Tutti-magazine : Vous avez débuté le violon à Saint-Pétersbourg, puis travaillé avec Pierre Amoyal à Lausanne. Que votre formation en Suisse vous a-t-elle apporté en comparaison de ce que vous avez appris en Russie ?
Andrey Baranov : Ma rencontre avec Pierre Amoyal est certainement la grande chance de ma vie, tant son enseignement a été important pour ma carrière. Chaque professeur, il est vrai, vous enrichit différemment, mais Pierre Amoyal est non seulement violoniste, mais aussi un grand chef d'orchestre, ce qui le rend assez unique. L'expérience des concerts est irremplaçable, et les enseignants qui se sont consacrés exclusivement à la pédagogie ne peuvent aller aussi loin dans ce qu'ils apportent à leurs élèves. En outre, si Pierre est Français, il a non seulement étudié à Paris, mais aussi dans d'autres villes d'Europe ainsi qu'aux États-Unis. Cela lui permet d'être aussi à l'aise dans son approche de différents styles, depuis le Baroque jusqu'à la musique romantique. Travailler avec lui durant six années a été un véritable bonheur car, outre l'étude de ces différents courants musicaux, j'ai pu aborder pratiquement tout le répertoire pour violon.
Faites-vous une différence entre l’école russe et l’école française de violon ?
C’est une question que l’on me pose très souvent mais, à vrai dire, même après avoir lu de nombreux livres sur les deux écoles, je n’ai jamais vraiment envisagé cela ainsi. Mes premiers professeurs ont été mon père et ma mère et je pense qu'ils m'ont tout simplement appris à jouer du violon, au-delà de toute notion d'école. Dès lors, il m'est aujourd'hui très difficile de répondre à votre question, en tout cas par des mots. En fait, ma seule véritable école est celle de Léopold Auer. Pierre Amoyal a lui-même été élève d’un élève d'Auer. Alors, finalement, voilà l'école à laquelle je me sens appartenir.
Grâce au premier prix du concours reine Élisabeth de Belgique* que vous avez remporté, la Nippon Music Foundation vous a confié le Stradivarius Huggins. Quelle est pour vous la signification symbolique et musicale de ce prêt ?
Je n'attache pas de signification symbolique à ce prêt mais plutôt la conscience de la grande chance dont je bénéficie. De nos jours, il est de plus en plus difficile pour de jeunes musiciens d’obtenir le prêt d’instruments de tout premier ordre. Un certain nombre de personnes, bien sûr, peuvent se permettre d'acheter ces instruments, mais toutes ne les confient pas aux archets de jeunes musiciens. En dépit de sa valeur, un interprète peine à obtenir un instrument tel que le Stradivarius Huggins. Tous les jeunes musiciens sont aujourd'hui confrontés à ce problème, ce qui ajoute à la chance qui est la mienne.
* Voir en fin d'article, la vidéo de la Valse-Scherzo de Tchaikovsky, enregistrée lors de la demi-finale du concours.
Quelle différence faites-vous entre ce Stradivarius et l'instrument sur lequel vous jouiez auparavant ?
C’était un Ansaldo Poggi, probablement le facteur de violon italien le plus connu du XXe siècle, et déjà un excellent instrument mais seulement ancien de 70 ans. Cet "Eckstein" sur lequel je jouais était un violon duquel sortait un grand son mais pas de nuances et, en tout cas, rien de vraiment spécial comparé à cet Huggins. Ce violon ajoute de la magie à chaque note. Je sais que de nombreux lauréats de concours ont eu l’occasion de jouer dessus depuis de nombreuses années, mais il a conservé toutes ses qualités au travers des ans et des prêts. J’ai eu aussi l’occasion de jouer avec un autre Stradivarius pendant 3 mois ainsi qu’un Guarneri, mais celui-ci est vraiment le meilleur que j’ai jamais eu entre les mains.
Vous avez dit en conférence qu'il fallait du temps pour maîtriser un tel instrument. Commencez-vous à en percevoir toutes les nuances ?
Cela ne fait que deux semaines que je joue sur le Huggins, et s'il est vrai qu'il doit compter parmi les dix ou vingt meilleurs violons au monde, il est tout aussi vrai que du temps est nécessaire pour s’y habituer. Rapidement après qu'il m'ait été confié, je devais jouer en concert et je me souviens très bien de la difficulté que j'ai rencontrée à trouver les cordes et les doigtés qui convenaient. Je pourrais dire qu'un tel instrument joue tout seul par rapport à un violon moderne qu'il est facile de maîtriser. Il a un caractère très affirmé, une personnalité très forte, et je dois ajuster mon jeu à cet instrument. Le contraire ne sera jamais vrai ! Quinze jours après la première approche, nos rapports sont de plus en plus faciles, et je joue de mieux en mieux. Dans deux mois, je pense que la période d'adaptation sera dépassée. Mon luthier a changé certains détails pour moi et j’ai trouvé les cordes qui me conviennent. Heureusement, car de nombreux concerts m’attendent et je dois être capable de maîtriser mon instrument et pouvoir moduler mon son en fonction de l’acoustique de la salle de concert. C'est à ce stade, en fait, que se joue la différence, quel que soit le temps passé à répéter.
Le prêt est de trois ans. Vous faites-vous déjà à l'idée de rendre cet instrument alors que vous serez parfaitement habitué à lui et que vous en tirerez le maximum ?
Je ne vois pas cela d’une manière négative car tout repose entre mes mains. Si je joue très bien de cet instrument dans un grand nombre de concerts je pourrai bénéficier d’un autre prêt de la Nippon Foundation qui détient une très grande collection de violons. De nombreux gagnants de concours se voient proposer des instruments aussi bons, voire même meilleurs. À moi de tirer le meilleur parti de cet Huggins lors de mes concerts et tout devrait bien se passer dans trois ans !
Depuis 2001, la liste des prix que vous avez remportés ne cesse de s’allonger. Après le prestigieux prix "Reine Élisabeth", allez-vous continuer cette course aux concours ?
Je vais pouvoir me consacrer bien plus à ma carrière. Les portes s’ouvrent maintenant plus facilement devant moi et, si je continue à travailler dur, je n’aurai plus besoin des concours. Les seuls auxquels je songe à participer aujourd'hui sont avec mon quatuor à cordes russe, le David Oistrakh Quartet. Il a été créé cette année mais rencontre déjà de nombreuses opportunités, comme de faire de nombreux disques avec Sony et les meilleurs ingénieurs du son. La création de cet ensemble était un rêve que je partageais avec mon grand ami Fedor Belugin, sans doute le plus grand altiste russe actuel. Le rêve est maintenant réalisé.
Vous avez déjà joué avec de grands chefs d'orchestre. Lesquels vous ont le plus impressionné ?
Mon chef préféré est le Grec Theodoros Kourentzis. Il n'a pas encore 40 ans mais est déjà assez connu en Europe. C’est l’un des musiciens les plus géniaux avec lesquels j’ai travaillé, et je le vois réussir à l'international comme un Karajan ou un Toscanini ! Nous avons joué ensemble le Concerto de Chostakovitch et le Concerto no. 1 de Tchaikovsky. Cet incroyable perfectionniste déborde d'une énergie étonnante qu’il transmet à l’orchestre. Je me souviens que, pour le Concerto de Tchaikovsky, nous avons assuré quelque dix répétitions avec orchestre ! Une chose incroyable qui ne se reproduira pas de sitôt en Europe. Theodoros Kourentzis est vraiment mon chef préféré et je crois que tout le monde me comprendra très rapidement…
Quel genre de musique écoutez-vous pour vous-même ?
En fait, j'ai très tôt été immergé dans la musique classique grâce à mon père qui possède une énorme collection de 33 T. Il doit bien avoir maintenant environ 10.000 vinyles, au côté de nombreux CD et DVD. Il a travaillé toute sa vie dans des orchestres… De fait, aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours écouté de la musique classique, et c’est toujours ce que j'aime entendre aujourd'hui.
Quelle est votre approche de la musique contemporaine ?
La musique, pour moi, c'est avant tout le son de l'instrument, l'harmonie et la beauté de la ligne de chant. En dehors de différentes sonorités, je ne peux pas dire que je me sente très concerné par les expériences musicales contemporaines. Mais je trouve parfois certaines pièces modernes géniales, comme le célèbre Subito de Vitold Lutoslawski, qui avait été écrit pour un concours. Quoi qu'il en soit, je me garde bien de critiquer les compositeurs contemporains car, comme chacun sait, de nombreux génies n'ont été reconnus que plusieurs générations après leur mort. En outre, il est nécessaire de soutenir les jeunes compositeurs car, sans compositeurs les artistes ne peuvent exister. C’est ce qui m'incite, avec mon quatuor, à enregistrer la musique du XXe siècle, un répertoire peu enregistré. C’est aussi une question de stratégie d’enregistrements pour le développer car nous aimons aussi jouer Chostakovitch, Brahms, Tchaikovsky ou Schubert.
Vous travaillez avec Pierre Amoyal et êtes également son assistant au conservatoire de Lausanne…
Enseigner a été pour moi une expérience fantastique, et particulièrement avec Pierre Amoyal avec lequel nous avons donné des master classes à Chicago et dans de nombreux pays. Je pense que l'enseignement est très important pour un musicien car cela lui apporte aussi beaucoup. Mais, pour le moment, j’ai officiellement arrêté d’être l’assistant de Pierre pour me consacrer à mes nombreux projets en Russie, et en particulier avec le David Oistrakh Quartet. Pour les années à venir, jouer est devenu ma priorité…
Propos recueillis par Jean-Claude Lanot
Le 21 juin 2012
Pour en savoir plus sur le David Oistrakh Quartet :
www.oistrakhquartet.com