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Interview de Abdellah Lasri, ténor

Abdellah Lasri  © Saad HamzaLe 12 février 2014, le public de l'Opéra Bastille faisait connaissance avec le ténor Abdellah Lasri dans le rôle de Werther. Une soirée aussi inoubliable pour les spectateurs saisis par l'émotion qui se dégageait de la scène et de la fosse que pour le jeune interprète qui faisait de brillants débuts sur la scène parisienne. Abdellah Lasri est revenu récemment à l'Opéra national de Paris pour trois remplacements dans La Bohème. Nous avons pu le rencontrer à l'occasion de ses passages éclair dans la capitale…

 

Tutti-magazine : Vous arrivez d’Essen, où vous répétez Werther, afin de travailler avec Mark Elder le rôle de Rodolfo que vous chantez ce soir dans La Bohème à l'Opéra Bastille. Dans quel état d'esprit êtes-vous ?

Abdellah Lasri : Répondre à cette question c'est entrer de plain-pied dans la problématique psychologique du chanteur qui se trouve entre deux rôles et deux états d'esprits, mais aussi entre deux villes, et tout ça dans un laps de temps extrêmement court. J'ai conacré dimanche dernier à me préparer à ces changements qui ne sont vraiment pas faciles. Hier, j'étais en répétition avec orchestre pour Werther à Essen, et aujourd'hui je me dois d'être parfait dans La Bohème à l'Opéra Bastille. Au-delà du fait que Werther et Rodolfo sont deux personnages différents qui évoluent dans des mondes différents, vocalement et musculairement, ces deux opéras sont on ne peut plus dissemblables malgré le lyrisme qu'ils expriment. La difficulté, pour moi, est de garder la tête froide et d'assumer toute cette semaine alors que je n'ai pris aucunes vacances depuis plusieurs mois et que les productions et voyages s'enchaînent sans répit. Néanmoins, je crois que je m'en sors plutôt bien.

Y a-t-il pour vous, à ce stade de votre carrière, une nécessité d'accepter toutes les propositions ?

Il y a 8 ans, alors que j'étais au CNSM de Paris, j'avais lu un article dans lequel Renée Fleming disait que cette période est particulièrement critique pour les chanteurs car ils sont obligés de tout accepter. Ceci étant, un jeune chanteur en est capable s'il ne dépasse pas certaines limites qui lui sont propres. Dans le cas présent, je ne les franchis aucunement dans la mesure où j'ai déjà chanté quatre ou cinq fois La Bohème. Je sais exactement dans quelles dispositions vocale et corporelle je peux chanter le rôle de Rodolfo, tout en tenant compte du voyage qui précède la représentation. Mais il est aussi très important pour moi d'accepter une telle proposition car c'est bien sûr une chance d'être invité à chanter à Paris. Cette occasion me permet aussi de prouver que je suis un chanteur sur lequel on peut compter lorsqu'il s'agit de faire un remplacement dans des délais très courts. C'est très important pour pouvoir faire vivre une carrière.

 

Abdellah Lasri chante le rôle de Rodolfo sur la scène de l'Opéra Bastille le 9 décembre 2014.  © Charles Duprat/OnP

Vous connaissez déjà la production de Jonathan Miller puisqu'on vous a déjà appelé le 12 juillet dernier pour une unique Bohème à l'Opéra Bastille. Quelles sont les priorités lorsqu'on débarque à l'improviste dans une production qu'on n'a pas répétée ?

Abdellah Lasri (Rodolfo) et Tassis Christoyannis (Marcello) dans <i>La Bohème</i> mis en scène par Jonathan Miller.  © Charles Duprat/OnP

Je parviens à gérer le stress dans la limite des rôles que je connais très bien. Ensuite, tout dépend des productions. Malheureusement dans La Bohème, les Actes I et IV sont chargés en petits détails scéniques très importants car tout le monde doit être coordonné pour que la trajectoire de chaque personnage puisse répondre à celle des autres. Sans cela, ces scènes peuvent facilement perdre de leur intérêt. Les Actes II et III sont plus faciles, et il suffit de suivre pour que tout se déroule parfaitement. Pour ma première Bohème à l'Opéra de Paris, nous avions juste eu la matinée pour mettre les choses en place. Nous avons alors fait le maximum possible, sachant que la priorité reste la musique. Sur scène, le chant et le rapport avec le chef priment car on est conscient de ne pas pouvoir faire grand-chose sur le plan scénique. Par ailleurs, je n'ai pas eu besoin d'être guidé en coulisses pour les entrées en scène car cette production ne l'exigeait pas. Mais, en Allemagne, un chanteur peut parfois arriver à la dernière minute et on lui indique alors les déplacements à accomplir sur scène avec un pointeur laser. Il y a même des cas plus extrêmes. Je me souviens en particulier d'une Flûte enchantée au Staatsoper de Berlin. Je jouais Monostatos. Une heure avant le début du spectacle, le ténor qui interprète Tamino est incapable de chanter. Le Directeur, après une recherche effrénée, finit par trouver deux ténors pour assurer la représentation : un premier chanteur, qui se trouve à Dresde et ne peut arriver que pour la deuxième partie, et Michael Schade qui est à Berlin pour chanter à la Philharmonie et ne peut assurer que la première. Michael Schade est ainsi venu avant son concert. En coulisses, on le briefait au fur et à mesure sur ses entrées et sur le comportement à adopter sur scène vis-à-vis des autres rôles. Moi, je regardais tout ça avec beaucoup d'intérêt. Je dois reconnaître que l'Allemagne est une bonne école pour ce genre d'expériences. Une fois qu'on les a traversées, on est prêt à affronter toutes les situations !

 

Ana Maria Martinez (Mimi) et Abdellah Lasri (Rodolfo) dans <i>La Bohème</i> à l'Opéra Bastille.  © Charles Duprat/OnP

 

La chorale de Rabat dans <i>Cavalleria Rusticana</i>. Abdellah Lasri est assis au premier plan à gauche. D.R.

Revenons sur vos premiers pas de musicien. À Rabat, vous commencez la musique en autodidacte. Votre entourage était-il ouvert à la musique classique ?

Chez moi, nous écoutions de la musique arabe. Le Maroc n'est qu'à trois heures d'avion de la France, mais la culture est très différente et d'une richesse énorme. Il ne s'agit pas d'une musique que l'on écoute mais d'une musique avec laquelle on vit. On pratique d'ailleurs encore des rituels d'exorcisme avec la musique gnaoua. Au mariage de ma sœur, on a joué une musique assez semblable. C'est dire si elle est toujours très populaire. Elle permet aussi d'atteindre un état de transe. Deux ou trois personnes entrent toujours ainsi en transe dans ce genre d'occasion. Nous avons aussi une musique arabe savante dont les représentants les plus connus sont Oum Kaltoum et Abdel Wahab. On les associe à la renaissance de la musique arabe chez les Égyptiens… En revanche, il n'y a aucune musique classique de type européen, laquelle est considérée comme faisant partie d'une autre culture. Pour les Marocains, il s'agit d'une autre manière de concevoir la musique, et c'est justement ce qui m'a attiré dans la musique classique.

Comment s'est produite votre ouverture à la musique classique ?

Les solistes de la Chorale de Rabat interprètent une <i>Cantate</i> de Louis Perraudin. Abdellah Lasri est accoudé au piano.  D.R.J'avais 11 ans lorsque j'ai enregistré par hasard le dernier mouvement du Quatuor à cordes de Debussy. Cette musique n'avait rien d'évident pour moi, mais elle me touchait sans que je comprenne pourquoi. Par bonheur, je l'avais enregistrée sur cassette et j'ai pu la réécouter et me rendre compte que, derrière le thème que je repérais clairement, il y avait aussi d'autres voix. C'est ainsi, par Debussy, que s'est opéré le passage de ma culture d'origine à la culture européenne. Mais à cette époque, je n'avais aucune idée du compositeur de ce morceau par lequel mon avenir a commencé à se jouer. Puis j'ai perdu cette précieuse cassette et n'ai eu de cesse de la retrouver. J'avais parfaitement mémorisé ce morceau mais retrouver sa trace était un pari impossible au Maroc. J'essayais aussi de chercher de la musique classique en cassette ou CD, mais il n'y avait pas grand-chose… C'est à l'âge de 22 ans, un mois avant que je parte pour la France, que j'ai à nouveau entendu ce morceau recherché pendant des années sans succès. Il passait sur une radio française et c'est précisément grâce à ce hasard - encore un ! - que j'ai enfin pu savoir de quoi il s'agissait précisément.

Quelle a été la progression qui vous a permis, en 2004, d'obtenir une bourse du Gouvernement français pour étudier en France ?

À 16 ou 17 ans, je faisais ma révolution contre mon père et contre la société. Cette révolution passait par un profond désintérêt pour le Bac et vis-à-vis d'une éducation privée de tout sens critique. Formuler ce "non" pour la première fois de ma vie était une étape importante. Déjà à cette époque, des dizaines de milliers de personnes possédaient un doctorat et se retrouvaient sans travail. Pourtant, au Maroc, ne pas avoir le Bac est très mal vu. Il y a ceux qui l'ont, et les autres sont considérés comme des damnés absolus. Là-bas, les études sont toujours très respectées car la croyance qu'elles sont le sésame pour réussir sa vie est toujours profondément ancrée. M'opposer ainsi au chemin qui était tout tracé était très difficile, mais j'étais libre dans ma tête et libre de mes choix. Regarder en arrière n'était du reste pas possible. Je ne pouvais plus que foncer.
Puis il y a eu l'explosion d'Internet. Sans Internet, je ne serais pas parvenu là où je suis aujourd'hui. C'est grâce à ce média que j'ai pu découvrir la musique classique. À 18 ans, je me suis mis à la guitare. Un site Web proposait des tablatures, ce qui me permettait de jouer sans avoir étudié la musique. Parallèlement, je commençais à apprendre à construire les sites Web dans un cybercafé, et six mois après, je vivais de cela. C'est en jouant les Suites pour luth à la guitare que j'ai pu me familiariser avec la musique de Bach. Cette découverte a été un choc et un émerveillement quand, par exemple, deux voix dialoguent entre elles. Pensez à ce que cela pouvait représenter pour le jeune Marocain que j'étais, qui baignait alors dans une musique limitée à une seule voix ! Jusqu'à l'âge de 20 ans, et toujours tout seul, Internet m'a permis de me familiariser de plus en plus avec la musique classique. Puis, invité par une amie, j'ai intégré ma première chorale. Immédiatement, j'ai été subjugué. À l'époque, je n'avais pas de graves ce qui me laissait penser que j'étais ténor sans pour autant parier sur un avenir dans le chant. Un musicien suisse nous dirigeait. Il écrivait également et mélangeait les genres en parlant de "musique interculturelle". La première pièce que nous avons travaillée était le Locus iste de Bruckner. La pureté de ce morceau m'a fait comprendre combien c'était beau de faire partie d'une harmonie.

 

Toute première masterclasse d'Abdellah Lasri (à gauche, au côté de Karen Vour'ch) avec Glenn Chambers et Susan Manoff.  D.R.

Avec cette chorale votre route commençait à se dessiner…

Je ne me suis pas arrêté en si bon chemin, puisqu'il y a eu ensuite une deuxième chorale, puis une troisième, et enfin la Chorale de Rabat. Le Français Louis Perraudin l'avait créée en 1963 et la dirigeait toujours lorsque je l'ai intégrée. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de travailler avec lui. Pendant 18 mois j'ai chanté au sein de cette structure. Parallèlement, j'ai pu aussi participer à des masterclasses animées par Caroline Dumas et Glenn Chambers, qui est devenu plus tard mon professeur au CNSM. Avec lui, nous traduisions les textes que nous chantions afin de les comprendre, puis nous tentions d'entrer dans la poésie pour ensuite l'exprimer par la musique. Cette façon d'aborder la musique a constitué une autre énorme découverte car un autre monde s'ouvrait à moi. Tant et si bien que, 2 mois après, je décidais de me consacrer totalement à la musique. Mais pour progresser, je devais partir !
En 2004, j'apprends que deux bourses se libèrent. Mais jamais, dans mes rêves les plus fous, je n'aurais pu imaginer pouvoir en profiter dans la mesure où je n'avais pas le niveau requis. Je me suis alors mis à travailler d'arrache-pied, parfois même la nuit, pour essayer d'apprendre moi-même quelques rudiments de solfège. Et J'ai eu la chance d'être sélectionné par le service culturel de l'Ambassade de France. C'est ainsi que j'ai obtenu cette bourse qui allait me permettre de venir étudier en France.

Un an après votre arrivée en France, vous entrez au CNSM de Paris. Vous sortirez du Conservatoire 4 ans plus tard avec votre diplôme. Que vous ont essentiellement apporté ces années d'études ?

Abdellah Lasri.  D.R.Je vais essayer de vous répondre sans me montrer injuste envers quiconque car ces années ont été riches en rencontres. La première chose qui me vient à l'esprit est d'avoir eu la possibilité d'accomplir un travail vocal en profondeur avec un professeur comme Glenn Chambers, qui était aussi très attentif à la prononciation des langues. Cela me semble d'une importance capitale, au point que lorsque je croise des jeunes chanteurs, je leur conseille toujours d'étudier à fond les langues. Leur voix changera et ils devront la retravailler au fur et à mesure de son évolution. Un sérieux bagage linguistique servira, lui, tout au long de la carrière. D'où l'importance de travailler avec des enseignants, professeur et assistants, qui soient exigeants sur ce point. Cela permet dès le départ de se familiariser avec une approche phonétique et de devenir ensuite très flexible. Plus tard, se replonger dans une langue sera bien plus rapide.
Dans le cadre du CNSM une autre rencontre a aussi beaucoup compté, celle avec Anne Le Bozec, qui était mon professeur de mélodie et de lied. J'ai travaillé un an avec elle, après quoi nous avons fait des concerts ensemble. Je dois dire qu'il est rare de trouver une partenaire avec laquelle il est aussi savoureux de faire de la musique. Lors de notre dernier récital, nous avons proposé Serres chaudes de Chausson, une pièce très difficile. Or nous n’avons pour ainsi dire pas eu à parler lors de la préparation. J'ai chanté une première fois le cycle, puis une seconde, et nous avons pu mutuellement nous conseiller et appliquer de nouvelles idées d'interprétation tout en continuant à chanter et jouer… Dès que l'occasion se présente, je suis infiniment heureux de retrouver Anne pour faire de la musique.

Vous rejoignez la même année et pour 2 ans l'Opera Studio du Staatsoper Unter den Linden de Berlin. Quelle vie vous attendait au sein de ce groupe ?

Il s'agissait de la jeune troupe, mais c'était déjà une vie de troupe à proprement parler. Cette maison possède une longue tradition, et c'est presque une famille qu'on intègre. Avec mon expérience, je trouve qu'elle est finalement assez représentative des maisons d'opéras de l'Est. Le Staatsoper Unter den Linden était d'ailleurs situé à Berlin Est.
Pendant les 2 ans que dure ce cycle, les jeunes chanteurs suivent des cours, mais l'essentiel est de leur permettre de monter sur scène et d'apprendre à projeter la voix. Ils tiennent des petits rôles et sont payés pour cela. Cela est très important car chacun a ainsi la possibilité de suivre des masterclasses. Ce revenu permet aussi de consacrer un peu d'argent pour passer des auditions, disons une tous les mois. C'est de cette façon que j'ai eu la chance de rencontrer le ténor Francisco Araiza, qui a été extraordinaire… À l'Opera Studio, on ne travaille pas la mélodie ou le lied, mais on se concentre sur la voix aux côtés de grands chanteurs et sur un grand plateau. C'est une formation sur le tas. Il m'est ainsi arrivé de chanter près de René Pape avec Daniel Barenboim dans la fosse. Même si je n'avais à chanter qu'une seule phrase de toute la soirée, observer ces musiciens et interprètes au travail est d'une importance capitale. Cette expérience à Berlin m'a permis de considérer le métier de chanteur autrement. Après le Conservatoire, cette étape a représenté ni plus ni moins qu'une spécialisation. De plus, ma première année en Allemagne m'a permis d'apprendre l'anglais contre toute attente, et j'ai réellement appris l'allemand avec les années qui ont suivi !

En 2010 vous débutez dans le rôle de Faust de Gounod à Rabat, votre ville de naissance…

Abdellah Lasri pendant une masterclass avec Daniel Ferro, professeur de Neil Shikoff.  D.R.J'avais été invité par mon ancienne chorale pour Faust dans une version chant-piano. Les gens étaient très émus de voir revenir à Rabat le petit gars du pays, qui plus est pour chanter Faust. La première répétition était organisée peu après l'atterrissage de mon avion. Ma voix avait donc besoin d'un temps d'adaptation puis, une fois chauffée, j'ai retrouvé ma projection. Mais la salle était insonorisée et, dès que je tournais le dos aux choristes, ils n'entendaient plus grand-chose. À tel point qu'à un moment, un choriste s'est approché de moi pour me dire : "Abdellah, si tu chantes en nous tournant le dos, moi je ne chanterai pas et j'irai m'asseoir dans le public !"… C'était sympathique de retrouver ma chorale. La fierté des gens à mon égard était très touchante. Des institutrices que j'avais eues à l'école primaire étaient là, et ça m'a fait tout drôle de constater que je les dépassais de plusieurs têtes !

N'était-ce pas prématuré d'aborder à 28 ans un rôle aussi lourd que celui de Faust ?

C'était simplement un essai. Je chanterai réellement Faust l'année prochaine. Ce sera autre chose. Mais cette première tentative à Rabat m'enlève toute peur face à ce rôle car je l'ai déjà chanté. Je n'ai certes chanté Faust qu'une seule fois et avec piano, mais je connais maintenant le rôle et je l'ai exploré. Je sais maintenant où se trouvent les difficultés et les passages plus faciles… Ceci dit, pour débuter dans un rôle, je me jette toujours à corps perdu, sans assurance. Mais je ne prends pas non plus de vrais risques. Il faut dire qu'après Werther, si je reste dans cette tessiture, les rôles à risques sont rares.

Toujours en 2010, vous êtes "Révélation classique" de l'ADAMI. Cela a-t-il été important pour votre carrière ?

Cette distinction apporte un petit coup de pouce. C'est très plaisant de participer à un tel événement et de retrouver des connaissances et certains collègues du Conservatoire. Les petits concerts qui suivent sont intéressants. J'ai pu ainsi chanter en récital à Orange, non aux Chorégies mais au Palais des Princes, et à Aix-en-Provence, au Théâtre du jeu de paume. Tout cela dans une ambiance très sympathique. Ces récitals m'ont aussi permis de proposer des airs et des duos d'opéras que je n'ai pas encore chantés sur scène. Par exemple, à Orange, j'avais intégré au programme plusieurs pages de Werther afin de les roder.

 

Abdellah Lasri participe au Printemps musical des Alizés à Essaouira en 2012.  © Sabir El Mouakil

À la rentrée 2013, vous entrez dans la troupe de l'Opéra d’Essen, au Aalto Musiktheater. Parlez-nous de cette nouvelle étape…

Abdellah Lasri (Edmondo) dans <i>Manon Lescault</i> de Puccini à Essen.  © Sandra OttÀ Essen, il s'agit d'une troupe professionnelle dans une grande maison d'opéra. Grande, mais pas non plus immense. À Berlin, je chantais plutôt des petits rôles, et parfois des rôles de moyenne importance. Esssen est un théâtre moins important qui me permettait d'aborder de grands rôles. La salle peut accueillir 1.100 spectateurs, mais en parlant d'importance, c'est plutôt à la réputation et au niveau artistique de ce théâtre que je pense. Il a été construit par l'architecte finlandais Alvar Aalto il y a 25 ans et l'acoustique est excellente, ce qui n'est pas le cas de tous les petits théâtres. Il est pourtant courant de penser qu'il est plus facile pour un chanteur de chanter dans un petit théâtre. Or, j'ai fait mes débuts dans La Bohème au Théâtre de Giessen qui peut accueillir 600 personnes, et l'acoustique n'était en rien plus facile à gérer… Le théâtre d'Essen est donc relativement récent et, ce qui est logique, cela se ressent dans l'absence d'une culture similaire à ce qu'on trouve dans les maisons d'opéra historiques.
Le plus difficile dans une compagnie comme celle-ci est de se fondre dans les rôles des opéras qui sont au répertoire du théâtre. C'est une chose qu'on ne connaît pas en France. À Essen, il y a des créations, mais aussi ce répertoire qui oblige un chanteur à se mettre dans la peau de celui qui l'a précédé. Et il peut arriver que ce soit très lourd car il s'agit de rentrer dans un moule qui, selon le cas, peut être avantageux ou, à l'inverse, peut vous limiter. Mais, le plus souvent, ces deux aspects cohabitent dans l'empreinte d'un rôle qu'il faut adopter pleinement. Pourtant, aucun interprète n'est semblable à un autre. Certains vont avoir des facilités à faire certaines choses, quand d'autres seront mal à l'aise, mais aussi bien meilleurs sur un autre plan. Cela pose naturellement le problème des assistants qui gèrent les reprises dans la mesure où les metteurs en scène ne sont jamais présents.

 

Abdellah Lasri (Rodolfo) face à Ivan Orescanin (Marcello) dans <i>La Bohème</i> à Graz.  © Dimo Dimov/Oper Graz

 

Abdellah Lasri (Rodolfo) et Margareta Klobucar (Mimi) dans <i>La Bohème</i> à l'Opéra de Graz.  © Dimo Dimov/Oper Graz

En quoi les assistants rendent-ils une reprise plus simple ou plus problématique ?

À Essen, nous travaillons avec deux nouveaux assistants. Ils regardent généralement le spectacle sur un DVD qui n'est pas toujours de très bonne qualité et lisent les annotations que le metteur en scène original a portées sur la partition. Celles-ci peuvent être symboliques ou aussi factuelles que lorsqu'on lit : "quelqu'un passe…". Tout dépend du metteur en scène. Bref, les assistants se retrouvent face à ces notes qui varient énormément d'un metteur en scène à l'autre et ils reproduisent la mise en scène sur cette base. Dès lors, si un jeune assistant, pour avoir la certitude de bien faire son travail, demande aux chanteurs de reproduire exactement ce que font d'autres chanteurs sur le DVD, cela devient très problématique car il est quasi impossible de personnaliser ce que nous faisons sur scène. Pour avoir fait d'autres expériences, je sais que, heureusement, cela ne se passe pas toujours ainsi. Un assistant qui connaît la production peut parfaitement consentir à de petites adaptations logiques en fonction des chanteurs tout en respectant l'esprit d'une scène. Mais à Essen, c'est un vrai problème pour nous, surtout lorsque le metteur en scène s'est montré très factuel dans ses notes.
Par ailleurs, nous sommes actuellement cinq ténors dans la troupe. Un ténor est spécialisé dans les Mozart, un autre dans les rôles lourds type Tristan, et le troisième dans les rôles bouffe. Nous sommes deux nouveaux chanteurs, un collègue et moi, à chanter à peu près le même répertoire. Et il se trouve que nous chantons de ce fait les rôles que chantait auparavant une même personne. Cela ajoute à la persistance de stéréotypes dans la manière d'aborder les rôles.

Rencontrez-vous des problèmes pour obtenir des autorisations afin de chanter ailleurs ?

J'ai la chance de voir ma carrière prendre son essor et je ne pourrais pas rester dans une compagnie qui briserait cet élan. Je n'ai pas de problème à obtenir des autorisations, d'autant que la saison est construite à l'avance en tenant compte de mes divers engagements ailleurs. Ce n'est pas toujours évident de jongler avec les dates, mais nous essayons de nous montrer les plus arrangeants possible des deux côtés. Une production a même été déplacée pour me permettre de venir chanter à Paris. Cette situation pourrait ne pas être aussi fluide dans d'autres maisons d'opéras et avec une autre Direction qui ne serait pas aussi arrangeante et compréhensive. Mais une chose est sûre, à ce stade de ma carrière, je ne peux pas me consacrer uniquement à chanter sur la scène d'Essen.

 

Abdellah Lasri dans <i>Werther</i> à Essen.  © Aalto-Musiktheater

Le 12 février 2014, vous faites vos débuts à l'Opéra de Paris dans Werther. C'est la huitième et dernière représentation de la reprise de la production de Benoît Jacquot dirigée par Michel Plasson…

J'ai passé une audition à Paris une semaine avant mes débuts dans Werther à Essen car Roberto Alagna ne pouvait pas assurer la dernière représentation de la série. Comme pour toute audition, j'avais peur de ne pas être pris. De plus, j'arrivais de Essen où les répétitions avec orchestre commençaient tout juste. Ce genre de période est à la fois chargée et difficile. Tout le monde est un peu crispé car le metteur en scène n'a plus de temps, et le chef d'orchestre pas davantage. C'est dans ce contexte tendu que je me suis rendu à Paris pour auditionner, et j'ai été pris ! Lorsque, dix semaines après, je suis revenu à Paris j'avais heureusement déjà chanté onze fois le rôle de Werther à Essen.

Comment avez-vous travaillé avec Michel Plasson ?

Michel Plasson connaît parfaitement ce répertoire et son âge lui permet de ne plus avoir de problème d'ego. Nos séances de travail se sont tout de suite transformées en masterclasses de chant et de style français. Il était très directif mais, dès que je chantais, il me suivait avec bienveillance et cela me permettait de respirer. J'ai fait ensuite l'italienne avec lui dans une salle à l'acoustique un peu difficile et j'ai senti que l'orchestre se replongeait à cette occasion dans la partition. Ce n'était pas la situation idéale pour faire de la musique mais cela nous a permis de nous mettre d'accord. Après cette répétition, j'ai retrouvé le Maestro Plasson et l'orchestre pour la représentation de Werther sur scène.

 

Karine Deshayes (Charlotte) et Abdellah Lasri (Werther) dans <i>Werther</i> sur la scène de l'Opéra Bastille.  © Julien Benhamou/OnP

Que s'est-il passé le jour de la représentation de Werther ?

Cette représentation a été un moment magique. Juste avant la représentation, Michel Plasson frappe à la porte de ma loge, et se tenant dans l'embrasure de la porte, me dit doucement : "Abdellah, fais toutes les nuances que tu dois faire et laisse-moi la responsabilité de l'orchestre. Si l'orchestre joue trop fort, ce sera de ma faute !". Je n'avais encore jamais chanté sur le grand plateau de l'Opéra Bastille avec orchestre et ce qu'il venait de me dire m'a rempli de confiance. De plus, tous mes collègues chanteurs étaient bienveillants avec moi, et en particulier ma partenaire Karine Deshayes, qui s'est montrée adorable. Les équipes de l'Opéra de Paris, de même, sont très dévouées et installent une ambiance de travail très positive…
Dès le début de la représentation, aux premières notes de l'Ouverture, j'ai senti mes propres émotions et mes propres peurs se mêler à la puissance véhiculée par la musique de Massenet. C'est une sensation dont je peux témoigner dans bien des cas, mais pour ce premier Werther à Paris, je crois bien que la force en était décuplée. C'était non seulement ma première sur scène avec orchestre, mais j'avais conscience de chanter un opéra français en France et devant un public parisien dont rien ne pouvait laisser présager les réactions. Cependant, la parfaite organisation faisait que je ne me sentais pas stressé… J'entre donc en scène, puis je chante mon premier air. L'atmosphère est plutôt agréable. Puis vient le duo, et nous arrivons à la fin de l'Acte I. Là, les applaudissements fusent pour nous tous et je sens le public à la fois réactif et positif. À l'Acte II, j'ai l'impression que les émotions commencent à se modifier. Mon premier air passe parfaitement, puis vient le second qui, dans le drame, correspond à une évolution psychologique très intéressante. C'est à ce moment précis que j'ai commencé à prendre conscience d'une connexion énorme avec ce public. Je sentais la concentration de tous ces gens ainsi qu'une sorte d'énergie. À la fin de l'acte, des amis passent pour me soutenir. L'un d'eux est en larmes et me dit que de nombreux spectateurs pleurent dans la salle. Y a-t-il, pour un chanteur, plaisir plus grand que celui d'émouvoir ?
L'Acte III commence et là, je sens que l'énergie est encore plus prégnante. Peu après, la notion du temps semble se dissoudre. C'était la première fois que je faisais pareille expérience sur scène. Tous, musiciens et chanteurs, nous savourions de faire de la musique comme si nous avions pu peindre avec elle. L'émotion avait envahi la fosse et le plateau. Le public ne relâchait pas sa concentration et tout cela a donné lieu à une expérience énorme. L'osmose était totale entre tous, à commencer par Michel Plasson qui parvenait, consciemment ou inconsciemment, à installer cet accord parfait. Cette sensation, où public, orchestre et chanteurs se rejoignent en un, a fait que nous nous sentions libérés. Dès lors, nous pouvions tenir des notes plus ou moins longtemps, faire durer les silences, les savourer. À l'Acte IV Karine Deshayes et moi pleurions alors que rien dans le livret ne pouvait expliquer ces larmes. Je pense qu'une sorte d'extase musicale nous portait.

 

Karine Deshayes et Abdellah Lasri dans <i>Werther</i> mis en scène par Benoît Jacquot.  © Julien Benhamou/OnP

Après l'intensité du dernier Acte de Werther et l'osmose quasi totale que vous avez ressentie, que s'est-il passé lorsque le rideau s'est baissé ?

Le public a vraiment beaucoup applaudi. La sensation, là aussi, était assez curieuse car je n'éprouvais aucun sentiment de soulagement mais plutôt une sorte de plénitude. Ce qui s'était passé sur scène était rare et puissant, mais plus que de sentiment, il s'agissait d'énergie.
De nombreuses personnes m'ont écrit après cette représentation. Le soir même, une trentaine de messages m'attendaient sur Facebook. Plusieurs semaines après, d'autres continuaient à m'écrire et me disaient qu'ils conservaient en eux l'émotion éprouvée ce soir-là. Certaines personnes m'ont dit avoir pleuré, d'autres avoir été très touchées. Il y avait beaucoup de jeunes dans le public, ce qui casse au passage le cliché d'un public d'opéra vieillissant… Avec le recul je me dis que, à une époque où la sensibilité du public est pervertie par des émissions de télé racoleuses où la réalité est travestie, mise en scène et jouée, cette représentation de Werther a proposé au public de plonger dans la musique et dans l'émotion du moment en faisant abstraction du plan visuel. Dans un moment comme celui-ci, on entre en résonance avec la musique et on réagit sans être à même de comprendre ce qu'elle déclenche en nous. Certains y verront une dimension spirituelle, une dimension qui nous dépasse, en tout cas.
Dans ce monde du chant, qui m'oblige parfois à faire des concessions en acceptant certaines propositions pour pouvoir gagner ma vie, cette représentation de Werther m'a apporté des émotions telles que celles que je ressentais lorsque je faisais partie de chorales amateur. Et ça n'a pas de prix. Lorsque j'avais 20 ans, je partais avec trois copains et nous chantions de la musique de la Renaissance. J'en avais souvent la chair de poule. Aujourd'hui, dans le contexte professionnel, c'est devenu très rare. Cette représentation de Werther m'a redonné foi en la musique.

Dans votre description, vous faites abstraction de l'image. Cette production de Werther est pourtant aussi visuelle…

Bien sûr, et je trouve même la mise en scène de Benoît Jacquot géniale. De plus, ces immenses décors apportent une dimension très intéressante. Par exemple, dans un premier temps, il est difficile pour le spectateur de savoir si c'est sa position par rapport au décor qui le rend si impressionnant, ou s'il agit d'un effet de perspective qui apporte même une dimension fantastique. C'est sans doute l'expérience de réalisateur de Benoît Jacquot qui se retrouve sur scène. Derrière le décor construit, il y a un grand fond de nuages. Or il arrive un moment où le spectateur ne voit plus la chose telle qu'elle est et se perd dans les nuages en oubliant qu'il s'agit d'un décor de théâtre. Le mur de l'Acte III qui se prolonge dans le lointain l'incite de la même façon à se fondre dans le décor et le rend entièrement disponible à l'écoute de la musique, à l'émotion.
Personnellement, j'ai adoré chanter dans ce décor. Sa taille permet à la fois aux mouvements d'être amples et de conserver une certaine densité. Il correspond parfaitement à la musique de Massenet et ne dérange jamais le chant. Or, la présence d'un décor qui ne gêne pas le chant est devenue de plus en plus rare sur les scènes d'opéras !

 

Abdellah Lasri (Werther) et Karine Deshayes (Charlotte) dans <i>Werther</i> mis en scène par Benoît Jacquot à l'Opéra Bastille.  © Julien Benhamou/OnP

Une expérience musicale aussi extrême ne rend-elle pas plus fades celles qui suivent ?

Je n'ai jamais envisagé de chanter pour l'argent ou pour la gloire. Mon moteur a toujours été la musique. Du reste, on m'a souvent traité d'idéaliste. Mais une telle expérience ne va pas me décourager par sa rareté. Cela faisait longtemps que je n'avais pas vécu une chose aussi forte et elle est arrivée au bon moment. Au bon moment dans ma vie et dans ma réflexion par rapport au métier de chanteur. Disons que ce Werther me permet d'entretenir la flamme. Rien ne serait plus grave que de continuer à chanter sans cette flamme.

Aujourd'hui, comment définissez-vous votre place entre les multiples engagements que vous honorez ?

À l'heure actuelle, je me sens bien en troupe à Essen. Comme je vous l'ai dit, je jouis d'une certaine liberté. Je pense pouvoir continuer ainsi encore 2 ans. Ensuite j'envisage de me lancer dans une carrière indépendante et voyager.

 

Abdellah Lasri photographié par Saad Hamza.  D.R.

Cette vie de voyages est-elle celle que vous souhaitez sur le plan artistique et humain ?

À 20 ans, je crois que de nombreux chanteurs rêvent de cette vie. Mais je sais qu'il arrive un moment où cette envie se modifie. Je n'en suis pas encore à ce stade, et je parviens à m'épanouir dans une existence quelque peu nomade.
Le problème qui se pose pour tous les chanteurs est celui de la famille et des enfants. L'essentiel, je pense, est de trouver le bon partenaire pour ce type de vie. Souvent, le conjoint est fixe et demeure au point d'attache du couple, alors que l'autre voyage, puis revient. Le partenaire, s'il fait un métier indépendant, peut parfois accompagner le chanteur dans ses déplacements. Deux chanteurs en couple représentent une situation beaucoup plus compliquée à gérer… Il me semble important d'être clair par rapport à ses propres choix. Toujours est-il que la carrière d'un chanteur le conduit à bouger de plus en plus à un âge où la plupart des couples se stabilisent dans un lieu précis et fondent une famille.

Vous débuterez dans Des Grieux à Graz à partir d'avril 2015. Comment vous préparez-vous à ce rôle ?

Faire mes débuts dans Manon à Graz est idéal. Il est inutile de chercher une exposition majeure lorsqu'on se lance dans un tel rôle. Des Grieux n'est absolument pas facile vocalement, mais je sais que ma voix est faite pour le chanter. Ni plus ni moins facile à aborder que Werther, mais il nécessite une autre voix. Je suis persuadé qu'une voix comme la mienne peut être utilisée différemment en fonction de l'écriture spécifique des rôles. Il faut juste respecter le temps d'adaptation nécessaire aux muscles pour qu'ils s'habituent à un autre type de sollicitation. Je sais donc que je peux aborder maintenant Des Grieux, mais je souhaiterais adopter une approche différente de celle de Werther qui, sur un plan philosophique, était vraiment compliquée. Dans Manon, l'héroïne tient le drame, ce qui est plus simple pour le ténor. En revanche la complexité vocale du rôle est supérieure. Par exemple, "Ah ! Fuyez, douce image…" est un air redoutable que de nombreux chanteurs ratent. Dans la progression de l'œuvre, il est placé à un moment où Des Grieux a déjà beaucoup chanté. Cet air, à titre d'exemple, demande une vocalité différente de celle de "En fermant les yeux…".
Dès lors que c'est sur le plan vocal que mon approche de Des Grieux va se jouer, j'ai décidé de n'écouter aucun disque, aucune référence, afin de rester le plus indépendant et le plus authentique possible. Je travaille actuellement avec la partition d'orchestre car l'orchestration est très riche et cela me permet d'imaginer plus aisément ce qui se passe. En revanche, si je me sens bloqué dans ma progression, ce qui peut tout à fait arriver, je n'hésiterai pas à écouter des enregistrements, comme celui de Pierre Monteux, qui fait référence parmi d'autres.

Travaillez-vous avec un coach ?

J'ai toujours aimé travailler seul au départ. Lorsque je vais vers des coaches, c'est davantage pour la technique vocale que pour me préparer à interpréter un rôle. Cette étape vient donc après. Pour Des Grieux, j'ai déjà prévu de travailler avec Glenn Chambers. Il a pris sa retraite au Pays basque et, comme je le fais habituellement, j'irai le retrouver pour une semaine ou dix jours. Lorsque je vais voir Glenn, je connais généralement à peu près le rôle. De la sorte, nous peaufinons…
Depuis 2012, je travaille avec un professeur romain, Romualdo Savastano, qui m'a ouvert à une pensée vocale différente. Cela m'a permis d'ajouter à ma voix une dimension nouvelle, une sorte d'italiénité, y compris lorsque je chante en français. En ce sens, Georges Thill est pour moi un modèle. Qui mieux que lui a réussi à enrichir le chant français en lui apportant les qualités de la technique italienne ?

Préparez-vous un rôle important pour les saisons à venir ?

Abdellah Lasri (Don Ottavio) et Dorothea Maria Marx (Donna Anna) dans <i>Don Giovanni</i> à Hanovre.  D.R.Un des plus grands rendez-vous de ma vie d'interprète se prépare pour dans un an, et ce sera La Traviata au Staatsoper de Berlin avec Sonya Yoncheva sous la direction de Daniel Barenboim. J'ai déjà travaillé avec le Maestro Barenboim lorsque j'ai chanté Basilio dans Les Noces de Figaro, un rôle qui n'est pas vraiment destiné à ma voix car je ne suis pas un ténor bouffe. Mais Barenboim m'a tellement appris sur Mozart, que je ne veux plus le chanter autrement.
Lorsque, auparavant, j'avais chanté le rôle de Don Ottavio dans Don Giovanni, le chef avait si peur de verser dans le romantisme que nous nous dirigions à l'opposé, quitte à rendre la musique de Mozart froide et mécanique. Or je suis sûr que jamais Mozart n'aurait voulu cela. Je me suis efforcé de me plier à ce qu'on me demandait, puis je me souviens avoir buté sur une phrase que je devais chanter et cela a déclenché chez moi un besoin de m'exprimer quant à mon ressenti. Je ne pouvais pas chanter ainsi. Une longue discussion a suivi… J'ai souvent eu à travailler avec des gens qui ne jurent que par la tradition au point de la scléroser. Cela joue sur la qualité du chant, lequel échappe alors aux vraies valeurs de cette tradition. Quant au chanteur, il se coupe alors de l'émotion portée par la musique, et son interprétation devient froide. Quoi qu'il en soit, Don Ottavio n'est pas pour moi…

 

Abdellah Lasri chante Werther sous la direction de Yannis Pouspourikas à Essen.  © Aalto-Musiktheater

Le Mozart de Daniel Barenboim était-il si différent…

Daniel Barenboim s'est montré intraitable sur les récitatifs. Du reste, nous n'avons quasiment fait que des récitatifs durant les 3 semaines de répétitions. J'ai compris à cette occasion la bonne manière de les aborder. Mais sur le plan musical, sa vision ne ressemblait aucunement à ce Mozart froid qu'on tente trop souvent de nous imposer comme étant le Mozart authentique. Barenboim envisageait ces Noces de Figaro sans trop de romantisme, mais de façon simple, vivante et presque artisanale. Il s'est même montré très arrangeant avec les chanteurs sur les tempi des arias et des duos. Il travaillait certains détails, mais nous laissait en fin de compte beaucoup de liberté. Cette façon de faire de la musique contrastait tellement avec les tenants d'une tradition mal appliquée que je suis heureux de le retrouver bientôt pour mes débuts dans La Traviata. Je suis certain qu'il va beaucoup m'apporter sur le plan de la vocalité.
La musique de Verdi, comme celle de Mozart, peut avoir à souffrir d'une certaine vision de la partition. Il est vrai qu'on ne peut pas chanter Verdi comme on chante Puccini, mais certains chefs s'appuient sur le fait que "tout est écrit" et pensent respecter à la lettre une partition lorsqu'ils refusent d'accorder au chanteur le très léger ralentissement dont il a besoin pour donner de la grandeur à une phrase. Ça n'a aucun sens ! Par exemple, je suis très rarement convaincu par les enregistrements de "Ah, la paterna mano" de Macbeth. Si on se tient trop près de la partition on aboutit très souvent à quelque chose de caricatural parce que trop chanté. Cette aria est très étonnante chez Verdi car il a donné tellement d'indications qu'on croirait une page de Puccini. Cela rend le chant très difficile. On se rend compte alors qu'il est impossible de respecter le tempo de façon mécanique si l'on veut aborder le chant en de grandes phrases, comme des vagues. C'est seulement en transgressant le tempo que l'on parvient à mieux valoriser ces vagues. Je n'ai entendu qu'une seule fois cette aria interprétée comme je l'envisage, et c'est Riccardo Muti qui dirigeait. Lui laissait le temps aux phrases de se former et d'exister, en se gardant bien de lire la partition de façon mécanique.

Quels sont vos principaux engagements dans un futur proche ?

La Traviata est une perspective des plus importantes, mais d'autres productions déjà confirmées m'enthousiasment beaucoup aussi, comme cette Bohème à l'Opéra de Los Angeles en mai 2016. Ce seront mes débuts américains. Ensuite, je devrais revenir chanter à Paris… Mais avant cela, il y a un autre moment fort : Faust à Essen, puis Manon et des reprises comme Fenton dans Falstaff, La Bohème à Dresde… Je n'ai pas encore de récital prévu avec Anne Le Bozec, mais dès que l'occasion se présentera, nous sauterons dessus !


Propos recueillis par Philippe Banel
Les 4 et 9 décembre 2014

 


Retrouvez Abdellah Lasri sur Facebook:
www.facebook.com/abdellahlasritenor?fref=ts

 

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