à ce nouveau disque. Patricia tenait à chanter des textes d'Alvaro Escobar Molina… Bien entendu, j'ai pris le parti de donner une couleur espagnole à ces airs, ce qui était pour moi une première. J’ai trouvé amusant d'intégrer cette dimension à mon langage et j'ai voulu cette couleur espagnole à la fois évidente et discrète. Je me suis ainsi mis à écrire à l'été 2010, porté par le plaisir de composer pour la voix de Patricia et par celui de participer à un futur disque Deutsche Grammophon.
Vous avez donc composé en tenant compte des particularités de la voix de Patricia Petibon et de ses capacités d'interprète…
J'ai bien sûr écouté ses disques et constaté son évolution de colorature à une dimension plus dramatique avec des médiums et des graves qui se sont développés. Cela m'a d'autant plus intéressé, moi qui avais surtout écrit pour la voix de mezzo jusque-là…
Lorsque Tutti-magazine a rencontré Patricia Petibon, elle nous a confié que votre personnalité contient une part de mélancolie. Approuvez-vous ?
Oui, et même plus qu’une part… Mais je fais tout pour que cela se remarque le moins possible dans la vie quotidienne. Il me semble que la mélodie et la mélancolie ont la même essence. À l'opposé de ceux qui disent que l'essence de la musique, c'est le rythme, je suis persuadé que son essence est la mélodie qui, elle-même vient de la lamentation. Quand quelqu'un pleure, il chante ! Malgré lui peut-être, mais il chante. Pour moi, la musique est liée aux pleurs, à la mélancolie, à la tristesse. En paraphrasant Cioran, je dirais qu'elle est l'expression la plus parfaite du "regret du Paradis". Je constate également que toute la musique qui m'importe dans la culture occidentale repose sur un socle tragique. En outre, il est tout à fait naturel que j'écrive le même type de musique que celui que j'aime entendre. Je n'écris du reste que pour cela… Pour ajouter ce que j’ai de plus précieux à offrir à une tradition aimée et non pour rompre avec une tradition honnie. Ce qui nous ramène à votre question "pour qui écrivez-vous ?".
Vous aimez l'opéra ?
J'allais justement y venir. Lorsqu'on parle des plus belles œuvres instrumentales classiques, romantiques et modernes, on comprend qu’une sélection se soit opérée à travers le temps, en fonction de la cohérence harmonique, de la qualité de l’inspiration mélodique, mais aussi d’une conscience formelle aiguë de la part des compositeurs, que ce soit Mozart ou Chostakovitch, Beethoven ou Ravel, Brahms, Mahler, Debussy ou Bartok… En revanche, concernant l'opéra, j'ai souvent le regret de constater que les trois-quarts du répertoire sont constitués d'œuvres fort médiocres. L'opéra italien, que j'exècre, est constitué, dans son ensemble, de musiciens d'un niveau technique et artistique très faible, dont les plus connus sont Donizzetti, Bellini, Rossini ou Verdi. À propos de l'opéra italien, on confond trop souvent la beauté mélodique, qui est fondamentale pour toute musique, et le sens de la vocalité, qui est une qualité nécessaire mais non suffisante pour l’opéra. J'aime en revanche beaucoup Puccini. Mais il s'inscrit dans une époque où Wagner a été assimilé par les compositeurs italiens, ce qui n'était pas le cas des compositeurs contemporains de Verdi. Quand on pense que Verdi, tellement jaloux car probablement conscient de son niveau, faisait barrage pour que les opéras de Wagner ne soient pas joués en Italie ! Il a fallu que Verdi couche avec la maîtresse de son chef d'orchestre favori pour que ce dernier programme du Wagner pour se venger ! Verdi avait le sens du théâtre et de la vocalité, mais je donnerais tout Verdi pour trois mesures de Wagner. Le paradoxe avec Wagner c’est celui d’un musicien qui peut être terriblement ennuyeux car trop long, trop démonstratif, trop littéraire… mais quel génie musical ! Puccini et Respighi ont été de grands compositeurs d'opéras et, évidemment Tchaïkovsky, Debussy, Richard Strauss, Schreker, Zemlinsky, Berg, Britten, Dallapiccola… Si l'opéra c'est cela, alors "oui", j'aime l'opéra.
Avez-vous déjà écrit un opéra ?
J’ai tellement de passion pour la musique pure que j’ai attendu 1998 et l'âge de 36 ans pour tenter un petit opéra pour enfants sur un livret de Charles Juliet : Fleur et le miroir magique. Il sera programmé à nouveau avec l'Orchestre National de Lille du 14 au 16 mai. Ce que j'ai composé ne correspond d'ailleurs pas à ce que l'on entend généralement par "opéra pour enfant", c'est-à-dire des pièces basées sur un chœur d'enfants. Candidement, j'ai écrit un rôle principal pour une adolescente, un rôle particulièrement lourd… Je pense écrire de plus en plus pour la voix et j'ai, du reste, un projet d'opéra.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai accepté la commande d’un petit opéra mozartien, plus précisément, un prologue au Cosi fan tutte de Mozart. Un opéra d'une heure qui présente les personnages de Cosi… cinq ans avant ! Il sera soit programmé dans la même soirée que l'opéra de Mozart en version abrégée, soit proposé indépendamment. C'est une commande de David Stern pour l'ensemble Opera Fuoco. Cette compagnie travaille avec de très jeunes chanteurs et un orchestre qui joue sur instruments d'époque. Bien entendu, le livret est primordial dans ce projet et c'est Éric-Emmanuel Schmitt qui l'écrit en ce moment. Je pense pouvoir commencer à composer au printemps prochain dès que le livret sera traduit en italien (car je ne veux pas mettre du français en musique !). Mon approche sera sensiblement celle que j'ai adoptée pour ma Symphonie No. 4 classique "Sturm und Drang". La remise du manuscrit est prévue pour septembre 2013, et la création en mai 2014.
Comment travaillez-vous avec Éric-Emmanuel Schmitt ?
Nous nous entendons très bien. Je lui ai même demandé de me chanter le livret ! C'est bien sûr une façon de parler, mais il est indispensable que l'auteur du texte pense à la musique, qu'il me raconte la musique qu'il entend.
Vous avez écrit Entre terres pour récitant, orchestre et chœurs pour le Centre historique minier du Pas-de-Calais et l'Orchestre de Douai. Pouvez-vous nous parler de la genèse de cette pièce très différente de ce que vous avez écrit jusque-là ?
C'est une commande d'un genre que je n'aurais jamais pu imaginer moi-même car je me situe bien loin de l'univers de la mine. Emmanuelle Raës, la directrice artistique de l'Orchestre de Douai, avait beaucoup aimé un conte musical pour enfants que j'avais écrit pour récitant et petit orchestre - L’arbre à musique ou les aventures de Séraphine -, et elle a pensé à moi lorsqu'André Dubuc, directeur du Musée de la mine de Lewarde, a souhaité la création d'une œuvre pour récitant et orchestre.
De quelle façon avez-vous travaillé sur le texte ?
J'ai tout de suite pensé au comédien Philippe Murgier et je ne me suis pas trompé. J’avais déjà travaillé avec lui quelque temps auparavant, pour Monsieur M, un conte musical sur le thème de Méphisto destiné à être associé à L’Histoire du soldat au cours d'une même soirée, mais où, cette fois-ci, le diable perd. Nous avons en quelque sorte abordé Entre terres dans la foulée. Lui non plus n'était pas spécialement sensibilisé à l’univers de la mine et il s'est plongé dans une immense documentation afin de répondre au cahier des charges qui consistait à écrire une œuvre à la fois poétique et didactique. Au bout d'une heure, à l’écoute d’Entre terres, un étranger au monde de la mine devait avoir l'impression d'y être descendu. Il a réussi cela plus que je ne saurais le dire. Nous avons tous deux été très émus lors de la création à Douai en novembre 2009 car une chorale d’anciens mineurs polonais participait à ce concert. À la fin nous les avons trouvés en larmes, convaincus que leur propre histoire était au centre de l'œuvre. Entre terres a eu un impact important, y compris sur les musiciens qui l'ont joué, à tel point que l'orchestre a voulu qu'on l'enregistre rapidement. Ce que nous avons fait…
La musique intervient parfois seule, parfois en soutien du récitant. Comment avez-vous envisagé la dynamique théâtrale des cinq tableaux qui composent la pièce ?
Je vais vous faire une confidence : je n'aime pas les œuvres pour récitant et orchestre ! Je pense en effet qu'il est préférable de ne pas les aimer pour mieux les concevoir. Quand le récitant parle, si la musique est bonne, on a envie qu'il se taise… à moins que l’on préfère entendre un texte émouvant dans le calme… Alors j'ai davantage envisagé cette pièce comme une alternance, comme un dialogue récitant/orchestre, un peu à la manière d'un concerto. Il subsiste tout de même des passages où la voix s'exprime en même temps que la musique mais je me suis presque toujours arrangé pour que la musique entendue derrière la voix puisse être répétée une autre fois sans le récitant. Cela dit, pour moi, une œuvre écrite sur un texte chanté ou parlé est avant tout une fusion entre l'auteur et le compositeur. C'est la raison pour laquelle je tiens tant à ce que l'auteur s'implique musicalement. Dans ce type d'exercice, l’auteur du texte doit faire preuve d’un minimum d’imagination musicale, et le compositeur doit se placer entièrement au service du texte.
L'écriture d'Entre terres est susceptible de toucher un plus large public que d'autres de vos œuvres. Avez-vous abordé une forme d'expression qui pourrait amorcer un axe d'écriture différent ?
Cette œuvre fait une large place aux divers types d’expression musicale constituant le véritable environnement musical du peuple de la mine. On y trouve hymne, carillons, comptine enfantine, choral, fanfares et même une valse musette, tout cela écrit pour l’occasion et non puisé dans un répertoire existant… C’est qu’il me semble qu’un tel sujet - la mine -, et surtout les hommes qui y ont travaillé, ne pourrait se passer de ce traitement musical sous peine d’incongruité et d’artificialité. Si en général l’authenticité du propos me paraît plus importante à atteindre que la pureté esthétique, je ne crains pas d’affirmer que dans un cas comme celui-là, l’authenticité est la matière même du propos. Entre terres est l’illustration la plus radicale de cette idée qu’il m’ait été donné de présenter au public à ce jour.
Vous avez déjà travaillé avec de nombreux interprètes. Quels sont ceux pour lesquels vous voudriez écrire, ou composer à nouveau ?
J'aimerais écrire à nouveau pour tous les interprètes avec lesquels j'ai déjà eu l'occasion de travailler. Non seulement je les trouve merveilleux, mais le simple fait qu'ils aient choisi de jouer ma musique me touche énormément. De plus, tous les interprètes m'apprennent quelque chose sur ce que j'ai écrit, même ceux qui n'ont pas bien compris ma musique - il y en a eu et il y en aura encore - car ils m’obligent à tenter de la leur expliquer… j’ajouterai que j’ai le privilège de vivre avec une merveilleuse musicienne, la pianiste Eliane Reyes, et que cela m’apporte énormément dans ma quête de compréhension du phénomène musical.
Revenons à Patricia Petibon : avez-vous travaillé de façon proche avec elle ?
Absolument pas. Non seulement je n'ai pas travaillé avec elle, mais je n'en ai pas ressenti le besoin. Pas plus qu'elle, car elle ne m'a pas demandé de l'écouter…
Avez-vous été surpris par son interprétation de vos Melodías de la melancolía ?
Je peux dire que oui, et en bien, car elle apporte justement un plus par rapport à ce à quoi je m'attendais. C’est une artiste admirable !
Quelles sont aujourd'hui vos aspirations de compositeur ?
J'aimerais vraiment écrire un grand opéra de 2h30, je me sens prêt…
Pourquoi 2h30 ? De nombreux opéras sont bien plus longs…
Oui et c’est dommage ! Lorsque Wagner écrivait des opéras de 5h, c'était au XIXe siècle et la vie était différente. Il me semble que le cinéma a joué un rôle déterminant dans le changement des mentalités. De par sa concision obligée, il ne peut que nous influencer sur notre façon de concevoir la narration, et nous oblige à envisager de raconter une histoire avec le plus de richesses sémantiques dans un temps limité. Or je n'envisage pas l'opéra autrement que narratif, avec des personnages qui ont des sentiments qui évoluent et qui provoquent des bouleversements dans la dramaturgie musicale. Les opéras de Britten sont, pour moi, exemplaires de ce point de vue.
Raconter une histoire est important pour vous ?
Dans le cadre d'un opéra, c'est indispensable. Sans quoi il vaut mieux écrire une cantate ou un oratorio. Raconter une histoire c’est forcément faire appel au théâtre, avec ses conventions mais aussi ses audaces. Depuis une soixantaine d’années on s’est plu à déclarer que l’opéra était mort. En effet, avec les traitements narratifs et musicaux qu’on lui a fait subir, il aurait pu en mourir, et le public avec... il y a heureusement un fil entretenu par certains compositeurs, dont Henze ou Boesmans ne sont pas les moindres, qui renouvelle le genre sans en sacrifier les acquis les plus précieux. C’est à partir de là que j’envisage de concevoir mon apport au genre.
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 8 janvier 2012