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Interview de Ermonela Jaho, soprano (2013)

Ermonela Jaho.  D.R.

Nous rencontrons la soprano Ermonela Jaho entre deux répétitions au Théâtre des Champs-Élysées où elle se prépare à incarner le personnage de Julia dans La Vestale de Gaspare Spontini. Elle nous accueille dans sa loge et se rend entièrement disponible à nos questions auxquelles elle répond avec une profondeur humaine rare. Mais cette disponibilité n'est pas faite pour nous étonner outre mesure lorsqu'on sait de quelle façon Ermonela Jaho s'empare des rôles dramatiques que lui offre la scène internationale pour les investir de toutes les nuances de son art et de son âme. Avec elle, le chant devient vecteur de toute la sensibilité dont est capable l'interprète et le cadre de scène s'efface pour laisser plus de place au rapport du personnage avec le public. Entretien placé sous le signe de cette évidence artistique qui est la marque de l'aura des grands interprètes…

Nous avons consacré à la soprano Ermonela Jaho une seconde interview en septembre 2015 à l'occasion de son retour à l'Opéra national de Paris dans Madame Butterfly. Ce second entretient constitue le prolongement de celui de 2013 que vous trouverez ci-dessous. Cliquer ICI

Tutti-magazine : Vous répétez en ce moment La Vestale. Comment envisagez-vous le personnage de Julia que vous chantez ?

Ermonela Jaho : Cela vous paraîtra peut-être étrange mais le personnage de Julia est très proche de moi. Je suis née en Albanie, et comme toutes les Méditerranéennes et plus particulièrement les natives des Balkans, je me reconnais dans une expression amplifiée des émotions et des sentiments humains. Par exemple, pour de telles sensibilités l'amour ne peut être exprimé qu'avec passion. Or le personnage de Julia est traversé par tout ce qu'une femme peut ressentir, tout ce qui la constitue intimement. J'aborde de même ce rôle avec d'autant plus de facilité que l'écriture de Spontini le construit à l'aide de très nombreuses couleurs. Julia exprime autant la vulnérabilité la plus touchante que la colère la plus extrême. Contrairement à nous qui avons le pouvoir de faire des choix dans notre vie en fonction de critères qui nous sont propres, la vestale doit suivre le chemin de vie qui lui est imposé. Or cette lutte intérieure qui est celle de Julia fait écho à ce que nous avons connu en Albanie durant cinquante années de communisme. Personnellement je n'ai pas trop souffert de cette situation, mais je l'ai vécue à travers mes parents pour lesquels tous les sentiments devaient être retenus et surtout jamais exprimés. Cela a fait de moi une petite fille particulièrement timide et, pour être honnête, la scène, la musique et le chant m'ont apporté cette liberté qui me permettait d'exprimer ce qui était en moi. Tout cela, je le retrouve dans la Julia de Spontini.

Trouvez-vous également cette puissance dans les mots ?

Totalement, dans le texte aussi. L'époque à laquelle Spontini a écrit La Vestale* est très marquée par Mozart, mais vous ne trouverez dans cet opéra aucune aria contenant des coloratura pour mettre en avant ce dont le chanteur est capable. Toute l'écriture, le texte aussi bien que les notes, est au service du drame. Par exemple, dans la grande scène de Julia, au second acte, pas moins de quatre ou cinq étapes différentes se succèdent pour décrire l'âme de Julia et former un ensemble entièrement dédié au drame. Chaque mot à une raison d'être, une signification, chaque mot apporte quelque chose. Il faut naturellement y croire, mais c'est justement là que mon origine des Balkans m'aide à exprimer toute cette passion.
* Voir les extraits de La Vestale au Théâtre des Champs-Élysées à la fin de cette interview.

Le ténor Jean-François Borras nous a parlé du travail particulièrement détaillé du metteur en scène Éric Lacascade. Quelle liberté d'interprétation trouvez-vous dans ce cadre précis ?

J'ai de la chance car, sans pouvoir l'expliquer, nous partageons le même point de vue sur la façon d'exprimer le personnage de Julia. Je vous avoue qu'au départ, j'étais un peu inquiète comme le sont les chanteurs avant de commencer à travailler sur une nouvelle production avec un metteur en scène qu'ils ne connaissent pas. Cela fait 20 ans que je suis dans ce métier et que je suis témoin des traitements modernes infligés aux opéras. Je parle de ceux qui nous éloignent à la fois de la vérité du théâtre, de sa crédibilité et de l'émotion qu'il est susceptible de générer. Le théâtre est une catharsis qui nous renvoie à la conception de la Grèce antique. C'est le lieu où s'échange une forme d'amour entre les artistes et le public…
Lorsque j'ai commencé à travailler avec Éric, j'ai été réellement surprise par son attention au moindre détail, au moindre mot. Cette façon d'appréhender une mise en scène était un peu difficile car les chanteurs n'ont pas l'habitude de beaucoup répéter. La Vestale représente donc un pari important, celui de parvenir par notre travail à devenir les plus crédibles possibles. Je trouve Éric étonnant car, bien qu'il s'agisse de son premier opéra, il travaille de façon incroyable pour que chaque regard, chaque mouvement de votre main ou de votre corps, ait un sens. Or je suis persuadée que c'est cela, le théâtre, et à plus forte raison l'opéra, car la musique apporte de l'emphase aux sentiments humains, aussi bien qu'elle les idéalise.

 

Ermonela Jaho dans <i>La Vestale </i> de Spontini au Théâtre des Champs-Élysées, mise en scène par Éric Lacascade.  © Vincent Pontet/WikiSpectacle

 

Ermonela Jaho dans <i>La Vestale </i>.  © Vincent Pontet/WikiSpectacle

Vous vous sentez donc à l'aise dans le type de travail que vous propose Éric Lacascade…

Travailler ainsi m'impressionne beaucoup et je dois reconnaître que je tiens Éric pour un bien meilleur metteur en scène d'opéra qu'un grand nombre de ceux avec lesquels j'ai eu l'occasion de travailler. J'ai pris conscience de cela lorsque je l'ai vu répéter une scène avec le chœur. À plusieurs reprises, j'étais tellement émue que je me suis surprise à pleurer. Je lui ai confié ensuite que j'avais eu l'impression d'être spectatrice de ce que représente ma vie dédiée à la scène. J'ai rarement été aussi émue par une manière de travailler avec un chœur. Il faut reconnaître que c'est une possibilité fantastique qu'offre le Théâtre des Champs-Élysées de permettre aux choristes de répéter ainsi des heures et des heures. Le chœur Aedes est fantastique d'expression et exprime une incroyable énergie durant ces répétitions. Bien sûr, tout cela va participer à la qualité globale de cette production. Quoi qu'il en soit, je suis vraiment heureuse de travailler comme si je me trouvais dans une école de théâtre.

Sur le plan vocal, comment pouvez-vous définir l'écriture de Gaspare Spontini ?

Ce rôle est un challenge car, comme je vous l'ai dit, il est nécessaire d'utiliser de nombreuses couleurs vocales différentes afin d'exprimer les sentiments de Julia. C'est aussi ce qui en fait l'intérêt car le chant devient le moyen de cette large palette expressive. Certaines pages sont à proprement parler écrites pour soprano lyrique, d'autres utilisent les coloratura afin d'exprimer une joie adolescente, quand d'autres passages sont destinés à une soprano dramatique et, au dernier acte, deux arias sont écrites pour la tessiture mezzo-soprano. En outre cet opéra est aussi pour moi une découverte musicale car, que ce soit Maria Callas ou d'autres chanteuses, elles l'ont chanté en coupant plus de la moitié de l'œuvre ! Je ne saurais l'expliquer autrement que par le refus d'assumer le pari que représente cette écriture qui fait naviguer entre plusieurs registres. Pour moi, ce métier, c'est ma vie, et je considère que je n'ai pas à hésiter à prendre des risques. En l'occurrence, cette Vestale, représente un vrai pari vocal qu'il faut ensuite conjuguer aux exigences scéniques. La mise en scène d'Éric Lacascade réclame beaucoup à l'interprète tant elle lui demande de prendre des positions très particulières pour chanter. C'est, bien sûr, ce qui permet de ne pas limiter l'expression à la voix et de l'étendre à tout le corps. Mais c'est une réelle difficulté à dépasser.

 

Ermonela Jaho dans <i>Luisa Miller</i>.  © Jean-Louis Fernandez

 

Ermonela Jaho.  D.R.

Vous avez déjà plus de 50 rôles inscrits à votre répertoire d'opéra. Comment abordez-vous un nouveau rôle ?

Les premières choses que je considère sont la tessiture, l'importance de la partie que je dois chanter et la façon de gérer intelligemment mes ressources vocales. Ensuite, j'essaie de raccorder l'œuvre à une dimension historique et humaine qui me permet de tisser un lien personnel avec un rôle. Butterfly, Marguerite, Julia ou Violetta sont bien sûr des héroïnes attachées à une époque, mais leurs sentiments me les rendent proches. Nous sommes en 2013, mais nous parlons toujours d'amour, de tristesse et de haine. Les sentiments restent les mêmes. Cette identification au personnage est capitale pour moi car je dois pouvoir croire en ce que je chante pour être capable de l'exprimer dans mon chant. C'est un devoir de l'artiste envers le public que de transmettre cela et d'être crédible. La crédibilité est absolument essentielle et je m'efforce toujours de trouver de la sincérité lorsque je travaille un rôle.

Comment vous engagez-vous ensuite dans l'apprentissage d'un rôle ?

Je commence par une étude au piano que j'accomplis seule, note après note. Dans le passé, j'écoutais volontiers les chanteurs qui avaient enregistré ce rôle, et en particulier mes idoles. Mais ainsi, inconsciemment, on finit par essayer d'imiter ce qu'on entend. Or la meilleure des imitations sera toujours une mauvaise imitation dans la mesure où "ce n'est pas vous" ! De plus, tous les chanteurs ne chantent pas comme ils le devraient. Cela m'a d'ailleurs joué un tour. J'étudiais La Bohème en écoutant une chanteuse très connue dont je tairai le nom. Or cette interprétation comportait deux ou trois erreurs, ce qui n'est pas dramatique sur un opéra de trois heures. Mais j'avais écouté cet enregistrement si souvent que j'ai adopté tout naturellement les erreurs de mon modèle… Lorsque je suis arrivée à la première répétition musicale avec le chef d'orchestre j'étais très heureuse de savoir mon rôle parfaitement par cœur. Je commence à chanter et, tout à coup, le chef m'arrête : "Recommencez, vous avez fait une erreur !". Je tombais des nues car jamais je n'aurais pu m'imaginer dans cette situation… J'ai alors réalisé qu'il était préférable d'apprendre un rôle note après note pour être certaine de respecter le texte. Je travaille ainsi, seule, en étant vigilante sur les compromis que je vais être susceptible de trouver pour relier ce qu'est physiquement ma voix aux émotions que je vais devoir exprimer.

 

Ermonela Jaho, interprète inspirée de <i>La Traviata</i> de Verdi.  D.R.

 

Ermonela Jaho dans <i>Madame Butterfly</i> de Puccini.  D.R.

Quel genre de compromis pouvez-vous
être amenée à faire ?

Cela varie car je ne chante pas tous les types de rôles de la même façon. Prenons un exemple : pour Madame Butterfly, qui est un rôle écrasant, lorsque je fais mon entrée, ma voix doit être celle d'une adolescente de 15 ans. C'est ce que Puccini a écrit. Si je chante cette entrée avec une voix riche et pleine, personne ne va croire en ce personnage. Ce que j'appelle compromis est, dans ce cas précis, ce que je peux m'autoriser afin de trouver des couleurs qui rendront le chant le plus sincère possible… Pour un artiste, être crédible est très important car c'est à ce prix que le public va oublier toutes ses préoccupations quotidiennes pendant la durée de l'opéra. Cela passe par l'identification du spectateur au rôle. C'est en tout cas le pari que je m'efforce de gagner dans tout ce que je fais en me servant à la fois de la technique, de la respiration, du texte et de l'aspect théâtral pour aboutir à une interprétation sincère et juste.

Travaillez-vous avec un coach ?

Tout à fait, dès que j'ai terminé mon travail personnel. D'autres oreilles sont absolument indispensables pour se préparer à un opéra. La perfection n'existe pas et chaque jour apporte à votre travail quelque chose de nouveau. De même, lorsque vous chantez la totalité d'un opéra, ce qui est très long, vous découvrez d'autres choses. La présence du coach vocal est alors nécessaire.Cliquer pour lire la critique de <i>Suor Angelica</i> avec Ermonela Jaho…

En 2011, vous avez chanté Suor Angelica à Covent Garden. Il Trittico est sorti en DVD et en Blu-ray l'année suivante chez Opus Arte. Quelle importance cette réalisation a-t-elle eu pour votre carrière ?

La première fois que j'ai chanté Suor Angelica, j'avais 17 ans. Comme pour tous les rôles, chaque expérience, chaque étape, construit votre propre approche du personnage. Aujourd'hui, on veut tout de suite que naisse une diva et l'on met en place des outils de marketing qui vont la créer. Or pour pouvoir donner au public ce qui est en vous, cela prend du temps. Ce n'est pas après avoir chanté une fois un rôle que vous pouvez y parvenir… Lorsque j'ai chanté Suor Angelica à Londres, je crois que j'étais parvenue à une sorte de maturité que m'ont apportée toutes les fois que j'ai chanté cet opéra à travers le monde. Ne pensez pas que j'adopte une position contre le marketing car si cette captation du Trittico de Puccini est aussi connue, c'est parce qu'elle a été diffusée à la radio, puis dans les cinémas du monde entier, avant d'être disponible à la vente. Mesurer les effets sur ma carrière n'est pas évident mais, pour être honnête, je crois que cela m'a apporté tout de même pas mal de choses. Ce programme a, en particulier reçu un Gramophone Award en 2013. De plus, à en croire toutes les critiques que l'on m'a fait parvenir, ce succès du Trittico était principalement dû à Suor Angelica. Avec le recul, je pense avoir montré dans ce rôle quelque chose de la maturité que j'ai acquise grâce à l'expérience. Il est du reste généralement très difficile pour moi de savoir à quel stade je me situe par rapport à l'évolution d'un rôle. Disons que ce devait être le bon moment !

 

Ermonela Jaho dans <i>Suor Angelica</i> au Royal Opera House de Londres en 2011.

Souvent, votre investissement est tel que vous pleurez naturellement en scène. La soprano Natalie Dessay a dit que les larmes étaient dangereuses pour la voix. Mais vous semblez gérer cela très bien…

Effectivement pleurer en chantant peut devenir problématique car le larynx remonte et bloque l'émission. C'est une situation qui peut devenir très difficile car la projection peut être coupée net et même simplement parler peut devenir impossible. Chacun réagit à cela différemment. En ce qui concerne les larmes de Suor Angelica, je dirais qu'elles étaient spontanées mais liées aussi à quelque chose de personnel. À la même époque, j'ai perdu mes parents et je ne sais pour quelle raison je ne parvenais plus à pleurer. Je crois que le traumatisme avait créé une sorte de blocage… Comme je vous l'ai dit, la musique libère mon âme et, lorsque je me suis retrouvée sur scène, j'ai totalement plongé dans ce personnage douloureux de religieuse. Lorsque Suor Angelica apprend la mort de son fils, je ne saurais expliquer pourquoi, j'ai ressenti une peine infinie et, à ce moment précis, des lames se sont mises à couler naturellement de mes yeux. Je ne pouvais contrôler ni ma voix ni ces larmes. Je crois que si cet état n'a pas perturbé mon chant, c'est tout simplement parce que je n'y ai pas pensé et que je n'ai pas tenté de contrôler quoi que ce soit, ce qui aurait eu sans doute un effet sur la voix.

Comment qualifiez-vous ce genre d'expérience ?

Je m'estime très heureuse d'avoir vécu un tel moment car cela se produit rarement. Pour moi, cet état est sans doute une expression des plus totales de l'Art. De nombreuses sopranos sont capables de chanter merveilleusement "Sensa mamma". Mais ce dont nous parlons n'est plus une affaire de voix, et le public ne s'y trompe pas car il cherche à saisir la réalité de ce qu'il voit et entend. Croyez-moi, au moment des applaudissements, la sensation était incroyable. Les gens m'applaudissaient à tout rompre mais je ne les entendais pas. Cette situation était d'autant plus incroyable que je me trouvais devant un public anglais qui passe pour être bien moins démonstratif que des spectateurs méditerranéens. Je me suis même demandée à un moment si j'étais encore vivante !

 

Ermonela Jaho dans <i>La Traviata</i>.  D.R.

 

Ermonela Jaho dans "une autre" <i>Traviata</i>.  D.R.

Lorsque vous saluez à la fin d'un spectacle dramatique on vous sent totalement épuisée par le rôle. Comment se passe le retour à la réalité lorsque vous quittez la scène ?

C'est une transition d'une difficulté extrême au point que je souhaiterais pouvoir la vivre d'une façon beaucoup moins brutale. Mes amis et mon entourage s'inquiètent pour moi lorsque je leur dis que je vis cette séparation du personnage que je viens d'interpréter comme la perte d'un être ou comme si je me retrouvais au beau milieu du désert devant un verre d'eau hors d'atteinte, incapable de me souvenir de ce qu'il y a ensuite. Il m'arrive de ressentir une sorte de désir de liberté, un désir de me libérer. Je suis consciente de m'investir si totalement dans le personnage que je chante qu'à la fin, lorsque je prends conscience que tout est terminé, je vis un moment très difficile au cours duquel je peux éclater en sanglots. Bien sûr, cela n'arrive jamais devant les autres Je suis très vigilante à cela car à dans un tel moment, je ne suis plus ni Violetta ni Suor Angelica. Le personnage ne me protège plus et je suis moi-même. J'ai besoin de temps pour ce retour à la réalité du quotidien. Parfois, il m'arrive de me sentir si mal qu'il m'est impossible de dormir durant deux nuits.

Deux nuits, n'est-ce pas la durée qui vous sépare de deux représentations ?

Effectivement, il y a souvent deux jours entre deux spectacles, parfois trois, ce qui est préférable. Mais il m'est déjà arrivé, en particulier aux USA, d'avoir dix représentations à assurer avec un seul jour de repos au milieu ! C'est harassant et je termine exténuée. Mais une carrière de chanteuse peut vous conduire à ce genre de challenge. Il faut le prendre comme tel.

Vous êtes souvent amenée à chanter les mêmes rôles. Comment abordez-vous humainement la nouvelle vision d'un metteur en scène qui succède à ce que vous a demandé le précédent ?

Sur le plan musical, je dirais qu'il n'y a pas de différence car je connais suffisamment le rôle pour être convaincue par la manière dont je le chante. Parfois, un chanteur peut être amené à se battre contre le metteur en scène ou le chef d'orchestre, non parce qu'ils pensent autrement que lui, mais parce qu'ils ne connaissent rien à la musique ou ne respectent pas les artistes. Je n'ai pas été très souvent confrontée à cette situation mais, parfois, à des périodes de répétitions très courtes que j'aborde immédiatement en quittant une autre production du même opéra. Soit la mise en scène a du sens, soit elle n'a aucun lien avec le texte, et il faut se résoudre à se placer sur la scène ici ou là sans réelle justification. Le résultat est bien sûr un peu frustrant, mais c'est la vie. Rien n'est noir ou blanc, et il existe une quantité de couleurs. Je m'efforce de toute façon de faire de mon mieux tout en sachant que cela fait partie de mon travail et que ce n'est pas ainsi que je risque de perdre le contrôle ! Dans une telle situation, je dois être plus chanteuse qu'artiste…

 

Ermonela Jaho interprète Liu dans <i>Turandot</i> à San Diego en 2011.  D.R.

À ce stade du développement de votre voix, vers quels rôles souhaitez-vous aller ?

Pour les années qui viennent, j'aimerais me consacrer aux rôles dramatiques car ils me correspondent le mieux. Norma, par exemple. Il est vrai que j'ai chanté déjà un certain nombre de ces rôles, mais j'aimerais maintenant pourvoir les reprendre avec la maturité que j'ai acquise. J'ai chanté environ 200 fois La Traviata et, croyez-moi, lorsque j'entre en scène, j'ai l'impression que c'est la première tant je peux me sentir différente. Je me souviens très bien de ma première Violetta alors que j'avais 17 ans. J'étais avide de tout donner de la première à la dernière note. À cet âge, on peut finir un spectacle complètement vidée et l'énergie se reconstitue en une seule nuit. Aujourd'hui, je n'investis plus cette espèce de force physique dans le personnage. Ma manière de l'aborder est plus intelligente, pacifiée. C'est ce qu'apporte l'expérience du rôle, mais aussi ce que nous vivons chaque jour et qui nous enrichit en bien ou en mal.Ermonela Jaho chante Michaela dans <i>Carmen</i>.  D.R.






Votre exigence d'expression fait de vous une artiste sans doute différente de beaucoup d'autres…

Pour moi, tout est question d'émotion. Sans émotion, vous en avez de superbes exemples actuellement, on se lasse rapidement de la plus belle des voix, en particulier dans l'opéra. Pour une aria de dix minutes un beau timbre et de belles couleurs peuvent peut-être fonctionner. Ensuite, le public a besoin d'autre chose. Cela n'a pas été toujours simple pour moi dans ce métier, particulièrement lorsque j'ai débuté car on attendait de moi que je montre immédiatement la nature de ma voix. Mais était-elle riche en couleurs, ou puissante ? Cela m'a fait beaucoup réfléchir car je ne parvenais pas à me situer ni dans la catégorie des belles voix ni dans celle des grandes voix. Alors j'ai essayé de tirer partie de ce que je possédais tout en tenant compte de mes limites pour en faire le vecteur de ce que j'avais besoin d'exprimer. C'est pour cette raison que je me sens si proche des émotions de l'opéra. Quel spectateur peut être touché par une héroïne qui meurt avec une très jolie voix sans transmettre d'émotion ? C'est ma vision de ce qu'est un artiste. Or je sais parfaitement la difficulté que représente cette exigence dans le monde de la musique tel qu'il est. Encore aujourd'hui, il m'arrive de devoir convaincre, de devoir prouver…

Le 20 février 2014, vous reviendrez au Théâtre des Champs-Élysées pour Le Villi de Puccini en version de concert sous la direction de Paolo Carignani. Que pouvez-vous dire de cette œuvre ?

Pour être honnête, je n'ai pas encore commencé à travailler. Le Villi est un opéra tout nouveau pour moi, quand bien même j'en ai eu une première approche il y a 15 ou 17 ans lorsque j'étudiais à l'Académie Santa Cecilia de Rome. J'aime beaucoup Puccini. Dans ses opéras, on est tout de suite projeté dans l'histoire. Que ce soit Butterfly ou La Bohème, vous vous retrouvez immédiatement plongé dans l'opéra car il sait ce que le public attend. Quoi qu'il en soit, je vais me lancer dans l'apprentissage de ce Villi et en tirer quelque chose de personnel.Ermonela Jaho dans <i>La Rondine</i>.  © Fondazione Teatro Giuseppe Verdi - Trieste

Quelle est la place de la dimension théâtrale d'un rôle dans une version de concert ?

Le concert est un cadre difficile pour moi car j'ai l'habitude de bouger en scène de façon instinctive. J'adore ce que seul le personnage que j'interprète me permet de faire en scène. Ceci dit, c'est une configuration que je connais déjà pour l'avoir rencontrée plusieurs fois comme, par exemple, dans Anna Bolena. Je m'efforce alors d'oublier le cadre strict du concert et je me focalise davantage sur les mots et l'intensité dont je peux les nourrir.

Savez-vous ce que vous chanterez durant la première partie de ce concert ?

Ce n'est pas encore définitif, mais la première partie devrait être dédiée à des arias véristes comme celle de Marguerite du Mephistofele de Boito. C'est un répertoire nouveau pour moi et je pense que, comme toute expérience musicale, elle est bonne à faire.

Avez-vous l'habitude des rôles qui demandent une voix de spinto ?

J'ai bien plus l'habitude de gérer les émotions "spinto" que la voix dite "spinto". Je suis tout à fait consciente de devoir redoubler de prudence en abordant ce répertoire car, l'expression est une chose, et la voix en est une autre. Je suis une soprano lyrique et non une soprano spinto mais je dois faire avec et donner l'impression que ma voix est différente de ce qu'elle est par nature. J'aime les émotions hors-norme des personnages de l'opéra vériste. J'aime les façonner afin de les exprimer avec toute la puissance dramatique dont je suis capable.Ermonela Jaho.  D.R.

Vous avez déjà chanté plusieurs fois La Traviata en France, mais en septembre prochain, vous interpréterez Violetta à l'Opéra de Paris. Est-ce une étape importante pour vous ?

Ce sera pour moi autant une nouvelle Traviata qu'une nouvelle Ermonela ! Qui plus est, ce sera à l'Opéra Bastille, un théâtre dans lequel je n'ai encore jamais chanté. Bien sûr, je connais les grandes salles, comme celle du Met, et j'ai déjà chanté à Vérone, mais ce sera une nouvelle expérience. Ceci étant, je crois beaucoup en l'énergie que renvoie le public et j'avoue, non parce que je chante en France actuellement ou que je me dois de vous dire des mots agréables, que j'aime le public français. C'est un public spécial qui peut vous pardonner des imperfections si vous vous livrez totalement sur scène. J'ai ressenti cela lors de ma première Traviata française que j'ai chantée à l'Opéra de Marseille*. C'était assez étrange car, habituellement, le public applaudit après chaque aria. Mais là, le silence régnait dans la salle au point que je me demandais si j'avais fait quelque chose de mal. Mais, parallèlement, je sentais l'énergie contenue dans ce silence, et j'ai compris que c'était de l'attention. Cette attention agissait comme un aimant entre le public et moi. À la fin de l'opéra, une véritable ovation m'attendait. Jamais je n'ai pu oublier ce rapport avec le public français. Chanter en France, c'est un peu comme passer un examen ou une audition, car le public est plus exigeant que dans de nombreux autres pays et attend de vous quelque chose de plus que les notes. Chanter La Traviata à Bastille sera sans doute en quelque sorte un nouvel examen !
* Jean-Claude Auvray signait la mise en scène.

Quels seront les grands rendez-vous prochains ?

La Vestale est pour moi un rendez-vous capital de ce début de saison. Rendez-vous compte que cet opéra est quasi inconnu ! Je chanterai ensuite les 17 et 19 novembre Madama Butterfly à Avignon. En janvier 2014, je serai au Royal Opera House de Londres pour Manon de Massenet dans la mise en scène de Laurent Pelly. Après Le Villi au Théâtre des Champs-Élysées, je me rendrai à La Monnaie de Bruxelles en mars pour un Guillaume Tell de Rossini. Ce sera en quelque sorte un retour au répertoire et à l'agilité que demande cette œuvre. C'est très bon pour la voix, cette élasticité entre les styles. Suivront Butterfly en avril à Hambourg, Simon Boccanegra à Lyon en juin, et à nouveau Covent Garden pour La Bohème mis en scène par John Copley en juillet. Il y aura aussi le Metropolitan, Berlin et un bon nombre de déplacements… Je dois dire que je vis jour après jour. C'est la raison pour laquelle je ne me souviens pas toujours de ce qui m'attend et que je me reporte au calendrier de mon site Internet ! Le moment présent est celui qui prime. Lorsque je suis sur scène, ce moment est à la fois le tout premier et le dernier. Le lendemain est un point d'interrogation !



Propos recueillis par Philippe Banel
Le 4 octobre 2013


Retrouvez la soprano Ermonela Jaho dans la seconde Interview que nous lui avons consacrée en 2015. Cliquer ICI

 

 

 

 

 

 

 

Ermonela Jaho en concert dans Le Villi de Puccini
au Théâtre des Champs-Élysées le 20 février 2014 – 20h
 


Nous retrouverons Ermonela Jaho le 20 février 2014 pour un concert
très prometteur de la série Les Grandes Voix au Théâtre des Champs-Élysées.
Après une première partie consacrée au répertoire vériste, la soprano sera
entourée du ténor Thiago Arancam, du baryton Dimitri Platanias et du récitant
Stefano Cassetti pour une version de concert de l'opéra de Puccini Le Villi.
Pour cette occasion, l'Orchestre National de France et le Chœur de Radio
France seront placés sous la direction de Paolo Carignani.


Plus de renseignements ICI

 


Pour en savoir plus sur Ermonela Jaho :
www.ermonelajaho.com

 

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La Vestale – Théâtre des Champs-Élysées

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