Tutti-magazine : Vous étiez hier soir à Adendorf, en Allemagne, pour un récital de piano consacré à Schubert et Beethoven. Appréciez-vous de ne pas accompagner pour vous retrouver seule au piano de temps en temps ?
Anne Le Bozec : J'avais le choix du programme, ce qui m'a permis de revenir à mes propres sources. J'ai pu ainsi construire une sorte de pont entre des œuvres de grande envergure et de grande forme comme la Sonate No. 30 opus 109 de Beethoven et les Drei Klavierstücke de Schubert, et des petites formes comme les Bagatelles ou les Moments musicaux qui sont très proches du lied. Ce programme m'a permis de formuler tout ce que j'aime.
Du point de vue de la forme, on peut parfaitement faire un parallèle entre une sonate pour violoncelle et piano de Beethoven parmi les plus tardives et ce que propose l'opus 109. Pour moi qui ai beaucoup accompagné Winterreise, retrouver ces parfums, ces essences, ces ambiances et ces préoccupations dans les Schubert de la maturité, lesquels sont de la musique sans mots mais exactement du même ordre, c'est bénéficier de guides infiniment précieux. De telle sorte que je n'ai pas l'impression de faire un métier différent lorsque j'accompagne et que joue seule. Mais c'est sans doute aussi parce que je l'envisage ainsi, et que j'aime l'envisager de cette façon. Ceci dit, si j'ai éprouvé une grande joie à préparer ce récital, lorsque j'ai commencé à filer pour moi-même les morceaux dans l'ordre, il y avait des moments où je m'ennuyais. Je me suis alors fait la réflexion que je ne m'ennuie jamais lorsque je joue avec quelqu'un dans la mesure où je suis toujours à l'affût, constamment stimulée. Or, quand je travaille seule, je ne peux pas me stimuler en permanence. Cela devient compliqué. Il faut la scène, la présence du public. C'est un constat que je n'avais pas fait aussi fortement jusque-là. J'ai été ensuite d'autant plus heureuse de monter sur scène toute seule car je savais que, grâce au public, j'allais vivre un moment plus complet. Je devrais retourner à Adendorf dans 2 ans avec un programme français…
Les chanteurs disent souvent qu'ils trouvent des vases communicants entre la grande et la petite forme. Peut-on dire pour vous que l'accompagnement apporte à la pianiste soliste ?
Prenons comme exemple un récital de vingt-cinq lieder. Il offre l'intérêt de passer par autant d'états différents liés à ce que les poèmes décrivent, qu'il s’agisse d'une seule personne dans le cas d'un poème d'amour ou de douleur, ou une ballade faisant intervenir plusieurs protagonistes. Pour chacun de ces petits paysages intérieurs, vous devez complètement changer de peau, soit vingt-cinq fois si vous jouez le jeu jusqu'au bout. Or, plus on change de peau, plus on se rend compte que, même dans le cas d'un texte qui ne parle que d'une seule personne, cette personne a une vie derrière tout ce qu'elle exprime et qu'elle est de fait très complexe. Ce travail représente une mise en abîmes fantastique d'un paysage humain et aussi un magnifique accès à notre humanité collective. Les œuvres solistes de petite forme peuvent être abordées de la même façon, et c'est justement ce parallèle qu'il peut être intéressant d'établir. Les œuvres de grande forme sont un peu moins fréquentes dans le domaine du lied. Elles proposent souvent le développement d'un certain matériau. Ce sont des œuvres "de cheminement". Mais on peut aussi introduire au sein même du programme que l'on construit un enchaînement de lieder qui va constituer ce cheminement. Je dirais donc qu'il y a sous cet aspect un parallèle entre l'accompagnement et le jeu soliste.
Il y a toutefois une différence notable entre les deux expressions : un concert de lieder est interrompu, alors qu'un récital solo se déroule en continu. Il est important de comprendre ce que cela signifie mentalement et physiquement. La préparation n'est pas du tout la même. Ceci étant, je me rends compte en vous répondant que ce qui m'intéresse est de trouver le dénominateur commun entre tout cela. Par la pratique du lied, j'ai eu l'impression d'acquérir de nombreuses clés sonores et émotionnelles, des clés de réalisation et des clés de partage. Naturellement, j'ai envie de les retrouver dans tout ce que je fais.
Les 17 et 18 janvier derniers vous étiez à l'Amphithéâtre Bastille pour un programme conçu autour des Canticles de Britten dans le cadre des Convergences. Quelles impressions conservez-vous de ces soirées ?
Ces concerts ont abouti à une certaine alchimie comme il s'en produit de temps à autre. Il y avait une dimension mystique, ce qui me semble d'ailleurs être la moindre des choses pour aborder cette musique dans laquelle je vois presque une magie blanche. Comment ne pas évoquer la transformation de la matière avec le Canticle II - Abraham and Isaac. Notamment avec Cyrille Dubois qui était impliqué dans la totalité du programme, nous avons partagé une union très forte. Cyrille sait dégager ces choses liées à un savoir qui a déjà infusé. Mais, parallèlement, il diffuse une sorte de candeur et d'ingénuité qui permet à la spontanéité d'être au rendez-vous lors du concert. Je suis très respectueuse vis-à-vis de ce qu'il a exprimé, du travail que nous avons pu mener, du sérieux avec lequel nous avons conduit ce projet, et de la façon recueillie avec laquelle le public a entendu et vécu ce parcours. Le fait est que Cyrille et moi étions en scène quasiment en permanence, mais chacun des quatre autres intervenants, Xavier Sabata, Stéphane Degout, Emmanuel Ceysson et Vladimir Dubois étaient également présents. Certains nous ont rejoints beaucoup plus tard dans la préparation du concert, mais quelque chose nous a cimentés pour aboutir à une véritable union sur scène, renforcée par l'absence de tentation de ramener la couverture à soi. C'était une sorte d'offrande et je trouve que c'est une bonne chose que cela puisse se produire sur une grande scène parisienne. Tout d'abord, il faut être capable de produire et de laisser se produire de pareils moments, et ensuite de les accueillir et les faire comprendre au public. Un public qui, finalement, se montre très réceptif, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Les gens aiment bien sûr aussi le spectacle. Mais je suis persuadée que le spectacle peut aussi contenir énormément d'intériorité et d'authenticité.
Ces concerts me laissent à vrai dire une envie féroce de reprendre ce programme, de faire à nouveau résonner cette musique et de me plonger à nouveau dans un travail si pur.
Autour de vous étaient rassemblés quatre chanteurs et deux instrumentistes, mais vous aviez peu de temps pour mettre en place ce programme complexe. Quelles étaient alors les priorités ?
Quand on a peu de répétitions, mais cela est tout aussi vrai quand il y en a plus, un élément sans lequel il est impossible de travailler est qu'il faut arriver prêt. Cela paraît évident, mais ce n'est pas si facile. Dans le cas des Canticles, aucun de nous n'est Anglais. Pour Cyrille, c'est un peu particulier car il a eu l'occasion de beaucoup chanter en anglais quand il était enfant et cette langue est devenue sa seconde langue maternelle. De même, Stéphane Degout a manifestement beaucoup chanté en anglais, et il a un excellent accent. Xavier Sabata n'a pas forcément la même habitude mais il avait énormément travaillé. Chacun d'entre nous est donc arrivé vraiment prêt, musicalement mais aussi rythmiquement, car ce programme est très exigeant sur ce plan. De mon côté, j'avais travaillé pour connaître toutes les parties et être capable de les chanter. Cela était particulièrement important pour le Canticle IV à trois voix Journey of the Magi qui est très difficile au niveau des tonalités. Il me fallait pouvoir entendre ce qui n'allait pas et imaginer une manière de travailler certains passages.
Ce travail basique devait être réalisé sans beaucoup de compromis. Or nous avions une seule grosse répétition de 4 heures, dix jours avant le concert, pour monter ce programme, plus une générale. Chacun était pris par ses obligations mais, grâce à la bonne volonté de tous, deux raccords ont été ensuite possibles. Cyrille et moi, nous nous étions rencontrés en amont pour dégager l'esprit de ces pièces. En effet, si la mise en place est importante, il faut aussi que les interprètes les plus présents dégagent l'esprit d'une œuvre et, peut-être, deviennent les meneurs ou les guides. On peut tout à fait faire ici un parallèle avec l'opéra : les chanteurs qui jouent les grands rôles doivent donner le ton et tout doit graviter autour d'eux, même si un drame bien écrit fait que le héros n'entre pas en scène au premier acte… Ce travail réalisé en amont est capital, et je regrette qu'il ne soit pas si souvent prévu sur les plannings !
Dans ce concert, vous avez accompagné les chanteurs, mais entre les Canticles IV et V, vous avez joué seule le Nocturne de Britten. Cette transition de l'accompagnement vers l'expression soliste a-t-elle changé votre perception de l'attention portée sur vous ?
Dans ce genre de déroulement, je sens tout d'abord une différence en moi. Cela s'explique par le fait de passer d'une relation à plusieurs à un rapport à soi-même. C'est une transition qui doit être préparée, être organisée, voire mise en scène. Un tel changement donne lieu à d'autres sensations de l'espace, de l'acoustique et du son qu'on projette et, bien sûr, de l'architecture de la pièce. Avec le jeu soliste, on devient entièrement décisionnaire sans pour autant être maître absolu, car le son a une vie propre…
La transition est, là encore, liée au cheminement qui a été pensé au sein d'un programme. Celui-ci avait été remarquablement conçu par Christophe Ghristi qui l'avait imaginé l'année précédente. Dans cette progression, il était très naturel de déboucher sur le Nocturne. Ce programme faisait tour à tour intervenir un chanteur, puis un second, puis trois et, tout à coup, cette pièce était comme un abîme, que j’ai vécu toute seule, avant l'adieu porté par le Canticle V - The Death of Saint Narcissus. Ce dépouillement final était très fort à vivre. Or dans un moment pareil, je me sentais aussi accompagnée. Quant à la manière dont le public reçoit cette transition, on ne peut que fantasmer ce qu'il pense.
Selon vous, le public fait-il une différence entre un pianiste qui accompagne et un pianiste qui joue en soliste ?
Je sais seulement que si les gens font une différence entre "accompagnateur" et "pianiste", c'est sans doute parce que leur vocabulaire les incite à le faire. Personnellement, je n'ai pas de problème avec le mot "accompagnateur". Dans la classe que je dirige à Paris, je place parfois les chanteurs en situation d'accompagner les pianistes. La situation se présente lorsqu'ils accompagnent les concours des pianistes. Cela crée une sorte de rééquilibrage. Pour ma part, j'aime à croire que tout le monde s'accompagne en permanence. C'est en tout cas ainsi que je vis ce métier quand je suis au piano et que j'accompagne un chanteur, ou que je fais de la musique de chambre. Après, ce que les gens pensent leur appartient.
Il m'est déjà arrivé d'entendre que le public était déstabilisé après avoir senti une présence inhabituelle du piano, tout simplement parce que cela ne correspondait pas à l'idée qu'il se faisait de quelqu'un qui accompagne. Du coup, il se trouvait presque ébranlé dans ses convictions. Je sais que ce sujet est notoirement sensible mais je n'ai aucune envie d'être revendicatrice de quoi que ce soit. Je crois que l'évidence d'un dialogue s'impose. S'il y a un public qui vient au concert avant tout pour entendre un chanteur, c'est son droit. S'il est surpris d'entendre aussi un piano, cela changera peut-être ultérieurement son écoute. Bien sûr, lorsqu'un public est réuni pour entendre un duo, c'est la promesse d'une grande résonance.
Quelles sont les raisons qui ont fait que, pendant vos études musicales, l'accompagnement est devenu une vocation ?
J'ai eu récemment l'occasion d'avoir une discussion à ce sujet avec Marc Maïer, mon ancien professeur de piano au CNR de Tours. Il m'a beaucoup aidée, entre autres, en conduisant à Paris la provinciale que j'étais, et j'aime beaucoup le retrouver… Je lui ai demandé s'il était surpris du cours qu'avait pris mon évolution. Le fait est que je suis rentrée en cursus de piano au CNSM à 16 ans et que tout semblait me diriger vers une carrière de soliste et la musique de chambre instrumentale. Je déchiffrais très bien, mais l'accompagnement ne faisait pas partie de mes préoccupations. Marc Maïer m'a répondu : "Je ne suis absolument pas surpris. À Tours, tu étais brillante, très tôt, mais on sentait déjà que cette brillance ne t'intéressait pas. Tu cherchais les couleurs, l'intimité et le langage en toute œuvre, y compris dans une étude de Chopin. Il était très manifeste que tu allais te diriger vers une discipline qui te permettrait d'exprimer cela, et tu as trouvé le lied et la musique de chambre". J'étais heureuse qu'il me dise cela car je devais avoir besoin que cette cohérence que je ressens soit aussi exprimée de l'extérieur.
À 20 ans, quand j'ai eu mon prix de piano, je suis sortie du CNSM en me demandant pourquoi moi plus qu'une autre ? Il y avait tant de bons pianistes. Je n'avais pas trouvé cette évidence de me trouver là parce que j'avais quelque chose à dire de particulier. Dans mon jury, j'ai eu la chance d'avoir Abdel Rahman El Bacha qui m'a simplement regardée et m'a dit : "Vous avez une âme…". Ce mot m'a renvoyé à tout un tas des choses. À 13 ans, lorsque je sortais des cours de solfège du CNR de Tours, je me ruais sur les disques de La Bonne chanson et du Sacre du printemps que nous étudiions alors. Je prenais la partition de La Bonne chanson, je commençais à tout lire et je chantais les textes en m'accompagnant moi-même. Ce besoin quelque peu pluriel est très typique des accompagnateurs. Ils s'intéressent un peu à tout et s'imaginent qu'ils sont capables de tout faire…
Comment avez-vous évolué après l'obtention de votre prix de piano ?
Après le prix, j'étais donc dans une période de doute et je m'en suis ouverte à mon professeur du CNSM, Théodore Paraskivesco. Selon son habitude, il a été magnifique et m'a conseillé de me donner au moins un an pour essayer autre chose. Il est vrai que j'avais déjà engagé une grande part de ma vie dans le piano et il ne fallait pas que je regrette une décision prise sans recul. C'est ainsi que je suis rentrée dans la classe d'accompagnement vocal d'Anne Grappotte au CNSM. J'ignorais que, 8 ans plus tard, je lui succéderais. Dans le cadre de cette classe, j'ai participé à deux échanges Erasmus en Allemagne. Je voulais étudier le lied, mais surtout, j'avais envie de prendre l'air. Et là, j'ai reçu le choc d'une révélation. Je peux même dire que je suis tombée en amour avec le lied. Je me souviens parfaitement de ce moment. C'était un jour d'hiver et nous répétions avec une chanteuse un lied tiré de l'Italienishes Liederbuch de Wolf. J'ai soudainement eu la sensation d'incarner le texte qu'elle chantait dans une langue qui n'était pas la mienne. Je comprenais cette langue comme si elle infusait à travers moi, et mon piano l'initiait. Était-ce du dédoublement ou bien que les frontières entre les choses avaient totalement disparu ? À compter de ce moment, j'avais compris pourquoi j'étais pianiste. J'avais même l'impression d'avoir travaillé mon piano pour vivre cette certitude.
Par la suite, cette sensation ne m'a vraiment jamais quittée. Lorsque je suis au piano avec un chanteur qui porte le texte et qui est dans la réception de ce que je lui propose, je retrouve cette phénoménale capacité de dialogue qui passe par un poème, lequel enrichit encore l'œuvre musicale. Parfois, ce sont deux chefs-d'œuvre qui conjuguent leur richesse.
Vous êtes ensuite restée en Allemagne
pour étudier le lied…
Pendant 5 ans, je me suis effectivement totalement consacrée au lied en Allemagne, à la Hochschule für Musik de Karlsruhe, avec Hartmut Höll et Mitsuko Shirai. Ce fut une extraordinaire école d'écoute, d'introspection, d'exigence d'une prise de parole à la fois entièrement issue du texte musical et poétique, et pourtant toujours vécue comme si elle était totalement neuve. Harmut Höll a aussi veillé à ce que je n’arrête pas le solo et m'a engagée pour des petits concerts, puis pour de projets de grande ampleur dont la thématique m'était librement laissée, qui sont devenus Les Heures Latines et la Journée Poulenc, à Stuttgart. Je n'ai donc pas non plus dételé complètement, même si j'avais la sensation de devoir tout d'abord m'impliquer totalement dans le lied. De fait, le retour à la musique de chambre instrumentale et au piano solo s'est produit quelques années plus tard, de manière fluide et très évidente.
Vous accompagnez régulièrement plusieurs chanteurs et instrumentistes. Quelles sont les raisons qui font que l'alchimie fonctionne entre des interprètes ?
Certaines relations ne sont pas possibles à un certain moment de la vie parce que, soi-même, on a des barrières. Mais il arrive qu'elles le deviennent avec la même personne, 10 ans plus tard. C'est en tout cas une façon confortable d'envisager une collaboration qui ne semble pas fonctionner, laquelle peut par ailleurs donner des clés pour aborder les situations autrement. C'est aussi un aspect essentiel de la pédagogie car il n'est pas possible de renvoyer un étudiant après un concert qui se serait mal passé ou une préparation laborieuse ! On est donc obligé de grandir à deux par rapport à la situation. Sous cet angle, l'enseignement m'a aussi aidée à aborder certaines relations en concert de manière peut-être plus ouverte. En tout cas, cela m'a permis de comprendre beaucoup de choses après avoir fait, bien entendu, un maximum d'erreurs…
Dans mes choix de partenaires, il y a ce que je me souhaite et ce que je ne me souhaite pas. C'est un luxe, mais je n'ai pas envie de trop de pression. La pression n'est pas nécessaire. Si le travail est fait sérieusement, il peut se dérouler dans la bonne humeur. Je ne refuse pas de travailler avec quelqu'un qui se trouve dans un état personnel difficile mais, un interprète qui commence tout à coup à gamberger parce qu'on va se produire sur une grande scène et travailler alors beaucoup plus sérieusement que si c'était dans une petite église m'irrite profondément. J'aime aussi qu'on puisse parler assez directement sans prendre plusieurs paires de gants, mais aussi sans violence. Ceci dit, je sais pour être passée par là à une période de ma vie, qu'il n'est pas toujours évident de dire les choses avec douceur.
Mais, plus que tout, la qualité d'écoute de l'autre prime. Je peux imaginer ne pas m'entendre sur des tas de sujets avec un interprète mais, à partir du moment où l'on fait de la musique ensemble, si je sens qu'il écoute ce que je propose et qu'il me met dans un état où je peux écouter ce que lui me propose, la musique peut se produire. Aujourd'hui, j'ai la chance d'avoir des partenaires que je choisis et qui me choisissent.
Vous formez un duo avec votre compagnon dans la vie, le violoncelliste Alain Meunier. Pouvez-vous nous parler de cette rencontre artistique ?
Ce sont justement les notions d'écoute, de respect et de flamme partagée qui sont à la base de notre couple et de notre façon d'envisager la musique. Ce qui caractérise notre travail c'est tout d'abord l'enrichissement mutuel. Nous sommes d'une génération différente, avec des chemins de vie totalement différents. Alain a beaucoup travaillé dans la tradition italienne avec de très grands spécialistes du quintet à cordes, notamment. Cela lui a donné une expérience de la musique de chambre partagée avec des musiciens à la personnalité affirmée mais doués également d'une grande noblesse. De mon côté, par mon parcours allemand, j'ai dû hériter de notions de respect du texte, mais aussi de dignité et en même temps de fantaisie possible. Ces éléments nous permettent de nous retrouver très rapidement malgré nos différences.
Il arrive qu'Alain, de par son expérience nécessairement plus importante que la mienne, se permette des choses que je n'attends pas du tout. En concert, cela génère des moments très palpitants car s'ouvre alors une porte que je n'aurais pas trouvée seule, et même peut-être pas remarquée. Il ouvre cette porte, et nous avançons à deux dans cette exploration. Avec des musiciens de ma génération, cela peut sans doute se produire autrement, mais il y a dans notre façon de faire de la musique quelque chose d'assez unique. J'ai aussi observé cela chez d'autres musiciens de la génération d'Alain. Par exemple, j'ai eu la très grande chance de jouer la Sonate de Debussy avec Gérard Poulet, qui l'avait entendue jouer par son père. Or Gaston Poulet avait créé cette pièce avec Debussy. Lorsque j'ai joué cette sonate que je connais pourtant bien avec Gérard, j'ai eu l'impression de l'entendre jaillir de la source. Cette expérience tout à fait particulière laissait place à une énorme fantaisie dans un strict respect du texte. Je ne me sentais nullement bridée mais, au contraire, incitée. J'ai en tout cas le souvenir d'une merveilleuse rencontre, et je retrouve cette dimension lorsque je joue avec Alain.
Sans doute aussi que l'énergie de ma jeunesse lui apporte également quelque chose. Mais j'aimerais louer chez lui le fait qu'il n'a de cesse d'aborder de nouveaux répertoires et de s'intéresser à des pièces qu'il n'a jamais jouées, de les travailler et de les défendre. Cela concerne toutes sortes de musiques dont certaines ne sont pas souvent programmées. Par exemple, nous allons jouer bientôt la Sonate de Marie Jaëll, dont la partition a été éditée très récemment. C'est une pièce absolument enthousiasmante qui permet de s'intéresser au romantisme français par le biais du répertoire pour violoncelle et piano. Un répertoire qui reste totalement ignoré. Nous venons de jouer la Sonate de Lalo qui est aussi très rare et qu'Alain n'avait jouée qu'une fois, je crois. Il ne s'assoit pas sur ses lauriers en jouant toujours la même chose, et surtout, il ne joue pas toujours de la même façon. C'est un merveilleux exemple et je suis heureuse de le vivre aussi au quotidien.
Dialoguer avec un violoncelle est-il différent du dialogue avec la voix ?
Le texte ou l'absence de texte constitue une différence. Mais, certains instrumentistes expriment une sorte de sous-texte. Par ailleurs, certains chanteurs, tout en chantant le texte, ne parviennent pas à exprimer ce sous-texte aussi clairement. Ceci dit, le texte marque une différence fondamentale par le fait qu'il aiguille beaucoup. Il raconte l'histoire d'une tierce personne et cela permet l'accès à l'univers qui a tenté le compositeur à un moment donné. On se retrouve donc face à une cristallisation opérée par le compositeur sur le poème, et on aborde ce type de pièce différemment. Le pianiste doit veiller à être autant porteur du texte que le chanteur car il exprime l'émotion qui germe pour initier la forme que prend le lied.
Dans la musique instrumentale, la forme est déjà initiée et c'est elle qui régit. Même Beethoven, qui atomise la sonate, se sert de la forme elle-même pour l'atomiser. Le livre d'André Boucourechliev, Essai sur Beethoven, m'a beaucoup marquée. Il parle des grandes formes sonates et défend la thèse que Beethoven, en transformant de l'intérieur cette forme sonate qui était alors maîtresse de la musique occidentale et en particulier de Vienne, exerçait parallèlement son propre pouvoir sur Vienne. J'ai trouvé cette idée lumineuse. En suivant ce raisonnement, la forme peut finalement devenir une espèce de manifeste, comme un texte peut l'être.
Cette compréhension multiple de la musique vous parle donc également…
J'aime effectivement trouver ce genre d'extensions dans la musique. Ce n'est d'ailleurs pas une recherche volontaire de ma part mais plutôt une évidence qui me semble s'accentuer au fil des ans. Je trouve magnifique de constater que tout coïncide vers l'unité et qu'il est possible de tirer des fils entre les connexions qui en émanent. En outre, c'est vraiment par intérêt profond pour les choses que je m'intéresse au contexte historique de l'écriture des œuvres. Je me dis aussi que les musiciens, à un moment de leur trajectoire, se sont peut-être dits "Je suis Charlie" avant de se mettre à composer quelque chose. Il importe juste de s'en souvenir.
Le 18 avril, vous retrouverez Alain Meunier pour un concert dans les Catacombes de St Gennaro de Naples. Un cadre original comme celui-là représente-t-il une stimulation ?
Il nous arrive de faire de la musique dans des endroits un peu bizarres, et je me connais pour être très perméable aux ambiances. Mais que va-t-il se passer dans ces catacombes ? Je ne sais pas. En revanche, l'endroit semble accueillir souvent des concerts. J'essayerai de m'informer auparavant sur ce lieu. S'il y a des crânes, ma foi, c'est assez naturel ! Nous y jouerons du Bach et ça, c'est bien !
Ceci étant, quand je trouve les lieux très porteurs, j'essaye de m'en servir. Certaines salles, à l'inverse, pompent l'énergie. Je me souviens en particulier d'une intégrale Beethoven en deux concerts que nous avions faite au château Sant'Elmo à Naples dans un donjon où ont croupi je ne sais combien de générations de guerriers. J'ai eu l'impression de littéralement mourir de froid. Or ce n'était pas uniquement le froid car jouer dans ce lieu était infiniment pesant.
Vous avez conçu un programme consacré à Pauline Viardot avec Sabine Devieilhe et Alain Meunier. Vous le présenterez le 15 mars à La Borie en Limousin, et le 16 mars au Musée de la vie romantique à Paris…
Malheureusement, notre concert du 15 mars au château de La Borie a été annulé. Je peux juste dire que ce lieu magique nous a accueillies l'année dernière, Sabine et moi, pour une résidence de travail qui nous a permis de nous retrouver au calme dans une période devenue trop trépidante pour nous. Nous avons été accueillies d'une façon extraordinaire et le public a répondu présent. Ce lieu, comme beaucoup d'autres endroits de vie pour la musique, traverse aujourd'hui une crise financière très grave dont il y a peu de chances qu'il se relève…
Mais nous serons bien à Paris le 16 mars au Musée de la vie romantique pour ce programme construit autour de Pauline Viardot. Il s'agit d'une idée de Sabine. Sabine est une interprète qui aime trouver des accroches très fortes et pouvoir s'identifier à un personnage. Le programme de son prochain disque construit autour des femmes aimées par Mozart en sera un nouveau reflet. Le choix s'est porté sur Pauline Viardot en 2013, au moment où Sabine a obtenu une Victoire de la révélation lyrique. Assez vite, nous avons pensé qu'il serait intéressant de faire graviter autour des œuvres de Viardot des pièces des compositeurs qu'elle a connus ou inspirés. Cette sélection s'est faite de façon boulimique face à l'énormité du matériau. Pauline Viardot était une amie très intime de Clara Schumann et de Robert, elle a connu Brahms et Mendelssohn, de telle sorte que certaines pièces du programme sont en allemand. J'avoue que jouer toute cette musique est assez jubilatoire. Pourtant, à part quelques pièces de Saint-Saëns, la mélodie romantique française n'est pas ce qui attire, a priori, les jeunes chanteurs.
Comment expliquer ce désintérêt pour la mélodie romantique française ?
Dans le domaine de la mélodie, l'époque debussyste exerce une grande attraction et c'est généralement ce que les chanteurs ont tout d'abord envie de chanter. Certains jeunes artistes sont par ailleurs déroutés par l'aspect romantique français. Berlioz, par exemple, est très déroutant. Quant à Massenet, il n'a pas écrit que des mélodies magnifiques. De fait, il faut choisir. Et pour choisir, il faut chercher. Or, quand on est jeune, on préfère trouver ! Un autre problème est celui des textes. La perception que nous avons aujourd'hui de ces textes romantiques français, et même des textes parnassiens qui sont un peu postérieurs, peut être un véritable obstacle à la programmation de ces mélodies. Personne, en France, n'est dérangé par des textes romantiques allemands car on ne les comprend pas. Pourtant, certains ne sont pas différents. Les textes français, on peut le concevoir, sont démodés. On ne parle plus de cette façon.
Quoi qu'il en soit, notre objectif devrait toujours être de ne pas trop nous laisser impressionner par une forme qui peut paraître désuète mais plutôt d'aller au cœur des choses. Il faudrait se garder d'oublier qu'au départ, un cœur palpitait et a écrit un poème d'amour dans l'air du temps. Il faut alors se rappeler ce qu'était cet "air du temps", et ce qui se passait à cette époque. À partir de là, on commence à se créer un contexte intérieur qui devient favorable à ressusciter une manière d'être. La forme poétique a évolué au cours des siècles et elle dit aussi beaucoup de choses sur une époque, de même que le choix d'un poète pour une forme donnée est porteur de sens. Cette démarche-là est totalement différente, et la première impression un peu fataliste se transforme alors en un laboratoire de recherche tout à fait passionnant.
Certains chanteurs proposent en récital des airs tirés des opéras qu'ils interprètent sur les grandes scènes, mais semblent rencontrer des problèmes lorsqu'il s'agit d'adapter la puissance de leur projection dans ce contexte différent. Est-il difficile pour le chanteur de composer avec l'espace ?
Je pense que la première chose est de le vouloir, la seconde est de le pouvoir, pouvoir moduler sa voix en fonction de la taille de la salle dans laquelle on chante. Il est évident que chanter sur la scène de l'Opéra Bastille et au Musée de la vie romantique devant quatre-vingts personnes demande à moduler. Mais je pense que Sabine Devieilhe y parviendra sans problème… La volonté est le second facteur, et il intervient plus souvent qu'on ne le pense car il doit y avoir dans la sensation vocale un très grand agrément à sentir l'émission de la puissance. Chez certains chanteurs, cela peut sans doute prendre le pas sur une certaine réalité stricte du contexte. Mais il en est exactement de même pour les pianistes, car l'envie peut être grande de faire sonner un bon piano à queue qui est grand ouvert. Je crois que l'instrumentiste doit lui aussi être capable, en lui-même, de s'adapter au piano et à l'acoustique pour parvenir au réglage adéquat. Là aussi, il faut le vouloir. Dans le contexte d'un concerto, le pianiste doit passer l'orchestre dans les tutti ou s'imposer de façon énorme dans les cadences. Ensuite, il n'est pas forcément facile pour lui de retrouver une autre place… Le débat ne concerne donc pas les seuls chanteurs. Je dirais même qu'il concerne tous les interprètes qui s'expriment dans les grandes salles car on ne fait pas seulement de la musique sur des grandes scènes.
Pour ma part, lorsque j'arrive dans une salle pour accompagner un chanteur, j'ai l'habitude de lui demander de plaquer quelques accords au piano, et je vais dans la salle pour écouter comment ça sonne. Puis je lui demande de se placer devant le piano et de chanter. Cela me permet de faire ma balance intérieure par rapport à ce que j'ai entendu. L'expérience joue aussi. Dans une salle assez réverbérante, il faut donner un peu plus de poids au texte. Dans une salle qui retient beaucoup le son, et notamment les aigus, il faut doser un peu plus les médiums pour avoir un spectre plus large… Lorsque deux partenaires sont en bonne intelligence, je suis persuadée qu'ils peuvent s'adapter à une acoustique.
Une de vos autres collaborations importantes est celle avec le baryton Marc Mauillon. Vous avez récemment enregistré avec lui un ensemble de mélodies sur le thème de la Première guerre mondiale. Avez-vous été surprise par la richesse de cette thématique ?
Je me doutais bien que ce répertoire était riche de milliers d'œuvres, mais j'avoue avoir été surprise de découvrir leur qualité. Le potentiel de ces vies fauchées a été de même une prise de conscience renversante. Pouvoir leur prêter voix était formidable. Je connaissais bien sûr certaines pièces circonstancielles comme le Noël des enfants qui n'ont plus de maison de Debussy, mais nous avons eu la chance de retrouver des compositeurs totalement oubliés. Dans nos recherches, nous avons beaucoup été aidés par Didier Maes et Philippe Saulnier D'Anchald, qui sont les responsables de la collection Les Musiciens de la Grande guerre éditée chez Hortus. J'ai aussi essayé de chercher du côté de l'Allemagne en m'adressant à mes contacts. Grâce à un site Internet formidable qui permet de voir ce que tous les antiquaires de livres et de partitions d'Europe possèdent dans leur fonds - www.zvab.com -, j'ai retrouvé la trace d'un compositeur que tout le monde semblait avoir oublié bien qu'édité chez Schott en son temps, Fritz Jürgens. J'ai pu ainsi commander à Amsterdam et Londres quelques exemplaires de ces lieder écrits dans les années 1910. Et là, c'est une vie que j'ai découverte ! Ce compositeur faisait preuve d'un métier très sûr dans la grande tradition straussienne du lied. Je suis consciente de la chance que j'ai eue de tomber sur ce nom dans un des nombreux livres que j'ai lus en diagonale pour préparer ces programmes. Pour le répertoire anglo-saxon j'ai été aidée par mon collègue de Glasgow Christopher Underwood, qui m'a immédiatement orientée vers des compositeurs. Mark Davies, qui est assistant au Conservatoire, m'a donné les mêmes noms. Je crois qu'il ne faut pas hésiter à faire appel aux gens dont c'est le patrimoine musical. Tout revient encore à cette notion de partage. Le partage se retrouve partout, sur scène avec le chanteur ou les instrumentistes. Dans la notion de pédagogie, elle est évidemment constante.
Vous avez donc enregistré deux disques pour le label Hortus, dont le second - "À nos morts ignorés" - sortira à la rentrée. Pour ce faire, vous accompagnez Marc Mauillon sur un piano Bechstein de 1888. Quelle couleur recherchiez-vous ?
Je n'étais pas à la recherche d'une couleur particulière mais plutôt d'un instrument qui m'attire. Je ne m'attendais pas non plus à ce que ce soit facile car ces pianos qu'on laisse dans leur jus sont difficiles à gérer. En revanche, je me rends compte que certains instruments sont des guides vers une certaine période. Je me souviens avoir joué sur un piano sur lequel Fauré avait composé. Ce piano en disait long sur sa musique car l'univers sonore qu'il avait sous les doigts l'a inspiré. Tant de choses deviennent évidentes sur cet instrument, tout prend place immédiatement. Ce n'est pas différent lorsqu'on aborde Mozart ou Haydn sur un piano-forte.
Pour les enregistrements de mélodies de la Grande guerre, le répertoire étant international, je cherchais un piano qui ait cette identité temporelle sans être trop marqué sur un plan national. Bechstein était à la croisée des chemins. Debussy disait d'ailleurs que son Bechstein était son piano préféré. Il convenait par ailleurs parfaitement pour le répertoire allemand, mais aussi pour le répertoire anglo-saxon qui n'est pas forcément très éloigné. Au fond, je n'ai pas été très étonnée que ce Bechstein s'impose à moi. J'ai essayé plusieurs pianos et j'y revenais tout le temps. Marc était absent lorsque j'ai fait ces essais mais il m'a fait confiance. Lorsqu'il est arrivé et qu'il a commencé à chanter, j'ai pu constater une fois de plus sa sensibilité aux timbres des instruments. Il possède ce don de chanter en résonance avec ce qu'il entend, et c'est magnifique. Pour autant, ce Bechstein s'est montré rétif à certaines choses. Entre autres, il a fallu régler la pédale qui faisait du bruit. Or ce n'était pas envisageable pour l'enregistrement. Mais, malgré le superbe Steinway qui nous faisait de l'œil, nous sommes restés fidèles à ce coup de cœur pour le Bechstein, et c'est avec lui que nous avons enregistré les programmes des deux disques. C'est aussi sur ce piano que j'ai enregistré avec Alain Meunier un Hommage à Maurice Maréchal qui est sorti dans la même collection chez Hortus. Du reste, il a été surprenant de constater que ce piano a évolué pendant les enregistrements. Aujourd'hui, ce n'est plus le même instrument !
Le 18 mars vous proposerez un récital sur le même thème avec Marc Mauillon au Couvent des Récollets dans le cadre des Pianissimes. Aurez-vous le même piano ?
Ce Bechstein est à Angoulême et, même s'il supportait le transport, le changement monstrueux d'hygrométrie impliquerait des réglages sur place et cela pourrait devenir un problème. Je pense jouer sur un Steingraeber et j'en suis très heureuse. Je trouve cette firme de pianos assez exemplaire parce qu'attachée à une très grande tradition familiale. Elle est basée à Bayreuth depuis sa création. Udo Schmidt-Steingraeber, son gérant, m'a expliqué que la qualité vocale incomparable de ses pianos, qu'il s'applique à conserver, remonte aux débuts du Festival de Bayreuth. Le Festival avait besoin de pianos pour les chanteurs, et ces pianos se devaient de posséder une certaine vocalité. La facture des instruments a sans doute été très influencée par cet impératif. Les dernières recherches ont quant à elles abouti à une longueur de vibration dans le son qui est magnifique. Ces instruments sont aussi extrêmement plastiques dans la dynamique. En les ouvrant, il est possible de jouer à la fois très charnu et fort. Mais on peut aussi, en très peu de temps, parvenir à des dimensions très piano, douces et feutrées. J'aime les jouer en concert car ils apportent toujours quelque chose de particulier.
Quel programme allez vous proposer avec Marc Mauillon ?
Nous avons essayé de construire un programme qui respecte la pluri-nationalité des deux disques en donnant voix à la plupart des compositeurs que nous avons enregistrés. Ensuite, le choix des pièces a été plutôt affectif, tout en essayant de ne pas être trop sombres et de varier les registres d'expression. Le premier disque, Prescience - Conscience, propose des mélodies composées avant-guerre et elles sont souvent plus gaies que celles qui seront sur le deuxième disque, À nos morts ignorés. Mais ce second volume est aussi composé de pièces second degré comme "Oh It's a lovely War", une marche militaire anglaise composée pour donner du cœur à l'ouvrage mais qui est aussi assez acide dans ce qu'elle exprime. D'autres mélodies sont totalement inspirées par le désespoir et l'absence de perspectives, certaines sont dictées par la résignation, d'autres sont des prières. Ces cinq années de guerre nous ont laissé un matériel musical extrêmement riche, et nous avons essayé d'être justes dans notre répartition. Nous avons aussi fait en sorte que ces mélodies soient supportables pour le public qui les écoute. Entre les pièces chantées, il est prévu que je joue la Berceuse héroïque de Debussy, et j'espère que Marc acceptera de rester devant le piano pour écouter. C'est une pièce écrite en "hommage à" et je pense qu'il ne serait pas justifié de nous séparer alors que nous sommes deux en permanence pour ce récital. S'il est d'accord, ce devrait être une jolie image.
Vous dirigez la classe d'accompagnement vocal du CNSMDP. Comment l'enseignement est-il entré dans votre vie ?
Je suis issue d'une famille d'enseignants sur plusieurs générations. Mes arrière-grands-parents étaient instituteurs, mon père était professeur de français, latin et grec, et ma mère a enseigné l'allemand et le piano pendant quelques années. Je me rappelle avoir vu mon père corriger des copies jusqu'à très tard le soir. Bref, la notion de transmission a toujours été très présente autour de moi. De même, mes parents m'ont fait écouter de la musique classique dès mon plus jeune âge. Dès lors, poursuivre dans ce sens était de l'ordre du naturel… J'ai gagné mes premiers sous en accompagnant des petits stages. Puis je me suis retrouvée à enseigner des rudiments de solfège à des chanteurs amateurs. Sans m'en rendre compte, je commençais à faire mes premières armes. Plus tard, comme je déchiffrais bien grâce aux formidables cours de lecture à vue dont je bénéficiais au sein de mon cursus de piano au conservatoire, j'ai pu continuer à trouver des petits boulots. C'est donc très naturellement que j'ai commencé à gagner ma vie en marge du cursus.
À ce propos, j'aimerais rendre hommage à mon professeur de l'époque, Sylvaine Billier, qui m'a appris tant de choses mais a aussi jeté pour moi un pont vers le lied en me dirigeant vers la classe d'Anne Grappotte, laquelle, à son tour, m'a orientée vers l'Allemagne. Je suis très consciente de l'importance de ces gens qui se sont trouvés sur mon chemin pour me proposer l'orientation qui était la bonne et au bon moment.
Quelle est votre définition de l'enseignement ?
Avec Emmanuel Olivier qui est assistant dans la classe, nous nous partageons le travail. J'encadre le travail du duo, et lui, le travail de lecture, tout en veillant à conserver une fluidité entre les deux. Le dialogue entre nous est essentiel. Nous faisons aussi en sorte qu'il y ait un rebond par rapport aux répertoires qui sont lus et ceux qui sont travaillés, qu'il y ait une cohérence des thématiques abordées. Pour moi, il est important de construire les choses ensemble surtout face à un domaine très vaste qu'il est difficile d'appréhender en 2 ou 3 ans d'études. Je pense essentiellement ouvrir des portes et susciter une curiosité. Mon enseignement vise également à donner des outils de pratique car il est important que les étudiants sortent mieux armés que lorsqu'ils sont rentrés. Personnellement, j'aimerais avoir du temps pour aborder de manière conséquente Schubert et Schumann, mais il faudrait alors pouvoir aussi aborder la linguistique qui va de pair. De même, le répertoire contemporain est trop peu pratiqué… Dans ma classe les pianistes déchiffrent rapidement et, pour cette raison, ils sont aussi très demandés. Le temps manque donc pour aborder tout ce à quoi j'aimerais les sensibiliser. Pendant ce cycle de 2 ans, l'essentiel est donc de poser des jalons afin que, plus tard, ils puissent se servir de cette base. J'essaye en outre de ne négliger aucun aspect fondamental dont le manque serait vraiment pénalisant.
Je n'ai aucune envie d'envisager l'enseignement comme des recettes que je proposerais d'appliquer. Je préfère me situer dans une pédagogie qui me rend consciente des besoins attachés à une œuvre donnée, par rapport à un parcours donné, un type de personnalité et d'ouverture, une écoute et une personne. Pour faire ce métier, je crois qu'il faut être à l'écoute de la personne, qu'elle soit sur scène ou dans la salle de cours. Bien sûr, il s'agit là encore de partage.
Au fil des promotions d'étudiants, observez-vous des traits de caractère ou des aptitudes qui marquent une génération ?
Avec mes 10 ans de recul en France, j'ai noté des constantes en fonction des parcours. Tout d'abord, et c'est essentiel, il n'y a plus qu'une seule et unique filière pour se former : la diversité des chemins et des personnes parle d'elle-même. Prenons les pianistes. Ceux qui sont passés par le CNSM de Paris en piano, ce que l'on qualifie pompeusement de "voie royale", ont souvent subi une pression très forte, et cela très jeunes. Cela se retrouve en eux et il faut désamorcer cette tension. Mais ils ont acquis une espèce de confiance et avancent de plain-pied dans ce qu'ils entreprennent. Un autre profil, qu'Emmanuel Olivier et moi estimons très important d'accueillir au sein de la classe, est celui de ceux qui sont rentrés éventuellement un petit peu plus tard, qui ont fait leurs études ailleurs qu'à Paris, et qui ont déjà du métier en accompagnement. Ils rentrent dans la classe pour s'ouvrir à des possibles et pour se spécialiser dans un domaine qu'ils pratiquent déjà à un niveau professionnel. Le concours d'entrée est le même pour tous et garantit suffisamment la qualité de chacun. Ces profils sont à la fois très différents et très complémentaires. Certaines années peuvent être marquées par un profil davantage représenté que l'autre. L'allure d'une classe s'en trouve alors modifiée.
C'est davantage au niveau des chanteurs que j'ai vu les choses évoluer. Je remarque qu'ils sont de plus en plus aptes à être autonomes, notamment dans la préparation et le solfège. Ils évoluent vers plus d'indépendance, ce qui est une très bonne chose car le travail peut ensuite aller plus vite et plus en profondeur. Ceux qui pourraient arriver avec moins de bagages que d'autres se trouvent pris dans une émulation et travaillent, ce que je trouve très positif. L'ouverture des frontières et le passage au système de licences-masters et de doctorats ont facilité les échanges linguistiques. Je crois qu'il n'est plus possible de dire aujourd'hui que les Français ne sont pas ouverts aux langues. De plus en plus de jeunes partent pour quelques mois et reviennent bien mieux armés. Il faut donc favoriser à fond ces initiatives car la vie d'un chanteur est de chanter en plusieurs langues.
J'ai pu en outre constater une autre différence de profils durant les années où j'étais conjointement professeur au CNSM de Paris et à la Hochschule de Karlsruhe, où j'ai dirigé pendant 5 ans la classe de mélodie française. En France, nous avons une grande tradition de lecture et de déchiffrage rapide que l'Allemagne ne possède pas du tout. Aucun enseignement n'existe là-bas pour que les gens apprennent de manière méthodique à lire mieux, et cela change beaucoup la manière de travailler. Du reste, étant moi-même très rapide, je suis allée chercher en Allemagne la lenteur dont j'avais besoin pour mon équilibre. Là-bas, j'ai vraiment expérimenté la lenteur, le fait de m'arrêter sur des mesures un temps infini pour réfléchir. Puis, en tant qu'enseignante, j'ai essayé d'apporter à mes élèves allemands ces clés de rapidité qui leur manquait. Tandis qu'au sein de ma classe parisienne, j'incitais mes élèves à prendre le temps de chercher et, parfois, à accepter de ne pas savoir pour aller ensuite chercher au bon endroit. Cette différence d'approche m'a beaucoup éclairée sur le phénomène du rapide et du lent.
Une autre de vos activités est la direction artistique. De quoi s'agit-il ?
La direction artistique est une activité très stratégique de l'enregistrement. Lorsqu'il enregistre, un artiste ne peut pas être en charge de tout car il se retrouve à nu et devient extrêmement sensible et fragile. Il joue et il a besoin que quelqu'un de confiance le guide et lui dise où il en est, l'oriente sur des dynamiques ou remarque quand il presse le tempo. C'est ce que fait le directeur artistique. Il est également en charge du plan de montage.
Aujourd'hui, un enregistrement doit être le reflet d'un sans-faute. Or toutes les prises ne sont pas parfaites et il faut quelqu'un pour faire le tri et dépoussiérer. Une prise peut très bien être formidable car porteuse d'un souffle, mais présenter aussi deux mesures approximatives qui passeraient parfaitement en concert mais ne sont pas acceptables au disque. Le directeur artistique repère alors très exactement le passage à refaire. Il doit aussi pouvoir juger si une prise différente peut servir à récupérer un passage qui sera ensuite combiné à la prise de référence. Parfois, quand ce qu'on enregistre est particulièrement difficile, il peut avoir à dire de refaire jusqu'à ce qu'une prise soit vraiment réussie.
Lorsque j'étais au conservatoire comme étudiante en piano, parmi les très nombreuses options proposées, j'avais entre autres choisi la prise de son. Un des sujets abordés dans ce cadre était la direction artistique et j'ai très vite compris que cela pouvait me convenir. Là aussi, la vie a été généreuse car, grâce à mes compétences en allemand, je me suis retrouvée sans avoir rien demandé directrice artistique sur un des premiers enregistrements de Lionel Sow, qui est maintenant chef de chœur de l'Orchestre de Paris. Nous avons ensuite renouvelé cette collaboration et c'est ainsi que j'ai travaillé avec lui sur un disque de Heinrich Schütz, et un autre de musique romantique allemande consacré à Bruckner et Brahms. Auparavant, j'avais eu l'occasion d'être directrice artistique au Conservatoire ou pour des amis, notamment pour un enregistrement d'un quintet de flûtes. Tout cela s'est fort bien passé et c'était une joie de le faire. J'ai donc continué et, pas plus tard que la semaine dernière, j'ai participé à l'enregistrement d'une œuvre de Nicolas Bacri qui sera créée en disque, Les Saisons, un vaste concerto pour hautbois dialoguant avec d'autres instruments et un orchestre à cordes. Une impressionnante brochette de solistes était réunie pour l'occasion : François Leleux, Valeriy Sokolov, Adrien La Marca et Sébastien van Kujik, aux côtés de l'Orchestre Victor Hugo de Franche Comté dirigé par Jean-François Verdier. Nous avons passé deux jours turbulents mais formidables en présence de Nicolas Bacri…
La direction artistique représente une charge de travail importante mais cette activité me donne l'impression d'être utile d'une autre manière. En tant qu'interprète, cela me semble important aussi. Dans l'emploi de directrice artistique je pense que toutes mes compétences sont requises, y compris un aspect de communication dans la mesure où les musiciens ne me voient pas et n'entendent que ma voix. Elle doit donc être claire et bienveillante, mais dire aussi clairement les choses.
Au cours de cet échange, vous avez parlé à plusieurs reprises de personnes qui vous ont aidée à trouver votre route pour progresser. Souhaitez-vous revenir sur ce sujet ?
Cette notion de chaîne et de transmission est très importante à mes yeux. Alors, j'aurais envie de mentionner tous ces gens qui ont compté pour moi, mais aussi de dire à ceux auxquels je n'ai pas pensé aujourd'hui que, peut-être, je ne suis moi-même pas encore prête à me rendre compte de ce qu'ils m'ont apporté. Si je me retourne sur mon parcours, j'ai l'impression que tout a concouru à le tracer, que ce soit des événements formidablement porteurs ou plus difficiles. Si l'on sait passer à travers ces étapes, tout devient en définitive très logique. C'est une chose que j'ai envie de dire à ceux qui doutent, une façon de penser que je partage volontiers en classe avec mes élèves.Lorsque j'étais étudiante à Paris, j'ai été atteinte d'une maladie grave, et mes professeurs Théodore Paraskivesco et Sylvaine Billier, puis Anne Grappotte lorsque j'ai intégré sa classe, ont compris que ma priorité n'était pas du tout le piano mais de guérir. Or ce n'était pas évident car, après tout, ils étaient là pour m'enseigner et, parfois, mon esprit était retenu ailleurs. Pourtant, ils ont toujours cru que la musique pourrait peut-être m'aider à voir la vie du bon côté et, pourquoi pas, à me sauver. Ils ont compris que leur rôle était d'agir par ce biais. Pour autant, ils n'ont jamais outrepassé ce rôle et ne se sont pas plus transformés en psy ou en infirmière…
J'ai guéri et cela m'a apporté une grande confiance lorsque je vois quelqu'un plongé dans un très grand doute ou même dans des embarras physiques, car j'ai compris ce que je peux à mon tour apporter par ma simple présence. On ne peut rien faire d'autre, mais c'est déjà tellement important. Pendant quatre années, Théodore était à côté de moi. Il aurait très bien pu me conseiller de tout arrêter. Or il m'a engagé à faire de la musique de chambre, à travailler des œuvres qui pourraient me plaire, mais aussi me stimuler. Il savait comment dire les choses tout en ayant de vraies exigences que je pouvais recevoir… C'est plus tard que j'ai pris conscience de cette présence constante et si discrète qu'elle n'était pas visible par la démonstration. Je suis maintenant persuadée qu'elle a changé le cours de mon histoire, mais aussi certainement ma manière de faire de la musique et ma manière d'être.
Quels rendez-vous pouvez-vous nous signaler dans un proche futur ?
J'aimerais saluer la grande fidélité du Festival Messiaen au Pays de la Meije*, qui m'invite très régulièrement et où je donnerai un récital le 19 juillet. Ce festival m'a donné l'occasion de monter des opéras accompagnés au piano avec des mises en scène assez spontanées, et je trouve sa programmation à la fois intelligence et osée. Comme bien d'autres manifestations musicales intéressantes, celle-ci souffre de restrictions drastiques et refuse pourtant de revoir à la baisse la qualité ou l'audace de sa proposition. Une véritable foi anime les gens qui sont en charge de ce festival qui fait beaucoup pour la musique contemporaine au sein de son département, et en particulier dans les écoles. Des activités ont lieu toute l'année et le point d'orgue médiatisé est ce festival qui draine un vaste public. Cet exemple prouve qu'il est possible de rendre toutes les musiques très accessibles dès lors qu'on a les bonnes personnes pour accomplir le travail préparatoire en amont. Mais cela sous-entend un soutien par des crédits et des aides. Je crois qu'à tous les niveaux de soutien possibles, il faut que cet oxygène de la pensée, du sentiment et de l'âme qu'est l'Art demeure une priorité.
* Voir, à la fin de cet article, les extraits de Pelléas et Mélisande enregistré en 2009 dans le cadre du Festival Messiaen.
J'aimerais aussi parler du Festival Jeunes Talents, à Paris, qui permet aux jeunes musiciens européens de jouer. Croyez-moi, pour de jeunes artistes qui débutent, avoir l'opportunité de jouer sur une scène parisienne, ce n'est pas rien ! J'ai participé il y a une quinzaine d'années aux tout premiers concert de cette organisation. Elle va bientôt proposer son 2.000e concert, et je suis invitée le 23 juillet en tant que jeune maître pour proposer un programme de mon choix avec trois jeunes artistes, et qui inclura des œuvres de Guillaume Connesson, le compositeur invité cette saison. J'ai convié Ania Krawcuk, une mezzo-soprano polonaise qui étudie en Allemagne, à participer à ce concert, ainsi que l'altiste Violaine Despeyroux et le ténor Fabien Hyon à se joindre à moi. Nous jouerons, entre autres, les deux Lieder de Brahms op. 94. Ce programme aura sans doute une dimension assez particulière car je me suis rendue compte que lorsqu'un compositeur associe l'alto à la voix, la thématique est généralement réflexive, voire mystique.
Enfin, il y aura fin août le Festival d'Entrecasteaux que dirige Alain Meunier. Ce rendez-vous constitue toujours un moment agréable et léger car d'excellents musiciens participent aux concerts dans un même esprit de légèreté et de partage.
Propos recueillis par Philippe Banel
Le 22 février 2015
Pour en savoir plus sur Anne Le Bozec :
annelebozec.com