Marie-Adeline Henry chante le rôle de Donna Elvira dans Don Giovanni de Mozart sous la direction d'Alain Altinoglu à l'Opéra Bastille du 15 janvier au 14 février 2015. À ses côtés, Erwin Schrott, Tatiana Lisnic, Stefan Pop, Adrian Sampetrean, Alexandre Duhamel, Serena Malfi et Liang Li donnent vie à la mise en scène non conventionnelle adaptée de Michael Haneke. Plus de renseignements ICI
Tutti-magazine : Nous nous rencontrons au lendemain de votre 4e représentation de Don Giovanni dans la production de Michael Haneke. Comment vous sentez-vous dans ce cadre assez spécifique ?
Marie-Adeline Henry : Mes premiers pas dans cette production ont été un peu particuliers car j'ai tendance à imaginer Elvira comme une femme douée de beaucoup d'énergie. L'énergie du désespoir la caractérise en grande partie. Or, dans la présente mise en scène, on m'a demandé un travail assez opposé, toujours dans le registre du désespoir, mais dans un axe d'inertie et de laisser-aller. Comme si cette femme parvenait au terme de ses capacités à se désespérer pour sombrer dans une dimension encore plus noire et obscure. C'est dans cette gamme d'émotions que je devais construire mon Elvira, mais ce n'était pas évident car ce rôle, sur le plan vocal, demande beaucoup d'énergie. Donna Elvira n'est pas la Comtesse des Noces de Figaro pour laquelle on peut adopter une ligne très noble. Trouver ici un langage physique qui puisse s'accorder au rythme du souffle tenait du challenge. De ce point de vue, j'ai trouvé cette démarche très intéressante. Sur un plan plus physique, celui de la mise en scène et de l'utilisation de l'espace, j'ai vu la création de cette production en 2006 et je l'avais bien appréciée. Je ne dirais pas que rien ne m'avait heurtée, mais ce spectacle évoque pour moi l'Opéra Bastille, un lieu auquel je suis beaucoup attachée.
Vous avez chanté le rôle d'Elvira en 2013 à l'Opéra de Montpellier dans la mise en scène de Jean-Paul Scarpitta. Celle de Michael Haneke enrichit-elle votre perception du rôle ?
Ma prise de rôle dans Elvira est un épisode un peu particulier. J'étais à Montpellier pour Poppée et il s’est trouvé que la chanteuse qui devait chanter Donna Elvira n'était plus disponible. On m'a demandé de la remplacer au pied levé et j'ai eu seulement cinq jours pour apprendre le rôle et la mise en scène. J'avais auparavant étudié un air mais c'est bien tout ce que je connaissais alors de Donna Elvira. Autant dire que cette situation était pour moi assez stressante. Heureusement, je connaissais très bien Jean-Paul Scarpitta et le chef Marius Stieghorst, et ils m'ont laissé gérer le peu de temps dont je disposais. Bien entendu, le contexte ne m'a pas permis de me plonger dans le personnage comme j'ai pu le faire pour ici la production de l'Opéra de Paris en profitant d'un temps si nécessaire à la construction d'une approche. Interpréter un personnage passe par une réflexion mais aussi par un travail physique. Je suis même à peu près certaine que si, dans le futur, on fait appel à moi pour une Donna Elvira plus énergique dans une autre production, des traces physiques persisteront en moi de cet état de désespoir calme que j'expérimente en ce moment. Ce sera sans doute un plus pour le rôle dans le futur.
Un rôle laisse-t-il toujours en vous une empreinte physique ?
Je le pense, comme je crois que chaque mise en scène laisse sa trace. Je suis une chanteuse vraiment passionnée par mon métier à un niveau physique, et je ne vois pas comme prioritaire de chanter tel rôle, dans telle maison avec tel chef. Je suis bien plus intéressée par le geste juste et la manière idéale de produire une note. C'est même là que réside ma passion, une passion infinie dont je ne pense pas pouvoir me lasser. La relation à toutes les mises en scène, à chaque metteur en scène ou chaque chef ne peut pas être constamment idéale, mais je retire toujours de chaque production une clé que j'associe à un rôle particulier. Le personnage se construit ensuite sur ces expériences. Il ne s'agit d'éléments attachés à chaque air, mais plutôt de détails que je garde toujours en moi.
Cette recherche de ce que peut vous apporter une mise en scène doit aussi vous mettre à l'abri de certaines tensions…
Cette façon de travailler est sans doute aussi une façon quasi inconsciente de me protéger. Elle m'évite de me focaliser sur les problèmes humains qui peuvent survenir ou sur les scènes difficiles à assurer sur le plan physique. Je reconnais que cet automatisme me sert parfaitement et me permet d'apprécier la démarche dans laquelle je suis engagée.
La distribution du Don Giovanni de l'Opéra de Paris est une distribution internationale dans laquelle figurent peu de chanteurs français. Comment trouvez-vous votre place dans cet ensemble ?
Il est difficile de répondre à cette question sans aborder un problème plus large. Être un chanteur français, aujourd'hui, c'est de toute façon difficile. Je ne suis pas la seule à le dire mais je le ressens même si, pour ma part, je suis consciente d'avoir l'énorme chance de pouvoir chanter des rôles extrêmement intéressants sur des scènes intéressantes et avec des équipes qui le sont tout autant. D'une façon générale, le chanteur français n'a pas le même poids qu'un artiste étranger. Au sein d'une distribution, il arrive qu'on nous prenne un peu de haut. Il s'agit de nuances assez fines de comportement mais elles mènent parfois à des situations qui ne sont pas agréables…
Ceci dit, pour ce Don Giovanni, l'équipe qui a été réunie est vraiment très cohérente, ce qui n'est pas toujours le cas. Chaque personnage est distribué à un chanteur qui lui correspond. Par exemple Donna Anna a été confiée à Tatiana Lisnic, qui se montre toujours très rassurante et positive. Don Ottavio est interprété par Stefan Pop qui, lui, est un homme très doux qui aime beaucoup rire. Il est très important de travailler ainsi avec des gens qui s'investissent et qui sont positifs. C'est vraiment une belle équipe !
En matière d'approche spécifique, vous avez chanté la saison dernière dans Le Couronnement de Poppée mis en scène par Robert Wilson. Comment s'est déroulée cette expérience ?
J'ai eu beaucoup de chance dans cette mise en scène car mon personnage de Valetto bougeait, ce qui n'était pas le cas pour d'autres rôles. J'aurais sans doute eu beaucoup plus de mal si on m'avait demandé de rester figée très longtemps. Mon challenge à moi a été de trouver la façon d'exécuter ces gestes très caractéristiques qui m'obligeaient à me tenir toujours les jambes fléchies, ce qui apportait une gestuelle assez comique. Il me fallait trouver un vocabulaire physique qui me permette aussi de chanter, et ces positions m'ont demandé de nombreux jours de travail. Au début des répétitions je ne parvenais pas à bouger tout en chantant. Mon souffle n'était pas normal lorsque je me tenais à moitié tordue et j'ai plusieurs fois pensé que je n'y arriverais pas. Puis, petit à petit, en m'entraînant tous les jours, j'ai réussi à m'exprimer ainsi. Au final, j'ai bien aimé ce challenge qui était lié au côté physique du chant, de même que j'ai apprécié l'univers dans lequel je chantais. Du reste, la manière dont j'ai progressé dans ce rôle correspond bien à la démarche qui m'est la plus naturelle, à savoir construire un socle pour, ensuite, m'exprimer à partir de ce socle…
L'été dernier, vous faisiez vos débuts aux Chorégies d'Orange dans Nabucco…
Vous allez trouver que, là encore, j'ai eu de la chance ! En effet, j'ai pu faire mes débuts à Orange dans un très petit rôle. Le lieu est très impressionnant lorsqu’on se retrouve face à cet immense mur, or Anna est le genre de personnage qui permet d'observer sans se mouiller. De plus, la brièveté du rôle ne m'a exposée à aucune gêne liée à l'acoustique. La chose est peut-être différente lorsqu'on chante un rôle lourd qui demande à se déplacer beaucoup et que le chanteur doit gérer des variations acoustiques. Pour Anna, mes places étaient fixes quand je chantais et j'étais en quelque sorte protégée. J'ai ainsi eu l'occasion de voir tout ce qui se passait et de comprendre l'organisation d'une telle production. La période de répétitions est très courte et je pense que, pour interpréter un rôle important aux Chorégies, il faut être réellement prêt dans sa tête. Que ce soit à Orange, et même à l'Opéra Bastille, je crois qu'un chanteur ne doit jamais accepter des rôles qui le dépassent. Je reconnais que dire "non" à certaines propositions provoque toujours un pincement au cœur. Il y a ainsi des rôles que je voudrais absolument chanter mais, pour le moment, je dois les réserver à ma salle de bains !
Si le mur d'Orange est impressionnant, qu'en est-il de l'Opéra Bastille ?
La première fois que j'ai mis les pieds à l'Opéra Bastille, je ne peux pas nier que j'ai été aussi impressionnée par la taille. Le premier réflexe était d'ailleurs de m'enfuir ! Puis, très vite je me suis prise d'affection pour ce théâtre. Bastille est si beau lorsqu'il est vide. Cela fait dix ans jour pour jour que j'ai franchi la porte pour passer l'audition de l'Atelier Lyrique, et je me souviens que, pour la première et unique fois de ma vie, je me suis sentie chez moi. C'était un peu comme un coup de foudre, et je me suis dit : "Si un jour je pouvais travailler ici, ce serait génial !". Dix ans plus tard, cela me fait sourire et je ne peux m'empêcher de penser à un conte de fées.
Êtes-vous conseillée dans vos choix de rôles ?
Ces choix sont en partie personnels, mais j'ai constamment près de moi mon mari, le ténor Vincent Delhoume, qui me connaît depuis que j'ai débuté dans ce métier. Certaines personnes, comme Michelle Wegwart, mon professeur de chant depuis dix ans, me connaissent et savent où je vais. Ils n'hésitent pas à me conseiller. L'écoute des personnes qui m'entourent est également très juste. Par exemple, j'ai chanté il y a deux ans ma première Brunehilde dans une toute petite version du Ring, Siegfried et l'Anneau maudit, sur le conseil de différentes personnes, dont Christophe Ghristi. Cette version était très courte, conçue pour un jeune public, et cela ne représentait aucun danger. Il y a des rôles qu'il faut essayer ainsi car c'est seulement en les chantant qu'on peut savoir s'ils vous conviennent ou non. En outre, il faut être à l'écoute de ce que nous dit notre corps lorsqu'un rôle est trop long, trop tendu. Si, à la fin d'un air, on sent qu'on est allé trop loin dans sa réserve d'énergie, c'est un signe qui ne trompe pas. Sans doute, ce n'est pas le moment.
Généralement, lorsqu'on me propose un nouveau rôle, je l'apprends dans les grandes lignes en visant les pages les plus difficiles de la partition, et je le chante à mon professeur ou, plus souvent, d'abord à mon mari. Il peut alors me dire "oui" tout de suite ou me proposer de travailler encore une semaine pour voir comment cela évolue. Pour moi, une évidence corporelle doit s'imposer. Je crois aussi que lorsqu'on sait que des choses compliquées nous attendent à un ou deux ans, il ne faut pas perdre de temps et les travailler sans tarder… La première fois que j'ai travaillé Donna Elvira, c'était il y a dix ans. Je pensais alors que jamais je ne pourrais chanter ce rôle tant je le trouvais dur. Lorsqu'on me l'a proposé il y a un an et demi à Montpellier, je me suis dit qu'il fallait essayer à nouveau et, finalement, je n'ai pas trouvé cela aussi difficile. En tout cas c'était devenu faisable. Je crois vraiment que mon corps m'a fait comprendre que le moment était venu.
En avril prochain vous ferez vos débuts dans le rôle de Vitellia dans La Clémence de Titus à l'Opéra de Montpellier. Comment vous préparez-vous à ce rôle très puissant ?
J'adore les challenges ! Effectivement, Vitellia est un rôle vraiment très difficile. J'ai commencé à le travailler il y a environ deux ans. Je crois, d'ailleurs, qu'il n'y a pas beaucoup de place laissée au hasard dans ma carrière ! J'ai chanté mon premier Mozart en 2003 et c'est un de mes compositeurs incontournables. Pour moi, Vitellia est la grande sœur de Fiordiligi. C'est avec ce rôle que j'ai fait mes premiers pas dans un rôle mozartien avec l'Atelier Lyrique sur une vraie scène d'opéra. Vitellia est donc une suite logique. Je n'ai pas la prétention de dire que je vais débuter dans ce rôle en chantant la meilleure Vitellia de ma carrière. Ce sera la première. Ce personnage m'intrigue beaucoup et j'ai hâte de creuser ce rôle qui ne m'a pas encore tout dit.
Vous avez débuté la musique par le violon, le piano et la contrebasse. Pensez-vous que votre façon de travailler votre voix est liée en partie à votre pratique instrumentale ?
Bien sûr, j'ai fait dix ans d'orchestre avant de commencer le chant et je crois que cela m'a apporté une vraie richesse. Je m'accompagne au piano, mais pas pour les airs car il est trop difficile de chanter pleinement en jouant. En revanche, écouter les harmonies m'apporte beaucoup. Lorsque je prépare un rôle, je ne vais pas le ressasser dix heures chaque jour. Cela ne m'intéresse absolument pas et ce n'est pas ce que je recherche. La répétition est indispensable pour la mémorisation, mais chez moi, elle est intérieure, un peu comme un mantra. J'apprends les récits de tous personnages afin de parvenir à trouver une logique. Il faut que je parvienne au naturel d'une discussion, comme avec un texte de théâtre. L'étape de la voix vient après. Cela ne m'empêche pas de travailler la technique, ce à quoi je me consacre tous les jours durant de nombreuses heures. C'est également une passion.
Le piano m'aide également à intégrer ce que joue l'orchestre. Personnellement, je pense qu'il est impossible de chanter un air sans concevoir qu'il s'agit d'une voix écrite en plus de l'orchestre, en particulier lorsqu'il s'agit de Mozart. Verdi est très différent, mais pour Mozart ou Wagner, il faut que la voix entre dans l'orchestre. Lorsque la vocalise est lancée par la clarinette, la voix doit prendre le relais. Or si le ton est donné par la clarinette, la trompette ou le violon, la voix qui suivra n'aura ni la même puissance ni la même couleur et encore moins la même idée. D'où l'importance, pour moi, de comprendre ce que dit l'orchestre.
Avec cette attention portée à l'orchestre, vous arrive-t-il d'être déphasée par la direction de certains chefs qui ne valorisent pas forcément l'instrument que vous entendez intérieurement ?
Oui cela arrive, mais il est important aussi d'accepter de se laisser conduire. J'avoue être assez maniaque dans ma façon de travailler. Il est important, pour moi, de trouver ce sens, comme de me forger un avis sur ce que j'exprime. Il m'arrive de perdre patience lorsque je ne parviens pas à la bonne façon de dire une phrase parce que je n'en comprends pas le sens. Dans ce cas, je n'hésite pas à demander de l'aide au metteur en scène, au chef d'orchestre ou au chef de chant. Et parfois on m'aide mais, d'autres fois, on ne m'aide absolument pas ! Mon interprétation passe par cette exigence quant au sens. Une fois que j'ai capté ce sens, je deviens capable de tout lâcher et de me rendre disponible. Si le chef n'est pas attentif à ce qui m'importe, ou que le metteur en scène ne privilégie pas des aspects que je trouve importants, j'ai cette capacité à partir en pilotage automatique grâce au travail que j'ai effectué en amont. Seul un travail conséquent me permet d'atteindre une certaine malléabilité.
Que signifie beaucoup travailler au quotidien ?
En ce moment, je suis dans un cycle de représentations. Je travaille donc beaucoup moins afin de me ménager du temps de repos et de lecture. Mais lorsque je prépare un rôle, je peux facilement travailler de six à huit heures par jour. Apprendre par cœur est sans doute le pus laborieux car la saturation guette au bout d'un moment, d'autant que je prépare tous mes rôles de la saison en même temps. Apprendre un rôle alors que je chante le soir un autre rôle sur scène me paraît insupportable. C'est la raison pour laquelle je consacre mon mois de repos à cet apprentissage. Lorsque je dois apprendre quatre ou cinq nouveaux rôles, cela prend un temps infini.
Pour vous qui avez une formation d'instrumentiste, les mots sont-ils plus difficiles à apprendre qu'une ligne mélodique ?
À la fois oui et non. Certaines choses viennent toutes seules, peut-être en fonction de la gymnastique à laquelle je suis habituée. Au tout début de ma carrière, mon mari me faisait de nombreuses blagues à ce sujet car je changeais tout le temps les mots. Je savais pourtant mes rôles, mais il arrivait toujours un moment, dans le fil de la représentation, où je mettais un mot de la même consonance à la place d'un autre… Je devais avoir un petit problème par rapport à ça. Aujourd'hui, je vous rassure, ça va mieux !
Entre 2005 et 2008, vous étiez membre de l'Atelier Lyrique de l'Opéra de Paris. Certains chanteurs passent un an dans ce cadre, la plupart deux ans, mais vous davantage…
La raison est Fiordiligi. Au terme de ma deuxième année d'Atelier Lyrique, on m'a proposé de rester une troisième année pour préparer ce rôle et je n'ai pas hésité, d'autant que je devais ensuite le chanter à Rennes. Avec le recul, je pense que ce choix était vraiment judicieux car, à cette époque, ma tessiture posait beaucoup de questions. Aujourd'hui encore, tout le monde n'est pas encore convaincu par ma tessiture de soprano alors que, moi, je l'ai toujours été. Heureusement, ce problème est moins présent, mais c'était alors une vraie préoccupation. Il est vrai que je possède des graves et les gens pensaient que j'avais des soucis avec les aigus. Ces aigus étaient bien là mais, avec le stress, j'avais du mal à les sortir. Le jour où j'ai compris que cette difficulté résultait d'un problème purement physique, j'ai pu le dépasser en travaillant dix fois plus qu'une soprano normale.
Auriez-vous été à l'abri de ce travail si vous étiez restée dans le registre de mezzo ?
Je pense que oui mais ce n'était pas bon pour ma voix. On m'avait demandé de chanter Charlotte dans Werther et Lucrèce dans Le Viol de Lucrèce et j'ai travaillé ces deux rôles pendant environ un an. À chaque fois que je m'y mettais, j'en ressortais très fatiguée, en petite forme. Dans cette période, j'ai réalisé que ma voix commençait à briller à partir du mi ou fa. De la sorte, Fiordiligi me permettait de prouver aux autres et de me prouver à moi-même que ma place était bien chez les sopranos. Je n'avais pas encore la perfection des la tenus que requiert cette partie mais, compte tenu de ce dont j'étais consciente et de mon bagage physique, j'étais très heureuse d'avoir pu chanter ce rôle.
Pouvez-vous nous parler de ce problème physique que vous avez su dépasser ?
En parler pourra peut-être aider d'autres chanteurs, même si mon cas est assez extrême et que je suis parvenue au stade où mon poumon gauche ne parvenait plus à être alimenté en air, mon diaphragme étant à moitié paralysé. Cela fait partie des drôles de choses qu'on rencontre dans la vie. J'ignore l'origine de ce problème, mais une chose est certaine, cela se guérit… En vocalisant, je pouvais monter vraiment très haut. En revanche, dès qu'il s'agissait d'un air, je n'avais plus cette capacité. J'étais constamment fatiguée et beaucoup de choses découlaient de cet état. Personne ne pouvait m'aider. Puis, j'ai rencontré un ostéopathe pour une tout autre raison et il m'a demandé : "Comment parvenez-vous à chanter alors que vous êtes totalement bloquée ?". Le blocage du diaphragme a pour effet de bloquer les muscles du trapèze et le stress se reporte instantanément sur cette faiblesse. Cette question m'a fait réaliser beaucoup de choses et a marqué le début d'un chemin qui m'a permis de comprendre que, en réalité, les problèmes que je rencontrais avaient une explication logique. Il fallait que je me prenne en main. Mais je suis forte…
J'ai senti une véritable libération dès lors que j'ai commencé à effectuer un travail spécifique. Un travail sur la respiration qui n'a rien à voir avec la technique vocale et qui consiste à muscler mon diaphragme tout en évacuant le stress en même temps que je veille à détendre mes épaules et à garder le cou droit… Ceci étant, je pense que chaque chanteur possède son propre vocabulaire de problèmes. En ce qui me concerne, j'ai pu reconnaître le mien et, dès lors, agir et obtenir un résultat qui fonctionne et que je sens parfaitement. Je ne connais pas trop la problématique des chanteurs, mais je suis certaine que les chanteuses rencontrent souvent des problèmes de diaphragme. Pour une femme, prendre de l'air tout en détendant complètement le ventre est loin d'être évident.
Vous avez parlé de stress. Chaque interprète a sa propre définition de ce terme…
Il est vrai que le stress diffère d'un individu à l'autre. Je crois qu'il est lié à la propre histoire de chacun, et ma perception est en train de se modifier. Mon stress est lié à la peur de ne pas y arriver, et que le diaphragme se coince au point d'empêcher le son de sortir. Cette crainte assez violente peut être très handicapante mais, là aussi, je suis en train d'évoluer et de cueillir les fruits de mon travail. J'ai acquis plusieurs automatismes au niveau corporel et si, au cours d'une représentation, je me rends compte que ma respiration devient difficile, je sais maintenant comment calmer le jeu et revenir à un état de contrôle. Les exercices de respiration aident beaucoup mais je n'ai pas encore trouvé la discipline qui sera la plus adaptée à mes besoins.
Aujourd'hui, votre carrière s'épanouit essentiellement en France.
Cela est-il un choix ?
Je le dois au hasard, mais le ciel doit comprendre que c'est aussi un vœu très cher ! Je ne vous cache pas que j'en suis très heureuse. De fait, avant de chanter Donna Elvira à l'Opéra Bastille, j'étais à l'Opéra de Nice pour le rôle de Missia Palmieri dans La Veuve joyeuse. L'opérette viennoise est un répertoire que j'apprécie aussi beaucoup… Sans nationalisme aucun, je suis fière d'être française et d'avoir eu la chance immense de pouvoir faire mes études à l'Atelier Lyrique de l'Opéra de Paris, en France, dans mon pays. Je suis consciente que peu de Français réussissent à faire cela. À un moment donné, je crois qu'il faut être conscient des petits combats que nous menons dans notre vie, et je peux dire que je suis vraiment heureuse. Les personnes qui me soutiennent depuis ma Fiordiligi à Rennes soutiennent aussi le fait que je suis française. Je crois sincèrement aux valeurs de l'opéra dans mon pays. Tel que je le vis, cet art est vraiment complet, autant sur un plan intellectuel que physique. Il me permet d'offrir et de recevoir…
On vous connaît comme mozartienne mais vous vous intéressez aussi à la musique contemporaine. Quelles ont été vos rencontres les plus riches dans ce domaine ?
La belle rencontre qui me vient spontanément à l'esprit est celle d'une œuvre, Les Aveugles de Xavier Dayer d'après la pièce de Maurice Maeterlinck. J'adore Maeterlinck, son univers me correspond instantanément sans que je sache exactement pourquoi. Cette œuvre, qui s'inscrivait dans le cadre de l'Atelier Lyrique m'a beaucoup parlé, et très longtemps, car nous l'avons donnée en 2006, à la fin de ma première année, et en 2008. J'ai trouvé ce travail extraordinaire et j'ai adoré y participer. L'œuvre m'a réellement portée. La musique de Xavier Dayer est superbe, parfaitement structurée. L'ambiance était assez particulière car les douze chanteurs de l'Atelier Lyrique étaient rassemblés sur ce spectacle. À la fin de l'année on se connaît beaucoup mieux et, pour Les Aveugles, nous devions former un groupe soudé au sein duquel chacun avait sa place. Cette dimension était très belle et, avec le recul, je crois que c'était une belle image de la vie en général. Aujourd'hui, entre chanteurs formés à l'Atelier Lyrique, nous essayons de conserver un lien.
Par ailleurs mes autres expériences en musique contemporaine n'ont pas été spécialement enrichissantes du côté des compositeurs. Je trouve qu'il y a beaucoup de distance entre les chanteurs et les compositeurs… Ceci étant, j'ai un projet avec un ami, Arnaud Arbet, qui doit écrire pour moi quelques mélodies que je devrais chanter la saison prochaine. Arnaud Arbet était chef de chant à l'Atelier Lyrique et il s'est mis à la composition. J'aime cette qualité de rapport direct avec quelqu'un que je connais et qui me connaît.
Votre site Internet ne parle pas de mélodies ou de récital. Est-ce une expression qui vous intéresse ?
Non seulement le récital m'intéresse, mais je vais même faire mon premier récital au mois de février. Pour ce premier essai, j'ai choisi trois œuvres. Il Tramonto de Respighi, une pièce que j'aime beaucoup et qui sera en quelque sorte dédiée aux années que j'ai passées en Italie. Je conçois un infini respect vis-à-vis de cette période. Je chanterai ensuite le Poème de l'amour et de la mer de Chausson, car Chausson est un compositeur que j'adore, et je terminerai par un autre compositeur auquel je suis très attachée, Wagner. Ce sera les Wesendonck Lieder. Ce programme me passionne, et je serai accompagnée au piano par Grégory Moulin, qui était aussi pianiste à l'Atelier Lyrique.
Parlant de récital, je pense et on me dit de plus en plus que ma voix est très allemande. Aussi, je crois que le lied va être incontournable pour moi. Techniquement, ce travail sera très bénéfique. Du reste, quand je chante le lied je me sens bien. Pour le moment, je travaille ce répertoire avec ma pianiste et je verrai ensuite si je dois chercher un professeur spécialisé. Il me faut encore un peu de temps pour voir où cela me mène.
Comment voyez-vous votre évolution d'interprète ?
J'ai déjà chanté beaucoup de rôles. Pourtant je n'aime pas aller trop vite. Par exemple, j'évite au maximum de participer à deux productions qui se chevauchent car cela ne me permet pas de m'impliquer totalement dans ce que je fais. C'est la raison pour laquelle je prépare tout en même temps, pendant mes vacances. Je sais que je ne peux pas à la fois être totalement disponible pour une production tout en pensant à celle qui va suivre. Il faut que ce soit déjà programmé dans ma tête. C'est en ce sens que je dis que j'ai besoin de temps. Du temps, et beaucoup d'organisation. Bien sûr, quand j'aurai chanté trois ou quatre fois le même rôle, peut-être que j'arriverai à mener de front deux projets en même temps.
Dans les années à venir, Mozart restera sans doute assez important. Vitellia, par exemple, est un rôle que je peux conserver longtemps, alors que je dirai peut-être au revoir à Fiordiligi dans la mesure où l'on préfère souvent des voix un peu plus légères. Mais je ne m'en lasse aucunement car l'œuvre offre une infinie possibilité de jeu, comme l'ensemble des livrets des opéras de Mozart… Ensuite, j'imagine que je vais m'acheminer vers le répertoire allemand. Quand et comment ? Je ne sais pas encore, mais une chose est sûre, ce répertoire correspond à ce que je ressens, et en particulier Wagner qui, pour moi, est le compositeur qui se rapproche le plus de Mozart, quand bien même cette idée ne fait pas l'unanimité... Aujourd'hui je suis prête pour le rôle d'Elsa dans Lohengrin, un opéra que j'affectionne particulièrement. La musique de Wagner me donne cette impression qu'elle permet à mon corps de prendre toute son ampleur. Autant Mozart me place dans une dimension de contrôle, autant je sens clairement une ouverture supplémentaire avec Wagner. Il est sans doute encore un peu tôt pour analyser ce que peut m'apporter cette musique, mais rien qu'avec les Wesendonck Lieder, je sens que la respiration est bien plus sereine et ouverte que chez Mozart où le souffle doit être bien plus rapide. Petit à petit, je pense que je parviendrai à gagner la même maîtrise dans la rapidité.
De fait, vous avez commencé la musique par les instruments et vous revenez progressivement à un chant dont l'écriture est très instrumentale…
C'est même le sentiment précis que j'ai lorsque je chante Wagner, comme si ma voix devenait un instrument à cordes, mon archet étant le diaphragme. Chez Wagner il n'y a pas un son, pas une croche ou une double croche qui ne soit pas soutenue. Et c'est justement ce qui m'intéresse, aller jusqu'au bout de ce que permet un souffle non entravé. C'est une dimension que je ressens physiquement car, après avoir chanté Wagner, je me sens heureuse. Aucune autre musique ne m'apporte ce sentiment. Bien sûr, j'aime chanter, et je suis toujours heureuse lorsque je chante, mais cette musique me rend euphorique, sans doute par l'oxygénation qu'elle apporte à tout le corps.
Quels vont être vos prochains rendez-vous importants ?
La saison prochaine je devrais chanter à nouveau exclusivement en France, dans des théâtres que je considère comme fétiches. Deux productions phares m'attendent. Tout d'abord à Montpellier, où je chanterai Chérubin de Massenet. Ce sera mon premier long rôle de garçon, après Valetto à l'Opéra Garnier, qui était davantage un petit garçon. Puis ce sera ma première Tatiana dans Eugène Onéguine à Rennes. Je ne parle pas le russe mais j'ai étudié cette langue dans le cadre du programme de l'Atelier Lyrique. L'Opéra de Rennes est le théâtre qui m'a le plus soutenue et qui continue à m'accueillir régulièrement. Les équipes qui travaillent à Rennes sont extraordinaires. De même, Montpellier compte beaucoup pour moi. Ces opéras m'ont fait confiance et m'ont donné des chances inouïes sur scène…
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 26 janvier 2015
Pour en savoir plus sur Marie-Adeline Henry :
www.marieadelinehenry.com