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Interview de Liam Scarlett, chorégraphe

Liam Scarlett.  © Bill CooperC'est grâce aux diffusions en direct du Royal Opera House de Londres dans les cinémas que nous avons pu découvrir en France le ballet Frankenstein du jeune chorégraphe Liam Scarlett. Ce ballet propose une remarquable adaptation du roman de Mary Shelley et la puissance expressive du Royal Ballet donne vie à cette histoire à la fois romantique, fantastique et cruelle, emmenée par trois merveilleux solistes dans les rôles principaux : Laura Morera, Federico Bonelli et Steven McRae.
Nous rencontrons Liam Scarlett, de passage à Paris…

 

Un rendez-vous à ne pas manquer ! Le ballet Frankenstein sera diffusé en Haute Définition, en différé du Royal Opera House de Londres, au cinéma Majestic Passy le 23 juin 2016 à 20h. Ce sera la dernière chance de découvrir ce ballet sur grand écran. Réservations ICI

 

Tutti-magazine : Vous répétez en ce moment un extrait de votre ballet "With a chance of rain" avec des danseurs de l'Opéra national de Paris en vue d'un spectacle présenté au Japon. Ce ballet, à l'inverse de "Frankenstein", ne s'appuie pas sur un thème. Aviez-vous malgré tout en tête un sous-texte lorsque vous l'avez créé ?

Liam Scarlett : Sans doute, d'une certaine façon. J'ai créé ce ballet spécialement pour huit danseurs de l'American Ballet Theatre à la personnalité marquée. Le propos était de confronter leur individualité affirmée sur un choix de Préludes de Rachmaninov qui leur permettait d'exprimer une palette de nuances en réponse à la musique. Je pense que c'est l'œuvre la plus intimiste qu'il m'ait été donnée de cedréer et j'ai pu m'amuser à expérimenter cette configuration minimaliste assez personnelle en jouant sur la complexité des rapports.

 

<i>With a chance of rain</i> de Liam Scarlett par l'American Ballet Theatre avec Hee Seo et Marcelo Gomes.  © Marty Sohl

Trouvez-vous plus facile de travailler sur un thème ?

Je crois que les ballets à thème et leeds ballets abstraits présentent des difficultés ainsi que des évidences inhérentes à chaque genre. Lorsque le ballet s'appuie sur une narration, le thème fournit un tracé clair qu'il suffit en quelque sorte de suivre d'un point A à un point B. Parfois, lorsque je chorégraphie un ballet abstrait, j'ai l'impression de me trouver devant une toile blanche particulièrement difficile à aborder. Le but consiste alors à la remplir de la façon la plus limpide, ce qui n'est pas moins exaltant que raconter une histoire. Dans un cas comme dans l'autre, monter un ballet se présente toujours comme un challenge mais, pour le premier, vous savez quoi faire dès le départ, et pour le second, vous le découvrez par la suite.

 

Federico Bonelli interprète le rôle de Victor Frankenstein.  © ROH 2016. Photographed by Bill Cooper

Votre ballet "Frankenstein" sera présenté ce soir au Royal Opera House de Londres, mais vous ne serez pas dans les coulisses. Avez-vous eu du mal à accepter l'autonomie acquise par votre création ?

<i>Frankenstein</i> : Laura Morera (Elizabeth Lavenza) et Federico Bonelli (Victor Frankenstein).  © ROH 2016. Photographed by Bill CooperEn mon absence, les danseurs vont certainement en profiter pour tout changer ! Plus sérieusement, laisser vivre mon ballet ne m'a pas posé de problème. Mais je dois avouer que les premières de spectacles sont pour moi des étapes douces-amères quelque peu mélancoliques. Je trouve le chemin créatif pour parvenir à une représentation bien plus importante que la représentation elle-même. La semaine dernière, un certain sentiment de fin s'accentuait. Ceci étant, la tristesse que j'ai ressentie à la première de Frankenstein est à relativiser face à la manière dont les interprètes se sont approprié mon ballet et à l'impatience que je ressens déjà à la perspective de ma prochaine création. C'est un peu comme si ce passage obligé de l'abandon permettait de générer le ballet suivant.

Le Royal ballet vous a permis de créer un ballet en trois Actes et donné les moyens d'une importante production. Cela a-t-il exercé sur vous une forme de pression?

Je ne crois pas. En revanche, j'avais naturellement une responsabilité à assurer. Je dois reconnaître que la Direction du Royal Ballet s'est montrée merveilleuse lorsqu'elle m’a donné carte blanche. Tout le monde m'a ensuite soutenu, et la participation au projet de chaque département s'est avérée extrêmement étonnante. Chaque service s'est efforcé d'apporter une contribution du plus haut niveau possible. Que ce soient les costumes, les décors ou le maquillage, ce qui a été produit était d'une incroyable richesse. Je connaissais bien entendu le budget alloué pour monter le ballet, mais tous ces artisans ont fait en sorte que le résultat paraisse trois fois plus coûteux. Tous ces artistes sont des maîtres en la matière et savent comment aboutir à un effet extraordinaire. Qui plus est, pour ma grande chance, c'est aussi ce que m'ont offert les danseurs, transcendant le moindre pas de base en une passionnante expression… Si je n'étais pas terrifié par le pari à remporter, je me devais en revanche d'être attentif à ce que chaque participant soit fier du résultat lorsque tous les éléments seraient rassemblés.

Vous avez créé "Frankenstein" avec plusieurs distributions. N'est-il pas compliqué de créer un nouveau personnage lorsque chaque danseur possède sa propre approche du même rôle ?

J'ai toujours préféré travailler avec plusieurs distributions car, en studio, avoir plusieurs personnes sous les yeux exécutant les mêmes gestes me donne l'occasion de saisir certaines choses. J'arrive toujours en répétition sans avoir chorégraphié les pas en amont, et je règle tout sur les danseurs. De cette façon, plus le nombre de danseurs est important, et plus les idées que je retire en les observant sont multipliées. Par ailleurs, si plusieurs danseurs interprètent le même rôle, que ceux-ci exécutent les pas scrupuleusement ou un peu moins précisément, je me dis que le ballet aura plus de chance de perdurer sur plusieurs générations. La pérennité de mon travail serait sans doute plus compromise si je travaillais avec une seule distribution.
En outre, si je porte un attachement particulier aux danseurs de ma première distribution, et que j'ai construit avec eux des passages essentiels du ballet, j'apprécie toute distribution qui instille sa propre créativité dans les mêmes séquences. Cela empêche la première distribution de se sentir trop satisfaite d'elle-même. Je n'hésite pas non plus à encourager les autres distributions en les félicitant.

 

Répétition publique de <i>Frankenstein</i> avec Federico Bonelli, Liam Scarlett et Laura Morera.

Pour autant, prenez-vous le temps de travailler avec chaque distribution séparément ?

Je consacre le même temps et la même attention à chaque distribution, que ce soit la première, la seconde ou la troisième. Bien entendu, seul un groupe dansera pour la première. Mais, à mes yeux, ce n'est pas en raison d'un moindre talent de la part des autres danseurs. C'est différent, rien de plus !

La danseuse Laura Morera*, après 21 années passées au Royal Ballet, a dit que le rôle d'Elizabeth Lavenza représentait le moment fort de sa carrière. Vous êtes-vous senti concerné par ce qu'elle attendait de vous ?

Entre Laura et moi, c'est une longue histoire car elle a dû danser dans tout ce que j'ai pu créer, et je lui ai confié une large palette de rôles très différents. Je souhaitais chorégraphier Elizabeth pour elle, étant conscient qu'à ce moment de sa carrière, un danseur commence tout doucement à décroître. Le cas est le même pour Federico Bonelli qui quittera la compagnie dans quelques années. Je mesure totalement la chance que j'ai de pouvoir travailler avec cette génération de grands danseurs parvenus à la maturité de leur Art. Toutes les compagnies sont confrontées au départ de leurs meilleurs éléments dans une même période lorsqu'ils appartiennent à la même génération. Vraiment, je souhaite encore travailler avec eux tant qu'il en est encore temps.
Par ailleurs, pour revenir à ce qu'a exprimé si gentiment Laura à propos de l'importance du rôle d'Elizabeth : au cours de sa carrière, Laura a dansé sur scène les plus grands rôles du répertoire. Alors, je crois que son enthousiasme est dû en grande partie au fait que j'ai créé le personnage sur elle. C'est une situation que j'ai expérimentée lorsque je dansais moi-même : quelle que soit l'importance du rôle, la façon dont on se lie à un personnage est très différente selon qu'il s'agit d'une création élaborée sur vous ou d'un rôle préexistant dans lequel il faut se glisser. Lorsque Laura a incarné Manon, Titania et d'autres rôles de premier plan, elle était tout à fait admirable mais son apprentissage était issu de la transmission par l'intermédiaire d'une autre personne. Être le premier à danser un rôle donne la possibilité d'y inscrire son empreinte.
* Voir la vidéo à la fin de cet article : Laura Morera répète un Pas de deux de Frankenstein avec Liam Scarlett.


Laura Morera et Liam Scarlett travaillent sur les intentions pendant une répétition publique du ballet <i>Frankenstein</i>.

 

Laura Morera et Steven McRae répètent une scène de <i>Frankenstein</i>.  © 2016 ROH. Photograph by Andrej Uspenski

À votre sujet, le danseur Steven McRae pense que, pour vous, tout part de la musique. Adoptez-vous ce point de vue ?

Le cas était particulier pour Frankenstein car la musique du ballet était une commande et l'écriture de la partition progressait en même temps que nous avancions dans la création. Alors même que nous commencions à travailler, je n'avais pas encore entendu l'Acte III. Je pense que Steven me voit comme un chorégraphe excessivement attaché à la musicalité de mes chorégraphies. Du reste, ce que j'apprécie chez lui est qu'il a parfaitement capté mon sens musical aussi bien que, parfois, ma non-musicalité. Nous sommes sur la même longueur d'onde et c'est ce qui rend le travail avec lui si plaisant. Ceci étant, je suis très strict au sujet de la musique, ce qui devrait être toujours le cas, car c'est par ce moyen que l'on parvient à établir un lien entre le public et la danse.

Vous avez commandé la partition de "Frankenstein" au compositeur Lowel Liebermann. Aviez-vous des demandes très précises quant à certains passages de votre ballet ?

Lowel et moi avons réservé deux bons jours pour travailler ensemble. Je lui ai d'abord expliqué le synopsis et, quand il a acquis une vision générale de l'ensemble de l'histoire, nous sommes rentrés avec précision dans les détails et je lui ai décris les différents accents du drame. Par exemple, j'avais besoin de deux minutes pour le Prologue, de trente secondes de ceci, un besoin précis pour un changement de scène avant un pas de deux de cinq minutes sur le thème d'un amour naissant, etc. Toutes mes demandes étaient assez détaillées, mais Lowel préférait travailler ainsi. En revanche il a suivi son inspiration quant aux thèmes mélodiques du ballet. Puis, je n'ai plus entendu parler de lui pendant au moins six mois car il avait besoin de cet isolement pour composer. Quand il s'est senti prêt, nous avons travaillé à nouveau ensemble pour voir quels passages devaient être revus, ceux qui ne correspondaient pas bien à ce qu'il fallait et quelles séquences nous devions écourter. Je dois dire que Lowel s'est montré réellement accommodant vis-à-vis de mes demandes, ce qui était un véritable confort. Il ne s'est jamais montré attaché à son écriture lorsqu'il était nécessaire de couper la moitié d'une séquence pour le bien du spectacle. Je crois que lorsqu'on crée un ballet de toutes pièces, il est nécessaire de se montrer souple devant les ajustements. Par exemple, j'avais chorégraphié un solo important pour le rôle Elizabeth et, lorsque je l'ai vu sur scène, en dépit d'une magnifique interprétation, j'ai réalisé qu'il devenait inutile dans le cadre du ballet. Il faut analyser ces choses avec calme et ne pas avoir d'état d'âme lorsqu'il faut se séparer d'un passage qui n'est pas totalement justifié.

Lowel Liebermann vous a-t-il envoyé des bandes démo pour vous faire part de l'avancement de sa composition ?

Le compositeur Lowell Liebermann assiste à une répétition du ballet <i>Frankenstein</i>.  Il m'a effectivement envoyé quelques bribes de musique mais il était très réticent à me faire parvenir des extraits, en particulier produits sur un ordinateur. Je peux tout à fait comprendre sa position car, moi-même, je n'apprécie pas tellement la musique enregistrée dans la mesure où la musique fait partie intégrante de l'expérience vivante du ballet. C'est la raison pour laquelle je me suis rendu en Amérique pour le retrouver : il s'est assis au piano et il a joué. C'était en réalité plus simple ainsi car il était possible d'interagir, de revenir quelques mesures en arrière et de rassembler des passages. À côté de lui, j'avais aussi la possibilité de lui signaler une séquence que j'appréciais particulièrement, ou lorsque je souhaitais qu'il conserve une harmonie plutôt qu'une autre. Ce genre de collaboration est bien plus profitable que de la musique enregistrée sur CD que l'on reçoit par la poste !

Quelle a été votre réaction, la première fois que vous avez entendu l'orchestre jouer la partition de "Frankenstein" ?

C'était un très beau moment. Je me souviens que j'étais assis à côté de Lowel. Il était venu à Londres pour la première lecture de l'orchestre, et paraissait plus nerveux que moi ! Pour les danseurs, le rapport à la musique est assez étrange car ils sont habitués à répéter les ballets accompagnés par un piano qui joue une réduction. Mais, en réalité, ils entendent intérieurement les versions pour orchestre des œuvres, le hautbois qui introduit la mélodie à tel moment, ou le forte orchestral à tel autre. Or Lowel était très inquiet du fait que les danseurs, pour Frankenstein, n'avaient aucun moyen d'imaginer la façon dont sonnerait sa composition lorsqu'elle serait jouée par l'orchestre. J'ai donc tenté de le rassurer en lui disant que nous avions l'habitude de répéter avec le piano avant de nous retrouver sur scène avec un orchestre dans la fosse…
J'avais pu voir la partition d'orchestre en amont et j'avais pu repérer les accents, les différentes dynamiques, les ambiances ou les coups de cymbales. J'avais donc pu me faire une idée très précise de la direction qu'il avait adoptée. Cependant Frankenstein était la première commande pour un ballet que recevait Lowel, et il avait très peur que les danseurs ne saisissent pas sa musique… Pourtant, lorsque j'ai entendu pour la première fois la musique jouée par l'orchestre, cela sonnait exactement comme je l'avais imaginé, et même mieux encore car le piano ne peut rendre justice à certaines parties. La réduction pour piano donne une idée de la ligne musicale et du rythme, ainsi que de la tonalité dramatique, mais elle ne peut recréer la richesse de l'expression orchestrale. Lorsque les danseurs ont entendu l'orchestre pour la première fois, je crois qu'ils ont tout à coup saisi la teneur émotionnelle que je voulais exprimer dans mon ballet.

 

La Créature (Steven McRae) face à son créateur (Federico Bonelli) dans le ballet <i>Frankenstein</i>.  © ROH 2016. Photographed by Andrej Uspenski

"Frankenstein" est structuré autour de scènes clés particulièrement fortes. Les avez-vous imaginées avant de vous pencher sur les passages moins intenses ?

Le roman original de Mary Shelley met en scène bien plus de personnages que ceux que j'ai retenus pour le ballet. Ma première démarche a été de travailler sur les points forts de la narration et de définir les contours de chacun de mes personnages en listant tous les événements dans lesquels ils devaient être impliqués. Pour ce faire, je me suis principalement attardé sur Victor Frankenstein et la Créature. Ensuite, je me suis appliqué à construire les interventions des autres personnages dans les situations qu'ils pourraient aider à matérialiser. Du grand nombre de lieux différents que Mary Shelley utilise à travers l'Europe dans son roman, j'ai retenu ceux qui me paraissaient les plus centraux : Genève et le manoir de Frankenstein. À partir de tous ces éléments, il a été parfois nécessaire de raconter une histoire qui se déroule dans les coulisses des événements ou d'utiliser les interscènes pour préciser ce qui vient d'être vu ou va être montré. Pour moi, il est indispensable que la progression du drame fasse sens.

Avez-vous rencontré des difficultés à parvenir à la clarté de narration que vous avez obtenue ?

J'aime raconter des histoires. Parfois, les gens craignent que la danse soit incapable d'exprimer clairement un sujet car elle n'utilise aucun mot. Pour ma part, je pense au contraire que se passer de la voix est un bien dans la mesure où le corps exprime une très riche palette d'émotions par des postures, des gestes ou, par exemple, une subtile position des épaules. Un danseur peut crier, pleurer ou rire sans utiliser le moindre mot. Par les gestes, il arrive d'ailleurs que deux personnes qui ne parlent pas la même langue puissent parvenir à communiquer. Or, la danse agit de même par rapport au public, et cela explique comment elle permet de parler aux spectateurs du monde entier. De fait, pour moi, utiliser la danse comme moyen pour raconter une histoire constitue un challenge qui devient même libérateur.

 

<i>Frankenstein</i> : le chorégraphe Liam Scarlett montre une scène aux danseurs.

Frankenstein contient un certain nombre de scènes à la fois violentes et réalistes. Comment le public réagit-il ?

Federico Bonelli (Victor Frankenstein) et la Créature (Steven McRae).  © ROH 2016. Photographed by Bill CooperJe crois être relativement coutumier de cette violence dans mes créations. J'ai parfaitement conscience que certaines personnes n'apprécient pas d'être confrontées à ces scènes, mais je préfère proposer quelque chose de puissant qu'une scène tiède. Lorsqu'on se rend au théâtre, aussi bien que lorsque l’on ouvre un livre, c'est essentiellement avec l'envie de s'immerger dans un autre monde ou de projeter nos fantasmes dans un cadre protégé. Des gens vont voir des films d'horreur pour avoir peur, assistent à une tragédie pour pouvoir pleurer, ou à une comédie pour avoir l'occasion de rire. Chacun sait très bien ce qu'il va chercher en entrant dans une salle de spectacle. Or Frankenstein contient une part d'horreur conjuguée à une atmosphère à la fois triste et poignante. En adaptant ce roman, je savais que j'allais devoir composer avec ces différents aspects. Par ailleurs, la violence est souvent bien plus choquante lorsqu'elle est traitée de façon réaliste car les spectateurs ne s'y attendent pas forcément. Je suis partisan de ne pas romancer ce type de scènes. Par exemple, la mort d'Henry, à l'Acte III, intervient sans crier gare et de façon très rapide. Dans le livre, cette mort prend également le lecteur par surprise sans lui laisser le temps de se préparer. Puis, le traitement de la mort de William, le jeune frère de Victor, répond à cette même dynamique de traitement…
À propos du rôle de William, j'aimerais d'ailleurs dire combien j'ai trouvé extraordinaire le jeune Guillem Cabrera Espinach. À seulement 11 ans, il est capable de s'exprimer aux côtés des solistes du Royal Ballet et d'assurer parfaitement tout un court duo. Sur scène, il est à la fois rayonnant et très habile à transmettre les subtilités que je souhaitais exprimer à travers ce personnage…

À l'Acte III, le décor de la salle de bal du manoir de Frankenstein semble bien plus dépouillé que les décors de deux premiers Actes. Pourquoi cette différence ?

Le décorateur John Macfarlane et moi avons eu l'idée d'épurer l'esthétique du ballet au fur et à mesure de sa progression. Pour cette raison, au manoir de Frankenstein, à l'université d'Ingolstadt et à la taverne de l'Acte I, succède un espace plus vaste dans le manoir et autour à l'Acte II. Cela crée une impression de dépouillement progressif. Enfin, avec l'Acte III, nous voulions pénétrer un peu plus la pensée de Victor par plusieurs axes : la valse, l'intrusion de la Créature et la paranoïa qui s'ensuit, avec ceux qui la considèrent comme réelle et ceux qui pensent être victimes d'une hallucination, la réapparition de Justine, pendue à l'Acte II, et celle de l'enfant. Cette progression d'Acte en Acte est parallèle à l'effritement de la personnalité de Victor. Plus il devient obsédé par la Créature, plus le monde qui l'entoure se désagrège, à l'image des décors.

 

Maquettes de John Macfarlane pour le ballet <i>Frankenstein</i> de Liam Scarlett.

Avez-vous pris une part active à la création des décors de votre ballet ?

Absolument. John Macfarlane et moi avons déjà pas mal travaillé ensemble et nous nous connaissons maintenant si bien que cette collaboration nous permet de communiquer avec une absolue honnêteté. Par exemple, quand John venait vers moi en disant : "Peut-être pourrions-nous essayer…". Je pouvais me permettre d'être franc et de lui répondre :"Non, je n'aime pas ça !". Je me suis rendu à son studio où il y avait des maquettes de décors et nous avons tourné autour. À la même époque, il travaillait sur Tosca pour le Metropolitan Opera de New York. D'un côté, il y avait la maquette de Frankenstein, et de l'autre celle de Tosca. Nous passions de l'une à l'autre et je ne cessais de lui demander : "Est-ce qu'on peut prendre ceci ? Est-ce qu'on peut mettre cela ?". John est extrêmement conciliant. Il arrivait toujours aux répétitions avec de nouvelles propositions, de nouvelles idées. Toutes ces raisons font que j'apprécie beaucoup de travailler avec lui.

"Frankenstein" a fait l'objet d'une diffusion en direct dans les cinémas le 18 mai. Les danseurs, habituellement, se montrent assez tendus lorsqu'on les filme. Comment avez-vous vécu cette captation ?

Je dois admettre que j'étais également tendu, ce que j'ai trouvé assez étrange dans la mesure où je suis constamment investi dans le spectacle vivant. Cette pression est sans doute liée au fait que les diffusions au cinéma sont assez récentes. Si je croise une personne qui m'interpelle en me disant : "Je me rends au cinéma pour voir votre Frankenstein !", j'avoue que cela me laisse une drôle d'impression.

Avez-vous travaillé avec le réalisateur de la captation ?

Tout à fait. Ce qui est parfait avec le réalisateur Ross Mac Gibbon est qu'il est issu de la danse et du Royal Ballet. Il possède de plus une grande connaissance du ballet. Cela garantit de bons cadrages. En outre, je sais qu'il ne filmera jamais les danseurs sous un angle qui pourrait les desservir. Je crois aussi que son approche est assez claire : il s'agit de filmer un spectacle et non de réaliser un film. Or cela est très différent car une captation s'opère entre quatre murs, et Ross n'oublie jamais qu'il doit faire en sorte de mettre le spectateur de cinéma à la place d'un spectateur assis dans la salle. Si l'on oublie cette dimension, le spectacle devient mauvais et ne correspond plus à ce qu'il doit être à l'origine.
Avec Ross, nous avons pu échanger pour préparer la captation et envisager les points essentiels. Cela m'a permis de parfois orienter la caméra sur ce que je souhaitais privilégier aux yeux des spectateurs, mais aussi de prévoir suffisamment de plans larges qui, seuls, permettent de voir tout ce qui se déroule en scène. Tant de choses se produisent sur le plateau…

Savez-vous déjà si le label Opus Arte sortira votre ballet en Blu-ray et DVD ?

Frankenstein sortira effectivement au catalogue d'Opus Arte, et je compte bien m'intéresser au montage qui sera revu pour l'édition vidéo. Il y a moins d'une heure, j'étais en train de sélectionner les meilleures séquences parmi plusieurs captations. Avant toute diffusion en direct, un tournage est réalisé en amont en cas de problème le jour "J". Je peux donc aller y piocher si un passage me semble mieux dansé. Je tiens en tout cas à m'assurer que le montage définitif soit le plus parfait possible car le DVD assure une grande pérennité à une création.

Avez-vous l'intention d'enregistrer un commentaire audio comme l'a fait Kasper Holten sur "Eugène Onéguine" et "Don Giovanni" ?

Steven McRae (la Créature) dans le ballet de Liam Scarlett <i>Frankenstein</i>.  © ROH 2016. Photographed by Bill CooperOuh la ! Je crois que ce serait terrible ! Je me suis déjà livré parfois à ce genre d'expérience sur d'autres projets. Pour Frankenstein, on m'a déjà filmé et interviewé en vue de la diffusion cinéma et cela a provoqué en moi une drôle d'impression : celle d'avoir à parler de mon travail alors que, justement, si j'ai choisi la chorégraphie pour m'exprimer, ce n'est pas pour avoir à en parler. Dès lors, je ne suis pas certain de pouvoir être suffisamment brillant pour enregistrer un commentaire audio !

"Frankenstein" est une coproduction avec le Ballet de San Francisco. Avez-vous déjà songé à des modifications de la version du Royal Ballet pour la compagnie américaine ?

Je prévois effectivement des changements, mais peu nombreux. Comme je vous l'ai dit, j'ai déjà coupé certaines séquences, et en particulier des solos. Pour le corps de ballet, nous n'avons pas le luxe de pouvoir beaucoup répéter sur scène avec l'orchestre et, lorsqu'on découvre le spectacle devant un public, cela change beaucoup la donne, l'atmosphère devient palpable. En tant que chorégraphe, je n'ai jamais assez de temps pour me poser et regarder car je suis toujours en train de m'inquiéter pour quelque chose. Aussi, après avoir assisté à quelques représentations, j'ai pu repérer quelques petites choses à élaguer parce que non-nécessaires. Il s'agit juste de condenser un peu plus l'action sans pour autant perdre une bribe de l'histoire. Mon but est d'installer une tension mais pas de perdre le spectateur. Je souhaite seulement opérer d'infimes révisions et revoir certains détails mineurs.

Pour le Royal Ballet, la figure de Kenneth McMillan est essentielle. Sentez-vous une filiation entre son œuvre et vos propres créations ?

J'ai été élève de l'École de danse du Royal Ballet, ce qui m'a permis de participer à certaines manifestations, puis j'ai grandi au sein de la compagnie. Or, bien sûr, le répertoire du Royal Ballet est construit comme il se doit sur l'apport de McMillan. Cette compagnie a eu la chance immense d'avoir vu naître de grands ballets, non seulement de McMillan, mais aussi d'Ashton, et c'est un luxe immense de bénéficier de cet héritage merveilleux. Je pense donc que, malgré tous les efforts que je pourrais être tenté de fournir pour me situer aussi loin que possible de cet acquis, je ne parviendrais jamais à renier le legs de ces grands chorégraphes car il est en moi. De plus, j'ai dansé tant de leurs ballets que cette expérience vient se conjuguer à la formation que j'ai reçue. Je crois aussi être influencé, que je le veuille ou non, par l'art de la narration qu'ont exprimé ces deux chorégraphes…

Monica Mason semble avoir joué un rôle très important dans vos débuts de chorégraphe…

Monica Mason : danseuse, professeur et Directrice artistique du Royal Ballet.  © Johan PerssonJ'ai le plus grand respect pour Monica. Je lui dois en quelque sorte ma carrière. C'est elle qui m'a proposé un contrat pour entrer dans la compagnie en tant que danseur. J'étais très conscient, dès mes années d'apprentissage, de me trouver à côté de danseurs bien supérieurs à moi dont je savais qu'ils étaient promis à une belle carrière. Elle connaissait parfaitement mon envie de chorégraphier depuis mes années d'école, mais il était très clair pour elle que je devais progresser lentement dans cette voie. Bien sûr, lorsque j'ai atteint l'âge de l'adolescence, j'avais du mal à refréner mon envie de créer et je voulais en faire plus, toujours plus. Ce à quoi elle répondait : "Non, tu ne feras pas ça !". Je me souviens avoir voulu répondre à une invitation de Reed Kessler à Stuttgart qui souhaitait me confier une chorégraphie, et Monica a refusé. Je l'aurais tuée ! Elle voulait que je crée ma première grande chorégraphie au Royal Ballet sur la scène qui m'avait vu naître comme danseur et après, seulement, elle me laisserait partir et me développer. Aujourd'hui, si je me retourne sur cet épisode, je reconnais qu'elle avait raison. Si j'avais fait ce que je voulais, j'aurais certainement tout gâché. Monica s'entendait très bien à motiver les gens et à les retenir avec doigté afin qu'ils soient prêts lorsque le moment viendrait. Je lui dois beaucoup d'avoir eu cette sagesse à mon égard. Elle m'a permis de m'ouvrir à des tas de choses, m'a laissé m'aventurer afin que j'apprenne aussi par moi-même tout en me contrôlant juste ce qu'il fallait.

Il y a quatre ans, vous avez mis fin à votre carrière au sein du Royal ballet. N'avez-vous aucun regret de ne plus être sur scène ?

Non, car je crois avoir remplacé le besoin de scène par le fait de me retrouver en studio pour chorégraphier et d'y exprimer ma passion pour la création. J'ai dansé durant huit années un superbe répertoire qui, en définitive, m'est apparu plus intéressant que l'idée que j'en avais. Je n'avais aucune prétention à devenir Principal de la compagnie car ce statut ne correspondait pas au danseur que j'étais. Aucune sorte de préparation n'aurait pu faire de moi un prince ou me rendre apte à incarner des rôles de ce type. Ce n'était pas non plus ce à quoi j'aspirais. Lorsqu'on évolue dans une compagnie, il est très important de savoir où se situer car le système pyramidal fait que tout le monde ne peut se retrouver au sommet. Cela ne signifie aucunement qu'il est impossible de s'épanouir quand on danse dans le corps de ballet. J'ai, pour ma part, pu danser des rôles vraiment intéressants et je crois avoir eu la possibilité d'accomplir tout ce dont j'avais envie. J'aurais sans doute pu danser une ou deux années de plus, mais même si elles m'avaient permis de briller une fois ou deux, j'aurais ensuite été amené à danser souvent les mêmes choses et à me répéter. Ma décision de quitter le ballet a été très rapide.

Comment cette décision soudaine a-t-elle été prise au sein du ballet ?

Je crois que tout le monde a été quelque peu choqué. Moi-même je n'avais pas anticipé cette décision. Il s'agissait de la première saison de Kevin O'Hare en tant que Directeur du Royal Ballet et je suis allé le trouver dans son bureau pour lui dire : "Je ne peux plus faire ça !". Essayer de continuer était devenu trop difficile. Je ne voulais pas non plus que mes collègues aient à supporter mes difficultés en prenant sur eux…

 

Scène finale de <i>Frankenstein</i> de Liam Scarlett : Steven McRae (la Créature), Federico Bonelli (Victor Frankenstein) et Alexander Campbell (Clerval).  © ROH 2016. Photographed by Bill Cooper

Comment, à 30 ans, souhaitez-vous évoluer en tant que chorégraphe ?

Je ne sais pas au juste. Je crois que l'expérience de la vie constitue un apport en toute chose. Si je me tourne sur le passé d'un créateur comme Jiri Kylian en m'attardant sur ses créations depuis Sinfonietta jusqu'à Wings of Wax, j'apprécie qu'il parvienne à marquer de sa propre signature chaque pièce qu'il produit. La chronologie de ses créations montre son évolution sans jamais de perte de personnalité. Je pense qu'il est parvenu à rester fidèle à lui-même, ce à quoi j'aspire pour ma propre trajectoire tout en conservant la passion qui m'anime. En dépit de sa réussite, Kylian continue toujours à apprendre, ce que je trouve formidable car, le moins qu'un chorégraphe puisse faire est de ne pas se montrer suffisant. Il me semble également important de ne pas céder à l'attente des critiques ou des publics car c'est le plus sûr moyen de devenir superficiel. Il faut rester vrai face à ses propres convictions et, si votre travail n'intéresse pas les gens, ne pas hésiter à aller ailleurs, là où d'autres personnes pourront apprécier ce que vous proposez.

Êtes-vous intéressé par la mise en scène de théâtre, d'opéra ou de Musicals ?

Plus je crée et plus j'apprends, ce qui devrait me donner une certaine aisance pour mettre en scène une pièce de théâtre. La démarche qui consiste à travailler avec un interprète afin qu'il trouve en lui comment s'exprimer représente une grande partie de mon travail dans un studio de danse. La seule différence est que je chorégraphie des pas. Mais la démarche reste la même, qu'il s'agisse de Musicals ou de spectacles de ce type.

 

Liam Scarlett dirige une répétition de <i>Frankenstein</i>.

Avez-vous en réserve quelques histoires qui feraient de bons sujets pour de futurs ballets ?

J'ai une grande affinité avec l'œuvre de Nabokov et je reste attentif à ce que je pourrais en tirer. Plusieurs personnes m'ont également soumis des projets, et j'envisage de m'y intéresser progressivement. Pour moi, la difficulté est de parvenir à me projeter à deux ans pour de tels projets car je ne peux m'empêcher de me demander si tel ou tel sujet m'intéressera toujours à l'échéance de deux années. Quoi qu'il en soit, j'aime beaucoup lire, mais aussi voir tout ce qui peut me nourrir artistiquement et intellectuellement, visiter les expositions, m'intéresser à l'Art, aller au théâtre. Et même lorsque je n'apprécie pas ce que je vois, cela ne fait que renforcer mon approche personnelle de l'esthétique. En cherchant à connaître la raison de son rejet face à une forme d'expression, on apprend davantage sur sa propre nature et cela enrichit notre travail. On se pose rarement des questions lorsqu'une œuvre nous plaît. Pourtant, ce qui explique une attirance peut être riche de sens, comme ce qui ne nous plaît pas.

Comment s'annonce votre prochaine saison ?

Je serai à San Francisco pour une bonne partie de la saison prochaine. Frankenstein sera présenté là-bas du 17 au 26 février 2017. Je commencerai donc à travailler avec les danseurs du Ballet de San Francisco à partir de septembre ou octobre prochain car c'est une pièce particulièrement importante à mettre en place. Il me faut environ deux mois pour leur apprendre la totalité du ballet… Juste après, j'en profiterai pour monter une autre de mes pièces avec une distribution dont tout me permet de penser qu'elle sera extraordinaire. Le Royal Ballet m'a également commandé une création qui sera proposée à la fin de la saison. Ce sera une pièce abstraite très dansante pour l'ensemble de la compagnie. J'ai prévenu Kevin O'Hare que je voyais les choses en grand…
Quelques autres petites choses m'attendent la saison prochaine mais, pour l'essentiel, ce sont des reprises. Je ne m'en plains pas car la présente saison, avec trois créations, a été très intense pour moi : Le Songe d'une nuit d'été pour le Ballet de Queensland, Carmen pour le Ballet national de Norvège, et Frankenstein pour le Royal Ballet. Tous sont des ballets en trois Actes. Je crois qu'avec trois pièces de ce genre en une seule saison, j'ai atteint ma propre limite. La saison prochaine ne sera pas calme pour autant mais, disons, plus facile. Cela me permettra de me remettre à créer ensuite…

 

Propos recueillis par Philippe Banel
Le 24 mai 2015

 

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Federico Bonelli
Frankenstein
John Macfarlane
Laura Morera
Liam Scarlett
Lowell Liebermann
Monica Mason
Royal Ballet
San Francisco Ballet
Steven McRae

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Frankenstein - Répétition Pas de deux

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