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Rencontre avec Marlène Ionesco : "Une Vie de ballet"

Marlène Ionesco est réalisatrice et productrice de documentaires et de fictions. Elle se consacre à la danse depuis de nombreuses années et filme avec finesse et infini respect les danseurs qui la passionnent. Avec Une Vie de ballet, sa caméra s'est intéressée à deux monuments de la danse : la danseuse Étoile Ghislaine Thesmar et son mari, le danseur et chorégraphe Pierre Lacotte. Tous deux lui ont livré un témoignage que seul un objectif doué de sensibilité pouvait obtenir. Lorsque nous avons rencontré Marlène Ionesco, nous avons tout d'abord été conquis par l'humanité qui éclaire son visage et sa voix dès qu'elle s'exprime, puis par la spontanéité et la profondeur de son discours…

 

Marlène Ionesco, réalisatrice de <i>Une Vie de ballet</i>.  © Delange Production

Tutti-magazine : D'où vient votre intérêt pour la danse et les danseurs ?

Marlène Ionesco : Petite, j'ai pratiqué la danse classique jusqu'à l'âge de 15 ans. J'étais alors déjà très sensible à la chorégraphie. Puis j'ai abordé des études supérieures en me dirigeant vers la littérature, le théâtre et le cinéma. Le reste appartient avant tout aux rencontres artistiques…

Des rencontres comme celle de Carolyn Carlson…

Tout à fait, c'était la première dans le domaine de la danse. J'avais été fascinée par un ballet qu'elle avait chorégraphié. Pourtant, à cette époque je réalisais mon premier film qui n'avait rien à voir avec la danse puisqu'il avait pour thème la chanteuse Damia. En fait, c'est un peu le hasard qui a fait que je me suis sentie interpellée par la danse et mon second film, Blue Marine, a été consacré à Carolyn Carlson. Puis le temps a passé et, grâce au metteur en scène d'opéras Petrika Ionesco avec lequel je vivais alors, j'ai rencontré des directeurs de théâtres et de nombreuses personnalités. Sans être véritablement active, je baignais ainsi dans le milieu de l'Opéra de Paris. À l'époque, j'étais assistante. Puis, quand Carolyn Carlson s'est établie à l'Opéra, elle a proposé à Petrika de réaliser une mise en scène et un décor pour un de ses ballets. Tout est parti de là… Avec le recul j'ai l'impression que l'amour de la danse était en moi et que je me suis rapprochée de cette passion au hasard des situations et des rencontres avec les danseurs.

Marlène Ionesco et Carolyn Carlson.  © Delange Production

Ce sont avant tout les danseurs qui vous intéressent…

Leur passion, leur dévotion pour la danse, oui. Et je me suis aperçue que bien peu de films leur étaient alors consacrés. C'est la raison pour laquelle, depuis dix ans, je m'intéresse aux Étoiles de l'Opéra de Paris, du Bolchoï, du Kirov, à des personnalités que je choisis.

Dominique Delouche a filmé la transmission du savoir entre les danseurs, François Roussillon s'est intéressé aux chorégraphies de Noureev… Comment peut-on qualifier votre cinéma ?

Je m'intéresse essentiellement aux personnes, aux artistes, et d'une façon peu conventionnelle. C'est l'univers intérieur et personnel des Étoiles qui m'intéresse, ainsi que la place qu'elles occupent plus largement dans le monde de la Danse.

Comment en êtes-vous venue à consacrer un film à Ghislaine Thesm et Pierre Lacotte ?

J'ai en fait rencontré Ghislaine alors que je réalisais Regards sur une étoile consacré à Agnès Letestu. Et j'ai trouvé cette femme extraordinaire. Je me suis sentie réellement touchée par sa profondeur, son intelligence, sa vision de la vie, sa lucidité aussi bien que par sa sérénité, de telle sorte que l'envie est née en moi de lui consacrer un film. Telle que vous voyez Ghislaine Thesmar dans Une Vie de ballet, telle elle est dans la vie…

 

Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar filmés à Ladon pour <i>Une Vie de ballet</i>.

Puis vous avez rencontré Pierre Lacotte…

Pierre Lacotte est interrogé par Marlène Ionesco pour son film <i>Une Vie de ballet</i>.Absolument, à l'occasion de l'enregistrement de son témoignage pour mon film Comme un rêve consacré à Dominique Khalfouni et Mathieu Ganio. Je peux dire que c'est à ce moment que je l'ai vraiment perçu tel qu'il est réellement, moi qui m'attendais plutôt à me heurter à sa personnalité et à une forme de rigidité… Dans ce qu'il exprimait à propos de Dominique Khalfouni, j'ai découvert son humour, sa générosité et, par-dessus tout, son extraordinaire force de vie. Ghislaine, à laquelle j'avais parlé de mon projet de film sur elle m'a alors dit : "Tu vas le consacrer à Pierre…". Je l'ai en fait consacré à ce couple qui présente une si belle fusion.

Pierre Lacotte n'a-t-il pas été difficile à convaincre ?

Pas du tout, Pierre comme Ghislaine avaient aimé Comme un rêve. Si tel n'avait pas été le cas leur exigence ne m'aurait pas permis de les filmer.

Les principales conditions étaient donc réunies pour tourner votre film…

Nous sommes partis tous les trois à l'aventure de ce film qui nous a portés à nous découvrir mutuellement.

En combien de temps avez-vous réalisé Une Vie de ballet ? Ce film a-t-il été simple à mettre sur pied ?

Cliquer pour acheter ce DVD.Il m’a fallu presque trois ans. Les financements ont été difficiles à réunir. Pourtant, je pensais que l'Opéra de Paris, auquel Pierre Lacotte a dédié sa vie, m'aurait bien plus aidé à monter financièrement ce projet. De fait, j'ai eu beaucoup de mal à réunir les fonds pour mes deux derniers films et j'ai dû moi-même les financer. L'Opéra m'a bien sûr accordé les autorisations de tournage que je demandais, mais le moindre extrait de ballet a été payé. J'ai toutefois bénéficié d'une petite aide de l'AROP* qui m'a permis d'acheter certaines archives. Par exemple, les extraits de Hamlet et de La Dame aux camélias proviennent de l'INA et se monnayent très cher. La quasi-totalité de l'aide de l'AROP a ainsi été investie dans les archives.
* Association pour le Rayonnement de l'Opéra national de Paris (AROP), NDLR.

Une Vie de ballet contient en effet de nombreuses archives rares. D'où proviennent-elles ?

Un certain nombre d'images proviennent des archives personnelles de Pierre Lacotte. J'ai aussi utilisé certaines images que j'avais auparavant tournées moi-même à diverses occasions. Pierre m'a également aidé à obtenir un extrait de Marco Spada qui était sorti en DVD* quelques mois auparavant, et Bel Air Media m'a permis d'utiliser un extrait de La Fille du Pharaon. Mais je dois dire que rien n'est jamais facile à obtenir dans ce domaine.  À un moment donné, je peux même vous confier que j'étais désespérée au point d'arrêter le film.

* Chez Hardy Classic.

Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar dans le ballet <i>La Voix</i>, en hommage à Édith Piaf.  © Delange Production

 Le montage d'Une Vie de ballet a été particulièrement long…

Il a duré en effet huit mois, là où généralement il m'en faut deux. Mais cette étape est la base de tout, et je vous avoue que j'ai même recréé mon film durant ce montage. Tout ce que j'avais construit mentalement au départ pour définir une ligne directrice n'a plus rien à voir avec le film terminé. Et même après le montage, alors que j'étais en postproduction, il m’a fallu tourner la courte séquence montrant Laurent Hilaire au côté de Pierre Lacotte. C'était un désir intense de Pierre et je ne pouvais lui refuser cela.

N'est-ce pas déstabilisant de voir son projet de film évoluer à ce point ?

Sur ce genre de film, je ne sais en fait jamais où je vais aboutir. Je possède bien sûr une vision globale du film dès le départ, mais le plus souvent, il emprunte des chemins très différents du fait que, sur la durée du tournage, il se produit des événements qui touchent les protagonistes. Ma caméra les suit alors dans leur évolution et le film a toutes les chances de bifurquer.

 

Ghislaine Thesmar filmée par Marlène Ionesco pour <i>Une Vie de ballet</i>.

Dans les séquences récentes filmées dans la propriété de Ladon, on ne vous voit jamais à l'image interroger Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar…

Je ne voulais pas apparaître. Le résultat est tellement plus juste lorsque vous vous effacez derrière vos sujets. Pour autant, ces interviews ont été parfois filmées plusieurs fois. Pierre avait plus de mal que Ghislaine à se prêter à cet exercice, sans doute en raison de son exigence quant à ce qu'il voulait exprimer. Alors nous avons recommencé autant que nécessaire et, finalement, il s'est mis à partager ses expériences comme il raconterait une histoire. De cette façon, je rentrais dans l'inconnu de la narration sans pouvoir préméditer le chemin qu'elle prendrait. Tout ceci était bien entendu sous-tendu par mon désir de présenter ce couple et, surtout, son chemin de vie, sa manière d'avancer en restant soudé… Sans Ghislaine, sa muse, Pierre n'aurait sans doute pas suivi le même parcours, et sans Pierre, Ghislaine n'aurait peut-être pas parcouru le même chemin…

La mise en place d'un rapport privilégié vous est-elle nécessaire pour pouvoir tourner ainsi ?

Sans ce lien, je ne peux pas tourner. J'ai un besoin absolu de ressentir une affinité avec les personnes que je filme. Mon intuition me guide avant toute autre chose.

Les propos que vous confient Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte sont particulièrement francs. Pour autant, avez-vous été confrontée à des limites que vous ne pouviez pas franchir dans les questions posées ?

Pierre Lacotte et Laurent Hilaire dans <i>Une Vie de ballet</i>.Je n’ai rencontré aucune retenue de la part de Ghislaine. Elle a été pour moi d'une honnêteté absolue. J'aurais sans doute pu aller plus loin avec Pierre sur certains thèmes mais j'ai senti qu'il ne me suivrait pas. Non sur un plan personnel, mais pour lui, il était impératif d'exprimer que l'Opéra de Paris est une maison extraordinaire et, quelles que soient les problématiques auxquelles chacun puisse être confronté dans ses murs, il n'est pas souhaitable de se répandre dans des axes négatifs. Parler des difficultés ne l'intéressait pas tant il voulait montrer que l'on peut conduire sa carrière avec honneur. Il n'a certes pas connu uniquement des situations idylliques, mais son extraordinaire dignité a toujours pris le pas sur les difficultés. Durant le montage, nous avons du reste beaucoup argumenté tous les deux pour défendre nos points de vue sur certaines séquences. Il y a parfois eu négociation…

N'est-ce pas dangereux pour votre vision du film de permettre à vos interlocuteurs de pouvoir intervenir sur le montage ?

C'est effectivement très dangereux, mais je dois bien cela aux artistes que je filme. C'est une forme de respect dont je suis redevable vis-à-vis de la liberté que l'on me laisse, de cette grande indépendance dont je bénéficie. Il ne s'agit pas de permettre des interventions intempestives, mais d'autoriser un certain droit de regard. Quoi qu'il en soit, il n'est pas question non plus de laisser dénaturer mon film. Mais dès lors que la discussion porte sur une simple image…

Y a-t-il une ou plusieurs séquences qui ne sont pas dans Une Vie de ballet pour des raisons de durée et que vous auriez pourtant voulu intégrer ?

Dominique Khalfouni dans <i>Proust</i> de Roland Petit.  © Delange ProductionJ'avais été très frustrée pour Comme un rêve. Le film intégrait de nombreux extraits de ballets. Roland Petit m'avait donné son accord pour utiliser des images de Proust puis, en fin de parcours, il m'a interdit de les intégrer dans le montage final. Je me suis donc retrouvée à devoir remonter le film sans ces archives. Cette expérience m'a tellement blessée que pour Une Vie de ballet, il me fallait à tout prix montrer de nombreux extraits de ballets. Ceci étant, j'ai privilégié des archives par rapport aux images qui montrent, par exemple, Ghislaine et Pierre aujourd'hui, près de Pithiviers ou dans le Sud de La France. J'ai également beaucoup coupé dans les séquences tournées à Monaco malgré certaines réflexions de Pierre qui étaient très pertinentes. Mais mon plus grand regret est de ne pas avoir pu intégrer à Une Vie de ballet la magnifique archive de L'Ombre de Pierre Lacotte. Elle est de plus très bien conservée.

Vous auriez pu proposer certaines séquences en bonus sur le DVD ?

J'ai en fait tourné un bonus de vingt minutes que je crois assez riche. On y retrouve Ghislaine livrer nombre d'anecdotes sur Rudolf Noureev, Noëlla Pontois et bien d'autres choses encore. Quant à Pierre, on voit sa volonté de remercier de nombreuses Étoiles dont Manuel Legris, son "second fils adoptif". Il livre aussi quelques qualificatifs assez drôles sur les Étoiles internationales de la danse. Dans un premier temps, ce bonus sera intégré à quelques exemplaires du DVD en édition très limitée. Mais, plus tard, j'aimerais beaucoup le proposer avec Une Vie de ballet car il complète vraiment le long-métrage. Peut-être dans le cadre d'une collection…

Rétrospectivement, pensez-vous avoir travaillé différemment avec Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte pour Une Vie de ballet, et en 2008 avec Dominique Khalfouni et Mathieu Ganio pour Comme un rêve.

Chacun de mes films demande une approche différente dans la mesure où c'est au travers d'une sensibilité différente que je les aborde. Les personnalités filmées créent en outre d'autres énergies que je traduis en d'autres images avec un rythme différent. Ceci étant, je suis persuadé que ma sensibilité s'exprime de façon constante dans mon travail.

 

Dominique Khalfouni, Mathieu Ganio et Marlène Ionesco.  © Delange Production

En dehors des séquences de danse, l'accompagnement musical des images montrant Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte est le plus souvent nostalgique. Est-ce un parti pris ?

Je pense effectivement que Ghislaine et Pierre sont nostalgiques. Aussi, j'ai par exemple utilisé la musique de Mahler lorsqu'ils s'expriment sur leur parcours. Le temps qui passe ou la notion d'aboutissement sont assez marqués dans leurs propos, et la musique souligne cela sans tristesse. Dans le discours de Pierre, la fin de la vie est également assez présente dans des formules du type "quand je ne serai plus là…". Mais elles se conjuguent avec humour à de formidables projets de ballets qui relativisent cette préoccupation que l'on sent présente. Au contraire, Ghislaine fait preuve d'une grande sérénité. Si on l'appelle pour transmettre son expérience, elle répondra présente, mais si on ne l'appelle pas, elle n'en souffrira aucunement. Elle s'intéresse à d'autres formes d'art comme la sculpture et la peinture qui la passionnent, elle aime lire… Elle projette même d’écrire ses mémoires. Ghislaine a moins besoin des autres que Pierre, elle ne cherche pas à être rassurée, alors que ce besoin est sans aucun doute le moteur qui permet à Pierre de poursuivre son travail. À 80 ans, sa force est encore extraordinaire.

Une Vie de ballet est édité en DVD par Atypik Vidéo, dont c'est le premier titre consacré à la danse. Envisagez-vous une collaboration avec cet éditeur indépendant ?

Agnès Letestu.  © Delange ProductionJe le souhaite et espère que nous pourrons collaborer sur mon prochain film. Il sera consacré à Agnès Letestu pour sa dernière année en tant qu'Étoile à l'Opéra de Paris. J'ai déjà filmé Les Enfants du Paradis dans lequel elle danse avec son partenaire José Martinez qui faisait justement ses adieux à la fin de la représentation. Après le film que j'ai consacré à Agnès en 2005, ses adieux d'Étoile boucleront la boucle…

Avec Atypik, il est aussi question d'une collection de films de 52 minutes sur trois générations d'étoiles, de Noëlla Pontois à Mathieu Ganio en passant par Michael Denard, auquel on n'a jamais consacré de film. Mais ce n'est qu'un projet et il ne dépend pas de moi…


Lire le test du DVD Une Vie de ballet


Propos recueillis par Philippe Banel
Le 6 janvier 2011

À noter : certains DVD des films de Marlène Ionesco sont en vente à "La Galerie de l'Opéra de Paris" - Palais Garnier et à la boutique de l'Opéra Bastille.
Ils peuvent également être obtenus auprès de Delange Production : delangeprod@hotmail.com

 

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Ghislaine Thesmar
Marlène Ionesco
Pierre Lacotte

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