En 1938, le régime nazi alors au pouvoir en Allemagne présentait à Düsseldorf l'exposition Reichmusiktage, soit un festival de musique du Reich. Cette manifestation importante organisée du 22 au 29 mai était destinée à présenter des concerts et des conférences "idéologiquement corrects" et "ethniquement purs" pour l’édification des masses dans le cadre des actions de propagande dont le Reich était coutumier.
En marge du Reichmusiktage, une autre exposition intitulée Entartete Musik, organisée par Adolf Ziegler, directeur du Théâtre National de Weimar, et inaugurée le 24 mai, avait pour but de stigmatiser pour la musique ce qu’une autre exposition de 1937 à Munich avait fait pour certaines autres formes d’art en les qualifiant d'Entartete Kunst, d'"Art dégénéré". Dans son discours d’inauguration Ziegler expliqua que la décadence de la musique était due à l’influence du judaïsme et du capitalisme, boucs émissaires des difficultés de l’Allemagne à cette époque.
Cette étiquette "Entartete" appliquée à différentes formes d’art depuis le début des 1930 s’inscrivait dans la théorie pseudo-scientifique dont les nazis se faisaient les champions : celle d’une "dégénérescence" d’une partie de la race humaine, coupable d’une "déviance" de la norme officielle et "justifiant" les monstrueuses exterminations de triste mémoire.
Qu’il s’agisse d’arts graphiques et plastiques ou de la musique, le but était le même : discréditer, isoler, décourager, voire même interdire ces créations.
En ce qui concerne la musique, aussi bien la composition que l’exécution, la critique, la musicologie et la publicité étaient visées par cette discrimination.Pour le gouvernement nazi plusieurs types de musiques entraient dans cette catégorie pour des raisons bien différentes.
Comme on peut s’en douter, les œuvres de musiciens ou d’interprètes juifs ou d’origine partiellement juive étaient concernées. C’est ainsi que Felix Mendelssohn, Arnold Schoenberg, Franz Schreker, Walter Braunfels, Erich Wolfgang Korngold, Kurt Weill, Gustav Mahler, David Nowakowsky et Berthold Goldschmidt parmi d'autres furent mis à l’index.Mais cela ne s’arrêtait pas là car il suffisait que les œuvres mettent en scène ou utilisent des thèmes ou des personnages juifs ou africains, comme ceux d’Ernst Krenek, ou même aient pour auteurs des artistes d’inspiration marxiste, comme Hanns Eisler, ou tout simplement que les artistes aient montré de la sympathie pour des opposants au régime nazi. Tel fut le cas pour Anton Webern, "coupable" d’avoir maintenu des liens avec Arnold Schoenberg qui s’était exilé.
Mais la musique "moderne" - nous dirions aujourd’hui "contemporaine", comme pour qualifier les œuvres de Paul Hindemith, Alban Berg, Arnold Schoenberg ou Anton Webern - tombait également sous ce qualificatif de "dégénérée".
En fait, un coup d’arrêt à l’évolution de la musique avait été décidé afin de témoigner de la loyauté du régime envers les grands compositeurs allemands des XVIIIe et XIX° siècles qui portaient témoignage de la grandeur de l’esprit allemand. De plus, la modification de la forme et de la structure musicales vers lesquelles évoluait la musique en ce début du siècle, apparaissait comme une menace à la culture de la Loi, de l’Ordre et du contrôle de la société sur laquelle reposait le régime nazi.Bien entendu, dans ce cadre, le Jazz était tout autant, sinon plus, considéré comme dégénéré en raison de ses origines, de l'ethnie de la plupart de ses interprètes et, d’une manière générale, en raison de son association avec une culture afro-américaine honnie.
Cette politique de muselage de tout un riche et multiple courant de création mise en œuvre dès le début du régime nazi, principalement par le Ministère de la propagande du sinistre Josef Gœbbels, rendit pour ces artistes de plus en plus difficile, puis totalement impossible, de pouvoir s’exprimer, de faire jouer leurs œuvres ou même de se produire en public pour les interpréter. Nombreux furent ceux qui choisirent l’exil, quand ils le purent, tels Arnold Schoenberg, Kurt Weill, Paul Hindemith, Berthold Goldschmidt, ou se cachèrent comme Karl Amadeus Hartmann ou Boris Blacher quand ils ne furent pas exterminés dans des camps tels Viktor Ullmann ou Erwin Schulhoff.
Ironiquement, quelques œuvres, après avoir été qualifiées de "Entartete Musik" furent ensuite adoptées avec enthousiasme par le régime nazi pour les besoins de sa propagande…Dans le milieu des années 1990, le label discographique Decca a publié dans une collection intitulée Entartete Musik - Music suppressed by the Third Reich une série d’œuvres peu ou connues voire inconnues des compositeurs qui ont été victimes de la censure nazie. Grâce à cette heureuse et courageuse initiative éditoriale, de nombreuses œuvres ont été enregistrées, ce qui a rendu un grand service à la Musique.
Aujourd'hui, cette résurrection se poursuit sur supports DVD et Blu-ray. Ainsi, parmi d'autres, Le Nain d'Alexander Zemlinsky, La Cruche brisée de Viktor Ullmann, Les Oiseaux de Walter Braunfels et La Passagère de Mieczyslaw Weinberg sont disponibles sur les deux supports. Vous retrouverez ces critiques publiées dans les pages de Tutti-magazine.
Jean-Claude Lanot
(4 octobre 2011)